Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Corinne Bayle

Discorde et harmonie du Romantisme anglais. Idéal poétique, idéal démocratique

Éric Dayre, Une histoire dissemblable. Le tournant poétique du Romantisme anglais (1797-1834), Paris : Éditions Hermann, coll. « Lettres », 2010, 604 p., EAN 9782705670795.

1Rares sont les livres qui exposent les charmes de l’agôn en cette époque de consensus, plus rares encore ceux qui traitent du Romantisme sous l’angle des polémiques. Pourtant, selon Héraclite, « c'est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde ». Ce paradoxe présocratique pourrait présider à Une histoire dissemblable qui s’attache au Romantisme anglais comme pensée politique à travers les engouements et les controverses des écrivains de plusieurs générations.

2À partir d’un sentiment d’exil et d’aliénation, les Romantiques ont envisagé leur inscription dans l’histoire comme une « résistance à l’histoire accomplie » (p. 21). Cette espèce d’antipathie éclaire autrement ce moment où la littérature se pense comme littérature, force de sédition du langage contre les normes sclérosantes, et réflexion sur les possibilités d’expression de cette force. Si selon une interprétation traditionnelle, le Romantisme s’est opposé à la logique de la raison, les travaux de ces dernières années ont mis plus subtilement l’accent sur le Romantisme comme une autre raison, celle qui « entend veiller quand le rationalisme dort » (ibid.). Les Romantiques en effet — et les Anglais les premiers sous le signe prémonitoire des Night Thoughts1 — ont fait le pari de la Nuit contre l’aveuglement des Lumières, emblématisé par le pouvoir de l’imagination qui « entend favoriser une lucidité sans le triomphe de la raison ni de la vision » (p. 23). C’est dans le poème que s’est exprimé ce désir d’adéquation de la sensibilité et du réel : le langage poétique a traversé d’autres formes et d’autres genres à partir du moment où la prose du monde s’est faite plus prégnante. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles s’est posée la question d’une poésie possible dans un univers prosaïque dévoué à l’utile, loin de tout sentimentalisme. Renonçant à un idéal qui aurait pour horizon un absolu abstrait, les Romantiques anglais ont cherché, à travers une hybridation générique ou par la réaffirmation du vers, à reformuler un « impératif poétique », en tenant compte de la prose afin de ressaisir et de maîtriser la vie historique. En inventant, en libérant une manière d’être au monde dans le texte et par le texte, chaque poète singulier a pu s’opposer politiquement ou passionnellement à d’autres, mais de ces discussions sont sorties des réflexions qui demeurent pour nous, aujourd’hui, des points d’ancrage essentiels quant à notre propre interrogation sur ce que peut la poésie (et plus largement, peut-être, la littérature), laquelle dut (ou doit) accepter ce défi — « dépasser les limites assignées à la Poésie2 » — sous peine de se figer dans une éternité canonique glacée.

3L’ouvrage d’Éric Dayre est divisé en quatre parties, à la fois chronologique et concentrique, soulignant les effets de miroirs et d’antinomies fécondes, les lectures et les relectures des poètes entre eux, comme les relectures contemporaines de ces auteurs, en vertu d’un Romantisme en prise directe avec la vie même — la vie ici et maintenant.

4La première partie, « Axiologie : Histoire, prose, poésie » développe la relation de la poésie à la prose qui sépare Wordsworth et Coleridge quant à l’efficacité pour inscrire l’œuvre dans l’histoire. L’originalité consiste à remonter avant la préface des Lyrical Ballads, généralement prise comme manifeste augural du Romantisme anglais en 1800, en montrant comme primordiale, en amont, la position du William Godwin. Dans un texte de 1797, « History and Romance3 », le philosophe définit le roman comme genre synthétique pour écrire l’histoire, en se fondant sur le motif de l’individualité exemplaire (p. 37). Quelle que soit l’erreur de Godwin en désignant la narration comme expression vraie de l’histoire alors que ses fictions, tel Caleb William, s’enferment dans une métaphysique du Mal, son opinion informe le débat à la fois en mettant en lumière la nécessité de redéfinir le genre de l’histoire inventée par la prose, et, de façon polémique, en montrant les limites de la prose rationnelle pour repenser l’histoire, ce que les Romantiques confieront aux soins du poème. Dans son dialogue avec Godwin, Coleridge magnifie une philosophie de la poésie exaltant le rapport vivant des mots aux choses en une dimension métaphysique ; la foi sépare les deux hommes, l’athéisme de Godwin ne pouvant trouver écho dans la religiosité de Coleridge, mais leur désaccord n’empêche pas l’échange et l’admiration. Les points de vue de Wordsworth et de Coleridge, réfutant tous deux la thèse de Godwin sur la supériorité de la prose pour dire l’histoire dans le temps de l’histoire, divergent sur l’emploi du langage de l’homme simple, accordé à un idéal républicain, que Wordsworth défend dans la préface des Ballades lyriques — recueil auquel Coleridge a participé —, à la suite des bouleversements de la révolution industrielle4, accentués par l’événement de la Révolution française. Wordsworth « milite pour la libération de la prose dans le poème » (p. 76), contre la « poetic diction » hiérarchisée, désormais obsolète ; il défend l’idée d’accueillir dans le poème la dimension prosaïque ou populaire de la langue jusque-là bannie comme apoétique dans un système d’Ancien Régime au double sens du terme, politique et esthétique. Il s’agit toujours d’exprimer la vraie vie humaine dans l’œuvre littéraire, le passé immémorial dans un présent, et de dialoguer mélancoliquement avec les morts, la poésie offrant un recueillement que l’auteur de la Justice politique accordait à la tranquillité intellectuelle (p. 60).

5Dix-huit ans plus tard, dans la Biographia Literaria, Coleridge requalifie l’antinomie prose-poésie en réaffirmant la poésie du côté de l’essence, comme « un phénomène d’accélération et de potentialité du sens » (p. 87). Cette tension est aussi celle entre la philosophie et la poésie. Lecteur de Schiller, Coleridge réintroduit la distinction du sentimental et du naïf pour discuter l’idée de Wordsworth d’une langue commune à partir de laquelle le poète travaille : selon lui, le poète moderne se sépare du monde de tous les jours et de sa langue afin de « proposer l’image supérieure de cette vie » (p. 99) par une refiguration du vers. La lecture de Schelling, auquel Coleridge emprunte la symbiose du sujet et de l’objet dans l’imagination (p. 104), engage des débats complexes au cœur de l’œuvre du poète anglais, marqué par l’idéalisme allemand. La foi du poème est pour Coleridge « la suspension volontaire du temps de la mécréance » (« willing suspension of disbelief »), répondant à la temporalité schellingienne de l’absolu, évoquée dans Les Âges du monde : « dans le temps, le poème articule un rythme qui déploie l’absolu » (p. 146). En retour, dans la Philosophie de la mythologie, Schelling rend hommage à Coleridge pour la notion de tautégorie selon laquelle le mythe est à comprendre comme la chose même (die Sache selbst)5, et que Coleridge présente comme « la figure d’un sens littéral dans laquelle le sens figuré est intégralement le sens propre » (p. 125) ; par cette « imagination tautégorique », il s’agit pour l’un de renouer le lien de l’histoire et du mythe, pour l’autre d’exalter la force régulatrice du monde qu’est la religion6. À côté de l’allégorie, fondée sur le décalage du discours et du sens, en une autre manière de dire, la tautégorie est la logique symbolique de l’unité de la forme et du sens. Ce dialogue du poète anglais et du philosophe allemand est encore analysé à la lumière de la critique des emprunts ou des plagiats de l’un à l’autre, faite par Thomas de Quincey, dont É. Dayre montre qu’elle laisse entendre la voix de l’auteur de Von der Weltseele dans l’œuvre de ce dernier (p. 176, sq), ce qui est l’occasion de revenir sur la liaison du sujet et de l’objet dans l’acte d’imagination (p. 191), Coleridge ne séparant aucune question éthique ou politique du poétique (p. 207). Les pages de ce chapitre déploient une grande subtilité pour comparer et distinguer la « pure prophétie schellingienne » et « l’héroïsme de la poésie » selon la conception du poète de Kubla Khan (p. 222), pour rappeler, aussi, plus simplement mais tout aussi justement, que la poésie n’est pas un genre littéraire (p. 245).

6La deuxième partie de l’essai traite de la « Poésie polémique ». Dans les années 1815-1820, ce sont Keats et Shelley qui s’affirment à leur tour hostiles à la poésie dans la prose, faisant réapparaître un néo-classicisme tourné vers la Renaissance, établissant des liens entre culte païen et culte chrétien, opposant une esthétique allégorique, issue de la critique sociale de Godwin, à une esthétique de la concorde politique et de l’édification religieuse comme mission de l’écriture, telle qu’elle est revendiquée par Coleridge et Wordsworth (p. 258). En une méditation toute romantique, É. Dayre déroule la rencontre entre Keats et Coleridge, le 11 avril 1819, sous le signe de la fin prochaine du jeune poète phtisique, pour y lire la scène emblématique de la poésie revenant sur ses pas — pas prosodiques, s’entend (versus, le vers). « Le fantôme du poème-mort apparaît à Coleridge, dans une scène de la poésie morte-vivante “ en Keats ”, ce “ sujet ” qui hante et menace le poème romantique. » (p. 264). Keats revivifie le modèle antique de l’ode comme moderne, s’attirant la condamnation de critiques incapables de le lire, autant que celle de Byron. C’est que Keats fait naître le poème d’un effacement progressif du Moi lyrique, ouvrant la Poésie à une puissance impersonnelle par la « capacité négative », l’ignorance positive, la pure réceptivité, politiquement « en marge de la recherche du Bonheur » (p. 288) ; l’abstraction allégorique fait « disparaître la figure autoritaire de l’auteur » (p. 297), telle l’Ode à l’automne analysée de façon convaincante (p. 290-292).

7Shelley, pareillement, fait de la réflexion de Godwin qu’il estime, à bien des égards, comme un maître (auquel — cela est conté malicieusement — il enlève sa très jeune fille, Mary), le point de départ de ses propres pensées, pour les affirmer contre, tout contre. Épris de liberté et de justice, athée, adversaire de l’idéologie conservatrice de Wordsworth vieillissant, Shelley « affirme la nécessité de radicaliser l’esthétique » (p. 303), en une poésie devenant harangue politique. É. Dayre prend l’exemple de Peter Bell the Third, lu et commenté par Walter Benjamin et Brecht, texte en vers qui affirme que « L’enfer est une ville qui rappelle beaucoup Londres » par une allégorie efficace : « Shelley prend ainsi le risque de défigurer la poésie, afin d’énoncer un mode historique de la vérité, en ayant recours à la satire » (p. 305). Ce poème didactique, dont l’objet est politique autant que métaphysique, expose la vérité nue du monde, « l’Anarchie faite loi » et invite à un devoir d’affranchissement d’une aveugle obéissance, haussant la poésie jusqu’à la « diatribe apocalyptique ». Shelley réfute la position de Coleridge et celle de Wordsworth, sans s’attaquer aux deux poètes qu’il respecte, voulant « faire dire à la poésie la vérité des choses politiques » (p. 310), loin d’une abstraction conduisant à maintenir l’état d’aliénation. Shelley réhabilite la fantaisie (fancy), dépréciée par Coleridge comme reproduction arbitraire, selon lui, libérant des points de vue multiples, inscrivant une critique prosaïque dans la poésie, disséminant les images. Shelley, toutefois, rêvant d’un monde idéal que la satire ne peut faire advenir dans le poème, ira vers l’utopie et se rapprochera de Robert Southey. Par-delà les idiosyncrasies, l’imagination romantique est paradoxale, « l’imagination même de la contradiction maintenue par la nécessité de la poésie qui doit rendre possible la critique » (p. 329).

8La troisième partie d’Une histoire dissemblable, « Sur le passage de quelques fantômes à travers une assez courte unité de temps », évoque l’œuvre de Charles Lamb et de Walter Savage Landor avant de revenir sur le Macbeth de Shakespeare lu par Thomas de Quincey.

9Les Essais d’Élia, publiés en 1823, s’inscrivent pleinement dans les investigations de l’époque romantique autour de la diversité des proses. Lamb récuse le roman au profit de l’essai en prose, en inventant une fiction non narrative, non fondée sur le vraisemblable, une autre fiction comportant la critique du roman, ses longueurs et son arbitraire. Avec un ton particulier, une ironie bien à lui, « Élia » pratique « une poétique du refus de l’agacerie narrative, un rejet du roman qui ne sait pas rire de soi, une poésie précisément humoristique » (p. 341), rappelant le Jean-Paul des Romantiques allemands. À travers les exemples (« Oxford pendant les vacances », « Enfants du songe, une rêverie », « La Veille du jour de l’an »), apparaissent les caractéristiques de ces Essais qui conservent la personne du narrateur-acteur pour exposer théâtralement de quelle manière se joue le sens, tantôt avec humour, tantôt avec mélancolie, dans une prose rhapsodique, mêlant des chants contraires, et, avant Baudelaire, des images mouvantes de la ville moderne, en une « prose de la déambulation » (p. 348). L’architecture en est complexe, fondée une solide rhétorique, toujours sur le fil du rasoir, entre artifice et vérité. Le style haché valorise le mot au cœur des phrases ainsi noyautées, ou se fragmente en des listes, des énumérations, avançant par variations, à la manière du poème ou du rêve, esquissant des significations dans l’hésitation même des formes, dénonçant l’ampleur et la profondeur. « Les essais sont des allégories de romans inachevables » (p. 357), que Thomas de Quincey a lus à l’aune de sa propre prose, soumise au rythme, « pompe cadencée » (cité p. 361). Sont soulignées la vitalité des Essais d’Élia, l’originalité et la modernité de cette œuvre : « À défaut d’être visionnaire, cette prose intensifie le présent en inventant des souvenirs d’une part, et en créant des hypothèses sur ce qui aurait pu être le passé de l’autre » (p. 362). Fiction critique déployant la mort du roman, l’essai possède une liberté, loin de la continuité discursive et de la temporalité linéaire, il devient un espace d’insurrection rhétorique où « l’histoire n’est pas une expérience, mais une ouverture à l’expérience possible, le seuil fragile d’une multitude de phénomènes transitoires » (p. 367).

10Ce sont les mêmes années 1820 qui voient éclore l’œuvre méconnue de Charles Landor, des Conversations imaginaires qui revisitent la forme du dialogue des morts (entre Diogène et Platon, Boccace et Pétrarque), dans une prose destinée à démocratiser la poésie. La liberté de la parole déconstruit les mythes par la parodie, l’impertinence. Dans l’esprit, Landor est proche de la « capacité négative » d’un Keats et de l’allégorie mélancolique d’un Shelley, s’attaquant au Socrate « sophistiqué » de Platon, mettant au rebours en exergue la figure de Diogène, non par cynisme, mais par goût d’une prose simple exprimant l’« aimable guerre ininterrompue avec la poésie », selon Nietzsche (cité p. 371 et 384). Mal compris de ses contemporains, Landor réactive l’ode dans sa fonction politique, une histoire chantée par un auteur pris dans l’histoire, capable de faire entendre un vrai échange, contrairement aux dialogues parfaits d’un Platon, derrière lequel Coleridge et Wordsworth sont visés. Tentatives de « synthèse de la controverse philosophique et de la pureté épitaphique de la poésie » (p. 395), ces Conversations imaginaires ambitionnent un lyrisme direct comme une expérience directe de l’histoire, ce qu’É. Dayre, exégète de Thomas de Quincey7, met en regard avec l’essai paru en 1823, On the Knocking at the Gate in “ Macbeth “, où l’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium explore la résonance particulière de l’instant décisif dans le théâtre de Shakespeare comme pensée de l’événement : après le meurtre de Duncan, « les heurts à la porte du château répètent les coups dans le corps du roi » (p. 402), meurtre que le spectateur n’a pas vu, mais ressent en acte fantôme. Le procès de l’histoire, en retrait plutôt que sur les planches, suggère que l’action contient « sa dissociation fantomatique », « l’ombre de ce qui tente de se penser et de paraître sur la scène de théâtre » (p. 418).

11Dans la dernière partie, « L’insurrection poésiale », le Romantisme anglais est abordé à travers l’œuvre de Paul de Man, relu par Derrida, opérant une déconstruction de la poésie comme unité de la forme et du sens. Tous deux reprennent l’opposition du symbole et de l’allégorie que Coleridge rapportait à celle de l’imagination et de la fantaisie. Depuis la Révolution, le « symbole qui, en principe, élève la prose du monde à la dignité d’un univers autonome et délié, fait face à l’allégorie qui désigne le mélange, la confusion, la violence, la compromission de l’art et du monde. » (p. 438). Si « Coleridge a tenté de penser dans un même mouvement le signe ou l’image en termes à la fois visuels et temporels », par sa lecture de Schelling, il a préfiguré la déconstruction « en montrant que la langue poétique était le contre-modèle idéal et légal, le milieu dans lequel la pensée idéaliste devait apprendre (ou réapprendre) à définir la forme de l’expérience où elle s’éprouvait concrètement elle-même » (p. 442). Dépassant les traditions herméneutiques et structuralistes, Paul de Man propose une « autre manière de placer et de concevoir la poésie dans sa résistance à la prose de l’histoire » (p. 449). Récrivant la formule de Heidegger « Die Sprache spricht », le langage littéraire est « la langue de l’auto-interprétation de la langue elle-même » (p. 451). Les Romantiques ont mis au jour la force de déconstruction de l’allégorie, retrouvant dans la tautégorie « le même problème du temps et de l’histoire confiés à la suspension poétique du temps » (p. 477).

12C’est dans cette dernière section où les leçons du Romantisme anglais sont examinées à la lumière de la philosophie moderne, qu’est poursuivie et approfondie la réflexion menée par É. Dayre dans son ouvrage précédent, où apparaissaient la question de la poésie dans la prose, grâce au Baudelaire traducteur de Thomas de Quincey, ainsi que la question de la tautégorie, de l’allégorie et du symbole, grâce à Coleridge lecteur de Luther. Ces observations amenaient l’auteur de L’Absolu comparé8 à défendre des positions relatives à la poésie de l’extrême contemporain, qui passaient, via la traduction, par le choix de « l’homme cosmopolite », plutôt que de « l’homme universel ». Plus spécifiquement dans Une histoire dissemblable, la poésie est au cœur du cheminement de la pensée, des Romantiques anglais jusqu’à nous, elle relève d’une « figure de la rupture maintenue ou de la suspension rythmique » (p. 494) ; cela induit une tension, « l’insurrection poésiale », rapport poétique à l’histoire (p. 513). Ce que les œuvres de Coleridge ou de Shelley nous apprennent, c’est que « l’élément politique fondamental de la poésie réside dans la manière dont cet art du temps dégage de nouveaux rythmes de sens, de nouvelles temporalités tout contre les rythmes de la politique dominante et la conception conservatrice ou indifférente dont cette histoire est le véhicule » (p. 524).

13On retiendra, au travers et au-delà des jugements littéraires et idéologiques, une défense de la poésie sans condition : « La poésie est un autre “ moyen “, ou un nouveau “ milieu politique “, par lequel le politique se refonde en dehors de la question de l’adéquation de ses moyens à des fins — la poésie ne relève précisément pas d’une utilisation purement instrumentale du langage. Elle est l’autre milieu, le milieu qui n’est justement pas un “ instrument “. Elle est stratégie sans instrument. » (p. 578).

14La relecture de ces poètes anglais apparaissant parfois lointains, dans les nuages ou le fog industriel spleenétique, rétablit un équilibre avec le Romantisme allemand qui a été perçu comme la source originelle des questionnements les plus féconds sur l’art. Les influences croisées des deux Romantismes (tel le passionnant dialogue entre Coleridge et Schelling) n’oblitèrent pas une spécificité anglaise perceptible dans la passion des controverses entre des écrivains entretenant des liens d’amitié et des affinités intellectuelles qui nourrissent les réflexions sur la démocratie. Car c’est la particularité d’examiner la poésie sous cet angle qui fait la difficulté et l’originalité de ce travail. Les deux traditions qui s’opposent entre le Romantisme politique de la poésie et du vers, et le Romantisme philosophique de la prose, se disputent dans cette histoire dissemblable, sans que les polémiques fassent oublier l’essentiel qui les rassemblent : que l’idéal de justice épouse un idéal poétique.

15Une histoire dissemblable est un ouvrage complexe sur le tournant du siècle qui est aussi un tournant de l’idéal révolutionnaire devant se transformer au contact de la réalité et de sa violence, et un ouvrage complexe par la mise en relation des concepts romantiques avec notre temps. C’est un livre qui résiste, qui demande des relectures afin de saisir les méandres de cette ample méditation, et un livre qui en appelle à la résistance, les yeux ouverts vers ces « phares » que sont, à côté des Romantiques allemands, les Romantiques anglais — dont le Victor Hugo somnambule des Proses philosophiques ou de William Shakespeare est sans doute le seul « équivalent » français.

16Au-delà, ce Romantisme anglais engage à observer une facilité de la prose d’aujourd’hui qui se déploie dans le roman en une langue aux approximations journalistiques, à l’échelle de la littérature mondiale, tandis que la poésie se perd dans des combats opposant littéralistes et lyriques, en des polémiques qui semblent, au regard de l’urgence de cette crise de la langue pulvérisée par la prose romanesque envahissante, ne pas être absolument productives de sens.

17Une histoire dissemblable relève d’un vrai travail comparatiste, qui ne se contente pas de poser côte à côte des noms et des thèmes, qui approfondit toujours avec rigueur (et humour quelquefois) les concepts, sans béatitude devant son objet, qui souligne les errements des plus grands. Il défend une poésie aléthique, « un appel de chasseurs perdus dans les grands bois9 ». À cette perte — perte de foi, perte du sens du monde —, la réponse moderne du Romantisme anglais est l’insurrection, inséparable du poétique et du réel, dans la langue, dans l’acte même d’écrire de la poésie, à jamais en avant :

Les grands écrivains de notre temps sont, avons-nous raison de le supposer, les accompagnateurs et les précurseurs d’un changement non encore imaginé de notre condition sociale ou des opinions qui servent de ciment à celui-ci10.