Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Giovanni Parenzan

Expérience du deuil, deuil de l’expérience

Philippe Forest, Le roman infanticide. Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur la littérature et le deuil, Nantes : Éditions Cécile Défaut, 2010, 131 p., EAN 978350180892

1Depuis la seconde moitié des années 1990, la critique littéraire a souvent eu recours au concept freudien et en général psychanalytique de deuil pour analyser les récits, d’ailleurs toujours plus nombreux, où l’expérience de la perte acquiert une importance cruciale. Or, si la collection d’essais de Philippe Forest s’inscrit dans le sillage d’une tradition critique bien consolidée, son ouvrage couronne en même temps une réflexion personnelle, romanesque et critique sur le deuil, que l’auteur commença il y a environ vingt ans.

2L’étude de Ph. Forest présente une double particularité. D’une part, l’auteur se concentre sur les figurations romanesques d’une perte spécifique, notamment le « scandale absolu » de la mort d’un enfant, événement qui, dans sa déraison, implique toujours une faute, constituant ainsi un « infanticide ». D’autre part, il propose une interrogation sur les implications critiques de cette expérience : pour Ph. Forest, il ne s’agit pas seulement d’étudier l’expérience de l’infanticide chez Dostoïevski, Faulkner et Camus, mais aussi d’explorer les liens qui s’établissent, à travers cette perte, entre ces écrivains. Tout se passe donc comme si Ph. Forest essayait de cerner la façon dont un deuil suprêmement individuel et par excellence impartageable finissait par créer une communauté — peut-être inavouable — de lecteurs : écrivains qui ont éprouvé la perte d’un enfant et qui en font également l’expérience sur les pages d’autrui. Selon Ph. Forest, cette tradition littéraire est elle-même « scandaleuse » dans la mesure où l’opinion commune considère qu’il est impossible ou abusif d’écrire sur un tel sujet : en faire de la littérature reviendrait à communiquer ce qui doit rester singulier et à créer à partir d’une réalité incompatible avec tout embellissement. Or, si ceux-là mêmes qui ont subi cette épreuve et en parlent sont accusés « d’exploiter une souffrance qu’ils ont vécue » (p. 15), comment est-il possible de réécrire cette perte profondément intime sur la base de ce qu’un autre écrivain en dit ? C’est bien la question posée par la relation qui s’instaure, selon Ph. Forest, entre Requiem pour une nonne de William Faulkner, La Peste de Albert Camus et leur Urtext romanesque, Les Frères Karamazov de Dostoïevski, « le premier des grands romans modernes à conférer à la mort d’un enfant sa juste et déchirante profondeur d’énigme » (p. 19).

3La lecture de Ph. Forest trouve son point de départ dans la célèbre protestation d’Ivan lors du dialogue avec son frère Aliocha, dans la quatrième partie des Frères Karamazov (« Pro et contra »). Ivan refuse d’échanger la souffrance d’un enfant contre l’accès à l’éternité : « Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l'acquisition de la vérité, j'affirme d'ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix… D'ailleurs, on surfait cette harmonie ; l'entrée coûte trop cher pour nous… Je ne refuse pas d'admettre Dieu mais je lui rends mon billet. » Cette affirmation s’avère essentielle dans la mesure où elle place l’infanticide au centre du roman et fait de ce dernier le déclencheur de ce que Camus appellera la « révolte métaphysique ». Cependant, cette question est loin de rester purement théorique ou théologique : au contraire, comme le remarque Ph. Forest, tout au long du roman la « considération abstraite » (qui suffit « à faire verser Ivan dans la folie », p. 23) est reconduite vers l’expérience réelle de la perte d’un enfant, le petit Ilioucha, vécue par Aliocha à la fin du livre. À bien y regarder, le roman commence avec la question posée au starec par une mère qui a perdu son enfant, passe par le « centre » du dialogue entre Ivan et Aliocha et se conclue autour du lit du petit Ilioucha mourant (p. 24). Si Freud, dans son essai « Dostoïevski et le parricide », considère les Karamazov comme un des trois grands récits du parricide (avec Hamlet et Œdipe Roi), selon Ph. Forest, au contraire, ce thème peut être vu comme « une simple parenthèse, quoique pathologiquement développée », contenue dans un roman de l’« infanticide ». Le désaccord concernant la direction générationnelle à donner au roman est autorisé par les deux grandes expériences traumatiques qui ont marqué la vie de l’écrivain russe. Selon Freud, on s’en souviendra, la mort du père, assassiné par ses serfs en 1839, traumatise le fils en tant qu’accomplissement d’un désir parricide interdit. En revanche, la force extraordinaire de l’infanticide dans le roman viendrait, selon Ph. Forest, de la perte du petit Alexeï, âgé de trois ans, que l’écrivain subit en 1878, peu avant l’écriture des Karamazov. C’est bien cette mort scandaleuse qui déclencherait l’écriture des Karamazov et qui en constituerait le fil rouge.

4En réalité, Ph. Forest souligne la nécessité de croiser ces deux sens du roman : chez Dostoïevski les deux thèmes « ont nécessairement partie liée dans son œuvre. Le premier est en quelque sorte la conséquence du second » (p. 25) puisque, comme le remarquera Malraux, Ivan vise à tuer le père en tant qu’infanticide, à savoir en tant que représentant d’un ordre qui justifie l’assassinat des enfants. Dans cette « lutte à mort engagée entre les pères et leurs fils »(p. 25), « la question de l’infanticide loin d’être dérivée de celle du parricide en constitue la reprise, le relève » (p. 32). Mais est-ce que tout ceci « peut conduire l’écrivain à rejouer fictivement sur la scène de son livre l’expérience la plus déchirante de son existence » (p. 33) ? Pour comprendre ce choix, il est nécessaire de donner à cette consécution une raison plus intime que politique, c’est-à-dire la possibilité, paradoxale, d’accomplir un désir. Si, dans la vie, la mort du fils réactive le sentiment de culpabilité suscité par la mort du père (« une boucle se trouve bien bouclée », p. 28), en se projetant sur un de ses personnages Dostoïevski prend position dans son roman pour accomplir sa volonté d’expiation : en effet, plutôt que de chercher l’auteur parmi les quatre frères, on pourrait le trouver dans le père assassiné. À travers cette projection, l’auteur se livrerait au sacrifice « pour en faire témoin son enfant mort » (p. 32). Et comme pour témoigner du fait que la mobilité de ce système de projections, la « formidable ambivalence du jeu », justifie les « lectures [les] plus contradictoires », peu après, Ph. Forest affirme que, « s’il faut assigner à l’auteur une place dans l’économie tournoyante de son œuvre » (p. 39), ce serait celle de Sniéguiriov, le vieux capitaine qui assiste à la mort de son enfant Ilioucha. Le croisement des sens, l’interchangeabilité des positions énonciatives rend compte de la composante de jouissance sadique ou masochiste implicite dans les projections de l’auteur. En effet, bien qu’il privilège un traumatisme de nature différente, Ph. Forest semble préserver la fonction que Freud accordait au désir dans l’expérience pathogène.

5On pourrait également se demander si la référence à la « compossibilité » d’une matrice ne comporte pas le risque d’aplatir la révolte métaphysique contenue dans le développement si pondéreux et laborieux du roman, en rabattant un acte (la parricide réel) sur un schéma du désir. Tout le roman se joue, évidemment, sur la fraternité absolue entre l’intention de tuer son père et le parricide réel : la proximité — et la substitution effective — entre Ivan et Dimitri n’est en ce sens que la figure de ce « jeu » qui a lieu tout au long du roman.

6Quoique sous une forme différente, l’assomption que « tout enfant mort est semblable à l’innocente victime sacrifiée par la cruauté d’un Père assassin » constitue la question au centre du deuxième essai du recueil, consacré à Requiem pour une nonne de William Faulkner. On connaît l’histoire : la gouvernante noire Nancy tue un des enfants de Temple Drake pour rappeler cette dernière à ses devoirs de mère et l’empêcher de s’enfuir avec son amant. Le procès qui s’en suit et qui fait l’objet du roman ne concerne pas Nancy, déjà condamnée à la pendaison, mais Temple, qui est amenée à demander pardon à l’assassin qui a sacrifié la vie de son enfant (et la sienne) pour la sauver. En vertu de cette « logique de la rétribution » (p. 52), Requiem identifie dans la mère la coupable de la perte subie et concrétise ainsi, en la rendant littérale, l’équivalence entre la perte d’un enfant et l’infanticide. Selon Ph. Forest, ce n’est pas seulement le désir extraconjugal qui justifie, rend juste, ce scandale de l’infanticide, mais aussi le viol dont Temple a été la victime dans Sanctuary : « la mère doit expier pour la faute de la femme » (p. 54). Pour que la perte de l’enfant remplisse sa fonction expiatrice, il est donc nécessaire qu’un préjugé puritain transforme le viol en un péché qu’il faut à tout prix racheter : « la victime doit aller chercher auprès de la coupable la sentence retournée dont toute la société autour d’elle assure qu’elle est indispensable à son acquittement devant le tribunal du ciel et celui du monde. » (p. 52) Le rabaissement de la justice en « lieu commun » d’une société puritaine transforme Temple en une victime sacrificielle. En tant que « roman d’un procès » (p. 52), Requiem « rappelle à la vie » (p. 46) la tragédie grecque et sa contestation de la justice infligée aux hommes. Pourtant, la mise en scène tragique de l’origine de la civilisation se confond avec la fondation racontée par l’épopée d’Yoknapatawpha qui précède chacun des trois actes de Requiem. Selon Ph. Forest, d’une part la juxtaposition d’épopée fondatrice et de tragédie du viol confirme le caractère fondateur de ce dernier, sa fonction de rassemblement d’une communauté, et rappelle ainsi, au critique non « oublieux des références évidentes que l’art du romancier mobilise », l’histoire de Lucrèce et The Rape of Lucrece de Shakespeare (p. 49).

7D’autre part, l’absorption de l’épique et du tragique dans l’espace unifié du roman prévient toute réconciliation: Faulkner rappelle ces genres à une nouvelle vie, la vie marquée par la violence non rachetée du roman moderne. Ainsi, Requiem « laisse toute parole de réconciliation béante » (p. 48) obligeant le lecteur à « revisiter la lecture convenue » qui présente la tragédie « comme un mécanisme de purification esthétique » (p. 55). Cette « résistance » (Ph. Forest nous rappelle l’importance du terme « to endure » dans la poétique de Faulkner) fait de Temple un précurseur de la « révolte métaphysique » ; « Antigone nouvelle », elle refuse de façon ‘tragique’ de répondre comme on lui demande au questionnement de la justice et, en même temps, annonce la condition – toute moderne - de l’absurde. » (p. 61). Dans cette subversion littérale on retrouve la vision paradoxale d’Albert Camus, sur laquelle Ph. Forest conclut d’ailleurs son essai : « Que la souffrance est un trou, et que la lumière vient de ce trou » (p. 63).

8En citant Édouard Glissant, l’auteur remarque en outre que Requiem rend « impossible » le « retour à l’équilibre » sur lequel reposaient l’épopée et la tragédie. Le poids du roman se situe justement entre les deux genres qu’il unit ; reposant sur un point excentré, la nouvelle construction finit donc par les déséquilibrer. Or, « au sein du roman moderne », le « point » où s’articulent et « communiquent tragédie et épopée » est constitué par « la parole féminine » (p. 49). C’est autour de la figure de la femme que s’exprime l’hésitation entre deux justices différentes, la justice épique basée sur une violence toute humaine, la violence tragique justifiée par une volonté divine. Autrement dit, dans Requiem l’ordre sacré de la tragédie se confond avec la consécution violente de l’épopée. Il ne s’agit plus d’élever la souffrance des hommes à un ordre divin, comme dans la tragédie, mais de présenter la descente de la loi au niveau des hommes. La violence épique devient la loi de la nouvelle tragédie, cessant d’être un mécanisme purificateur pour se faire moteur narratif. Voilà la spécificité de l’injustice romanesque : la violence dont Temple est victime se reflète dans une hybridation des genres.

9Ph. Forest nous indique un « scandale » supplémentaire lorsqu’il suggère que le préjugé puritain (et le faux procès qui en résulte dans Requiem) représente non seulement une opinion du peuple mais aussi une thèse de la critique. En effet, on a pu dire du romancier et de son expérience ce que la justice « divine » et mondaine (qu’ici ne font qu’une) disent du personnage et de sa perte : l’« acharnement » de Faulkner sur son personnage n’a pourtant pas pu être justifié qu’à la lumière d’une « religiosité retrouvée » qui se manifesterait à travers une « métaphysique de la souffrance […] en raison de laquelle seul le redoublement de la douleur permettrait le rachat de la faute autrefois commise » (p. 45). La critique s’est donc, elle, rendue coupable d’une « lecture sacrificielle » qui constitue une véritable « complaisance à l’égard de l’ignominie » (p. 46). Au contraire, la « connivence avec le féminin » montrée par Faulkner – même si le terme employé par Ph. Forest postule encore une faute où l’auteur serait impliqué — constitue un résidu irréductible, « quelque chose qui interminablement résiste » (p. 59) à la « réduction » du roman et de l’histoire racontée à une théorie préétablie, soit-elle « idéologique ou religieuse ». On touche ici, comme chez Dostoïevski, à une véritable schize entre pensée religieuse et pensée romanesque :

Même s’il partage peut-être le puritanisme du monde auquel il appartient, le romancier ne parvient pas tout à fait à se résoudre à donner tort à la jeune mère. (p. 59)1

10Le geste fondateur du roman serait donc cet écart qui le dérobe à la théorie2.

11Ph. Forest s’engage alors à nous montrer comment cet écart aboutit à une fondation tout à fait opposée et « résistante » par rapport à celle racontée par Requiem : c’est la fondation d’une communauté littéralement critique, formée par des écrivains qui seraient en même temps les lecteurs d’autres écrivains. Dans les « Sept propositions pour une poétique du deuil » qui couronnent sa réflexion, l’auteur étendra le concept kierkegaardien de « reprise » jusqu’à définir ce véritable acting out critique en vertu duquel « la littérature du deuil est soumise à un principe de répétition ou même de reprise » (p. 120). Il n’est pourtant pas nécessaire d’attendre les « Propositions » pour comprendre l’origine aporétique et la fonction « politique » (p. 121) de cette communauté qui se fonde non pas sur l’infanticide mais sur le refus de le justifier ou de le comprendre : la question soulevée par Dostoïevski « concerne — elle fonde même — une communauté qui n’a d’existence que par rapport à elle et en regard de l’impossible qu’elle désigne, communauté d’écrivains ou d’individus appartenant à la même génération […] confrontés à la même interpellation qu’ils savent sans réponse » (p. 68).

12Le troisième essai confronte les relectures de Requiem, que Camus mit en scène, et des Frères Karamazov, dont le dialogue central inspira, dans La Peste, la scène de la mort du fils du juge Orthon sous les yeux du docteur Rieux. Si, comme l’affirme Ph. Forest, « l’infanticide est partout dans l’œuvre de Camus », c’est parce que l’enfant mort est la figure même de l’injustice et de cette « aventure horrible et sale » qu’est la mort. Le « cri continu » que, dans La Peste, l’enfant émet au moment de sa mort semble « venir de tous les hommes à la fois », c’est un « cri de tous les âges » ; cette confusion générationnelle conduit Camus à pousser à l’extrême l’interchangeabilité des rôles mise en évidence chez Dostoïevski. C’est ce renversement qui se trouve à l’origine de « la révolte vers l’ordre mortel du monde » (p. 73) et que Camus met en acte d’une œuvre à l’autre : ainsi l’infanticide du Malentendu — où la mère ne reconnaît pas son fils et finit par le tuer — est le reflet spéculaire du matricide de L’Étranger. Dans cet « espace tournoyant », il n’y a que les limites qui demeurent figées : si dans Les Justes la présence des enfants du prince héritier empêche Kalayev d’accomplir son projet terroriste, c’est parce que la mort d’un enfant n’est pas seulement l’origine de la révolte, mais aussi sa limite extrême : l’espace romanesque de Camus est encadré par deux infanticides, sa révolte a lieu littéralement « entre-deux-morts ».

13La protestation métaphysique prend un sens précis et possède donc une origine et une fin, mais cette fin est une pure négativité, l’acceptation de l’absence de réponse devant l’injustice, ou son simple refus. Voici le nouveau sens donné par Camus aux dénouements du Requiem et des Karamazov : selon Ph. Forest, l’écrivain français est le seul qui soit parvenu à « lire en même temps Dostoïevski et Faulkner » (p. 81), le seul à avoir perçu une faiblesse, une incertitude dans leur réconciliation finale et à dégager le message de révolte encore retenu, ou pour mieux dire contenu par la foi : à la lecture de Camus « manque tout à fait la parole de bénédiction ultimement proposée par Aliocha ». Et il le faut pour que puisse retentir sans réponse le cri de protestation poussé par Ivan. » (p. 82) Dans L’Homme révolté, Camus élève Dostoïevski au stade ultime de la révolte, celui où « la conscience de l’absurde se transforme dans un nihilisme sans retenue » (p. 83). Pour Ph. Forest, la réussite de Camus serait donc le résultat de ce qu’Harold Bloom a appelé un misreading : la dislecture — véritable délire du deuil — qui efface toute « positivité rédemptrice ».

14Si, en « lisant Dostoïevski, Camus le corrige » (p. 82), dans son adaptation théâtrale de Requiem, celui-ci reconnaît avoir corrigé également Faulkner : au lieu d’embrasser la religiosité de ce dernier, comme on l’a souvent soupçonné, Camus affirme avoir « converti » la fin du roman. Il avoue avoir « considérablement modifié la dernière scène », et s’être « servi de Temple pour contester le paradoxe illustré par Nancy ». Ainsi, dans la « reprise », le contenu de la scène du deuil peut-il être modifié, légèrement mais de façon décisive.

15Ce n’est sans doute pas un hasard si dans l’essai suivant, « Le deuil et le secret : Isaac et Iphigénie », Ph. Forest procède à la lecture de deux livres complémentaires qui affrontent séparément les deux instances de la foi et de la révolte nouées par Dostoïevski et Faulkner et dénouées par Camus. En effet, dans Donner la mort, Jacques Derrida reprend l’interprétation fournie par Kierkegaard à propos de l’histoire d’Isaac, qui raconte comment le silence d’Abraham devant l’infanticide est le geste même qui préserve la vie de l’enfant. Inversement, selon La Voix endeuillée de Nicole Loraux, les tragédies sont « toutes des histoires de deuil » (p. 92), étant le lieu où résonne le cri de protestation des femmes qui refusent un infanticide advenu. L’analyse de Ph. Forest s’arrête justement sur le rôle de la voix et sur la manière dont ces deux livres tentent constamment d’éviter le langage ordinaire, pris entre « l’effacement de la parole dans le silence et son exaspération jusqu’au cri » (p. 94).

16Soulignant le contraste entre perte et foi, expérience et pensée, les textes de Derrida et Loraux permettent d’éclaircir l’enjeu posé par les Frères Karamazov et repris par Faulkner et Camus : dans quelle mesure la critique peut-elle envisager la double extension de l’espace littéraire jusqu’à comprendre – à prendre ensemble — l’expérience de l’auteur et ses figurations théoriques, abstraites ? C’est donc la question de la pensée du roman — ou de l’expérience de la littérature en tant que pensée de l’expérience — qui fait l’objet du travail critique de Ph. Forest et qui est posée par le cas emblématique et récurrent de la mort de l’enfant. En ce sens, si Le Roman infanticide s’ouvre avec une lecture de Dostoïevski, ce n’est pas seulement parce que Les Frères Karamazov illustrent la scandale de l’« infanticide », mais aussi parce que Dostoïevski est l’inventeur du « roman des pensées » et que son œuvre est exemplaire de la façon dont la critique a pu confondre les idées des personnages avec les théories du romancier. Ph. Forest recourt au célèbre essai de Mikhaïl Bakhtine pour dénoncer cette confusion des voix qui fait littéralement abstraction de la pensée romanesque en l’extirpant de la trame (la chair) dialogique du roman. La conviction avec laquelle Camus scinde foi et expérience pour en dégager la révolte n’est, en ce sens, qu’un des nombreux misreadings suscités par l’écriture de Dostoïevski. Or, selon Ph. Forest, ce délire serait strictement lié à l’expérience du deuil : la perte subie par l’auteur le déroberait à la fidélité de l’interprétation, aussi bien celle qu’il fait des autres romans que celle dont il fera lui-même l’objet. Ce postulat constitue une des prémisses du Roman infanticide, qui débute d’ailleurs par la « comparaison si curieuse » (p. 11) proposée par le critique japonais Kobayashi Hideo afin d’expliquer le rapport qui s’instaure entre la biographie et les romans du grand écrivain russe :

17L’art du biographe […] Kobayashi l'illustre […], donnant pour modèle de la compréhension vraie du passé une mère en deuil « à qui suffisent pour retracer le visage de son enfant mort les quelques objets qu'il lui a laissés et sa profonde tristesse […]. Plus la tristesse devient profonde, plus clairement la mère voit le visage de son enfant, peut-être plus clairement même que de son vivant. » (p. 11)

18C’est une drôle de métaphore, remarque Ph. Forest, pour un écrivain qui a fait de la mort d’un enfant le scandale absolu et central de son œuvre. Drôle mais essentielle dans la mesure où le deuil met en jeu le passage décisif de l’expérience — de la perte — de Dostoïevski (subie par lui) à notre expérience — à notre perte — de Dostoïevski, c’est-à-dire à notre impossibilité critique de distinguer, dans son œuvre, sa pensée de son expérience.

19Si une infidélité se loge au cœur de la répétition, il est possible de comprendre la « reprise » à la lumière du paradoxe « fidélité infidèle » qui sous-tend la parole du deuil. Dans les « Sept propositions pour une poétique du deuil », Ph. Forest déduit les principes théoriques de l’expérience des auteurs étudiés précédemment ; il expose ainsi la structure paradoxale de la parole endeuillée, en affirmant que la poétique du deuil est « impossible » et « coupable » ; tirant sa justification de son propre échec, celle-ci est un pharmakon dont le bavardage ne fait qu’exposer le vide, le blanc, autour duquel elle refuse de se fermer.

20Or, les « propositions » reprennent la question posée dès le début par la métaphore du deuil employée par Hideo et sans doute liée à l’influence souterraine de Maurice Blanchot3. Cette dernière implique un postulat « orphique », selon lequel on ne commence à voir qu’après avoir renoncé à regarder. On pourrait se demander si cette acceptation de la perte (laquelle prend souvent chez Blanchot la forme du sacrifice interrompu d’Isaac), ne contredit pas la dissidence tragique et la révolte métaphysique que, grâce à la lecture de Camus, Ph. Forest a au fur et à mesure dégagé du message de Dostoïevski. Un gain de la théorie compense-il une perte de l’expérience ? Y a-t-il une dimension substitutive, métaphorique, sacrificielle de la théorie ? On se retrouve ici à la limite d’une généralisation dangereuse. Dans la sixième proposition Ph. Forest affirme qu’« il n’y a pas de tombeau littéraire » puisque le deuil est destiné à rester ouvert — béance que la parole ne peut que circonscrire pour mieux l’indiquer4.

21Cette tension revient dans la septième proposition, lorsque le deuil est étendu à la littérature entière : « il n’est en vérité de littérature que du deuil » (p. 123). Comment expliquer qu’une telle généralisation puisse conclure un essai entièrement dédié à l’analyse de la façon dont l’expérience du deuil nous « arrache au général » ? Une telle abstraction ne trahit-elle pas une expérience qui, au contraire, est toujours singulière et spécifique ? Ne finirait-elle pas par ramener le critique en arrière vers la théorie — et la métaphore — du départ ? Cette substitution qui fait de la littérature de deuil une métaphore de toute la littérature pourrait sembler conférer à la critique une dimension sacrificielle, comme si la perte d’un enfant était « donnée » depuis toujours (et donc Isaac « miraculeusement rendu », p. 91). En ce sens, la référence à Maurice Blanchot est le symptôme d’une tension problématique : d’ailleurs, L’Écriture du désastre critiquait les interprétations de Serge Leclaire et de Donald Winnicott qui, respectivement dans On tue un enfant et « La peur de l’effondrement », localisaient dans l’enfance « l’expérience inéprouvée » de la mort. Selon Blanchot, l’individualisation de cette expérience insituable, qui transcende tout événement et précède toute naissance, est forcément une « fiction »5. Il y aurait donc d’un côté la fiction théorique, généralisée et abstraite, et de l’autre côté, la fiction narrative, spécifique et individualisante. En réalité, il est aisé de voir que ce contraste constitue plutôt une complémentarité qui à son tour nous indique la double contrainte, dans laquelle la parole du deuil — y compris celle de Ph. Forest — est inévitablement prise : quel que soit le côté où l’on se place, il n’y a que la fiction. C’est pour cette raison que littérature et critique peuvent se dresser contre la philosophie : si « la littérature s’inscrit en faux contre la philosophie » c’est parce que — Ph. Forest renverse ici Wittgenstein — ce dont on ne peut parler, il ne faut pas le taire, mais « il faut l’écrire » (p. 111). C’est d’ailleurs précisément à propos de Maurice Blanchot que Gilles Deleuze avait défini « l’exercice supérieur de la parole », acte nécessaire lorsque « l’usage empirique de la parole » n’est plus possible et que « la parole s'adresse à ce qui ne peut être que parlé […] : la mort, c'est un exemple6. » La mort est donc l’exemple par excellence non pas de ce qu’on ne peut pas dire, mais de ce qu’on ne peut que dire7. Dans les termes narratologiques de Dorrit Cohn, « la distinction de la fiction » du deuil consisterait dans le fait d’être non pas « non référentielle », mais plutôt non directement référentielle8.

22Comme je l’ai déjà suggéré plus haut, un recours aux deux essais fondamentaux de Freud et de Lacan sur le rêve de l’enfant qui brûle9 aurait peut-être permis de cerner de façon plus explicite ce déplacement qui fait de la littérature une continuation — ou un supplément — de la réalité par d’autres moyens (et de la critique une continuation de la littérature)10. Cependant, l’essai de Philippe Forest met implicitement en acte la nécessité absolue qui fait tomber la mort toujours dans le champ de la fiction — et à cause de laquelle cette dernière à la fois manque le réel et parvient à le faire revenir par et en tant que parole11. Ainsi, si la mort ne saurait être que feinte (ficta), Le Roman infanticide se termine très justement sur une affirmation du Petit Prince : « J’aurais l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai ». Ph. Forest en souligne le paradoxe: « tout en sachant que c’est pour de vrai on fait comme si c’était pour de faux. » (p. 129) On fait comme si c’était pour de faux : il ne s’agit pas de rendre la fantaisie réelle par les pouvoirs de l’imagination, mais d’accepter la nécessité de déréaliser la mort pour faire place à son excès de réalité. En imaginant sa mort, en se donnant la mort par le seul moyen possible de la pensée, le Petit Prince révèle le caractère nécessaire de la « distance absolue » qui sépare réalité et ressemblance (le « comme si »). On comprend mieux la provocation qui introduit le recueil :

23Les Frères Karamazov, Requiem pour une nonne, La peste sont, dit-on, des fictions. On préfère le prétendre afin de ne pas avoir à penser que la mort dont ils parlent puisse être autre chose qu’une sadique invention du romancier. (p. 14)

24On a beau faire semblant que nos fictions — romanesques ou critiques — sont uniquement des fictions, ceci n’est à son tour qu’une fiction ultérieure. Revient ainsi la question soulevée par Jacques Lacan : n'y a-t-il pas, dans les mots, la réalité manquée de la mort de l’enfant ? Au demeurant, n’y a-t-il pas autant de réalité dans la littérature ?