Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Février 2011 (volume 12, numéro 2)
Romain Jalabert

Huysmans lecteur de la Bible

Gaël Prigent, Huysmans et la Bible, intertexte et iconographie scripturaire dans l’œuvre, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernité », 2008, 896 p., EAN 9782745317193.

1On se méfie toujours un peu de l’érudition de Joris‑Karl Huysmans. Sans doute la bibliothèque de Des Esseintes, dans À rebours, avec ses emprunts à Désiré Nisard (Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence, 1834), Adolf Ebert (Histoire de la littérature latine chrétienne depuis les origines jusqu’à Charlemagne, 1883) ou Jean-François de La Harpe (Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, 1798‑1804), a-t-elle contribué à rendre cette érudition suspecte1. Sans doute Léon Bloy, à force de raillerie autour de la « documentation furieuse » et la « compilation acharnée » de La Cathédrale ou de Sainte Lydwine de Schiedam, est‑il également responsable de ce préjugé2. Et peut-être est-il vain de contester chez Huysmans une tendance à la récriture qu’il faut intégrer à l’héritage naturaliste. Dans cet esprit, le travail de Gaël Prigent met en lumière d’autres emprunts : à une étude sur la Symbolique des pierreries de Félicie d’Ayzac (p. 171‑175), dans La Cathédrale ; au Petit cathéchisme liturgique de l’abbé Dutilliet, que Huysmans avait préfacé trois ans plus tôt, en 1895, pour la symbolique des couleurs (p. 167).

2Cette thèse soutenue en 2004 porte néanmoins un regard nouveau sur les connaissances de l’auteur, pour tout ce qui concerne l’érudition biblique. G. Prigent établit, en effet, les lectures de Huysmans en essayant, dans la mesure du possible, de les dater. Relevant, d’autre part, avec beaucoup d’érudition lui-même, les traces des Écritures dans l’œuvre, il les distingue des lectures mystiques et de la liturgie et tente de rendre à chacun son dû. De quoi simplifier, sur ce point, l’annotation des œuvres, en espérant que les prochaines seront les Œuvres complètes qui manquent à la bibliographie de toutes les thèses sur Huysmans depuis l’édition Crès de 1928-1934.

3Huysmans possédait plusieurs Bibles et plusieurs publications scripturaires, mais seul un petit nombre d’ouvrages nous est parvenu annoté : une édition du Nouveau Testament dans la traduction de Crampon, publié en 1885 ; des Psaumes commentés d’après la Vulgate et l’hébreu par l’abbé Louis Fillion, publiés en 1893 ; une Vulgate de 1664, que G. Prigent propose, par défaut, de regarder comme « le texte de référence qu’utilisait Huysmans » (p. 315).

4Les Psaumes commentés par l’abbé Fillion (p. 308‑311) ont probablement été lus pendant l’élaboration d’En route, soit « au plus près de la conversion », comme le laisse à penser la date de publication de l’ouvrage (1893). Certes, Huysmans est arrivé aux psaumes surtout par la liturgie et par le plain chant, dont le premier roman de la conversion décrit longuement les antiennes. Il est néanmoins probable que l’auteur d’En route s’est aussi imprégné du texte même des psaumes : G. Prigent estime que Huysmans a été sensible « à la façon qu’a le Psalmiste de s’adresser à Dieu tout en permettant à chacun de se reconnaître dans sa prière et de l’assumer pour soi‑même » (p. 312).

5La présence, dans la bibliothèque de l’auteur, d’une Crampon publiée juste après À rebours, permet de poser une borne vers le chemin de sa conversion. Cette édition du Nouveau Testament légitime, dans le même temps, une relecture minutieuse d’En rade (1887), tout particulièrement le « rêve d’Assuérus », au chapitre II. G. Prigent, en effet, relie le rêve de Jacques Marles aux textes du Livre d’Esther et du Livre des Rois, contre une tradition critique qui tend à minimiser l’importance de l’intertexte biblique (p. 684‑694).

6Les marges du Nouveau Testament et de la Vulgate (p. 316‑317 ; p. 322‑327) montrent un intérêt particulier de Huysmans pour l’Annonciation, dans l’évangile de Luc. On retrouve, dans La Cathédrale, la trace de ce culte de la Vierge, qui est également un signe de la religion du temps, le dogme de l’« Immaculée conception » ayant été promulgué par Pie IX en 1854. Mais la majeure partie des remarques vont aux épîtres de saint Paul. Il y a là certainement, de la part d’un converti, une attention naturelle pour le modèle de conversion au christianisme que représente le « chemin de Damas ». Dans le chapitre II d’En route, en effet, Huysmans se réfère à ce modèle pour l’opposer à sa propre expérience de la conversion :

Il n’y a pas eu de chemin de Damas, pas d’événements qui déterminent une crise ; il n’est rien survenu et l’on se réveille un beau matin, et sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi, c’est fait.

7L’intérêt de Huysmans pour saint Paul peut également être rapproché de la tendance de l’auteur à associer, dans son œuvre, sans trop de hiérarchie d’ailleurs, les Évangiles et L’Imitation de Jésus Christ de Thomas A. Kempis, œuvre qui reprend largement la théologie paulinienne. Cet intérêt pour saint Paul est enfin un signe du temps, au même titre que l’hyperdulie : il faut le relier à l’influence de l’abbé Boulan, dont Huysmans a été proche, et dont la doctrine se fonde « sur une lecture devenue folle de la théologie paulinienne de l’imitation » (p. 561). Huysmans doit aussi à l’abbé Boullan la doctrine de la « Réparation » développée notamment dans Sainte Lydwine et ses réflexions sur le paraclétisme, dans Là-bas et dans L’Oblat.

8Les références bibliques dans l’œuvre dépassent largement en quantité les échos des notes que Huysmans a laissées dans les marges de ses livres. G. Prigent établit un inventaire par œuvre (p. 383‑406) et propose de distinguer, en fonction de leur provenance supposée, les différents aspects de cet héritage : héritage culturel au sens large (scolaire et social) ; héritage naturaliste ; héritage décadent.

9L’héritage scolaire et social se compose de lieux communs retravaillés par l’auteur. G. Prigent distingue les réalisations lexicales, les allusions et les citations. Dans l’important lexique biblique de l’œuvre, certains vocables prennent une coloration huysmansienne : l’« Éden », par exemple, devient l’expression d’un ailleurs toujours virtuel et toujours à venir (p. 410) ; l’« arche » de la Genèse évoque un intérieur confortable et bien chauffé, dans À rebours comme dans En rade (p. 411). Quant au mot « tohu-bohu », véritable « tic verbal », il retourne progressivement à son sens biblique, à partir de la conversion (p. 414‑420). Les allusions se révèlent assez nombreuses et traversent l’œuvre : « la foi qui sauve » (notamment Rm IV‑V) ; « l’arbre de l’Éden » ; la « porte étroite » (Mt 7, 13) ; la « Souveraine Salope » ; etc. Ces allusions ne comportent pas vraiment de renvoi à l’hypotexte biblique que G. Prigent nous remet en mémoire, mais jouent plutôt sur « la connivence vis-à-vis d’un lecteur supposé partager la même culture biblique » (p. 426). Elles sont comme tirées du puits de la sagesse populaire. D’autres allusions jouent, au contraire, sur l’absence de connivence. Amateur d’étrangeté, Huysmans se tourne souvent vers « la puissance exotique des noms bibliques » : Artaxerxès, dans le Livre d’Esther ; Sennachérib, dans le deuxième Livre des Rois ; Melchisédech, dans la Genèse ; etc. Inscrits dans le récit « moins sur le mode de la correction que de la surrenchère », ces mots entretiennent avec leur intertexte biblique un rapport volontairement opaque. Ce sont des allusions qui ne supposent pas nécessairement de lecture attentive de la source (p. 433).

10Les citations bibliques sont peu nombreuses chez Huysmans et souvent de seconde main. C’est le cas des titres des psaumes, qui renvoient à la liturgie davantage qu’à la Bible. Une partie des citations vient du cathéchisme traditionnel : « Éloignez de moi ce calice » (Lc XXII, 42) ; « Demandez et l’on vous donnera » (Mt VII, 7‑8). D’autres citations — celles de l’Épître aux Colossiens, I, 24, de saint Paul, notamment : « ce qui manque au souffrance du Christ, je l’achève en ma chair pour son corps, qui est l’Église » — peuvent être attribuées à l’influence de l’abbé Boullan et à la théorie de la substitution mystique. On peut néanmoins distinguer chez Huysmans deux façons de citer la Bible : en érudit, citant le Livre d’Isaïe (LIII, 7) dans La Cathédrale, il utilise le terme « occision », qu’il traduit littéralement du latin de la Vulgate (occisionem, p. 440) ; en écrivain, il récrit la célèbre parabole de l’Esprit (« l’Esprit souffle où il veut ») tirée de l’évangile de saint Jean : « son inspiration souffle où et quand il veut » (p. 444). Cette assimilation de l’Esprit à l’inspiration conduit G. Prigent à l’hypothèse d’une « poétique de l’Esprit » chez Huysmans, dans la dernière partie de son ouvrage.

11L’héritage naturaliste recouvre tous les cas de satire biblique : Marthe, par exemple, accouche d’un enfant condamné une « nuit de décembre » (p. 449) ; les Croquis parisiens parodient le Pater (p. 449) ; dans À rebours, des Esseintes donne un conseil au jeune Langlois : « fais aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent », inversant la maxime de l’évangile de saint Luc (VI, 31). G. Prigent montre également la part d’une récriture à rebours de la Bible, dans la messe noire de Là-bas. Il complète ainsi un article de D. Millet-Gérard consacré à l’inversion de la liturgie dans ce passage3. Loin de s’interrompre avec En route, la satire biblique persiste après la conversion. On la retrouve, par exemple, dans les bestiaires de carnaval des foules catholiques décrites à Chartres ou à Lourdes, où le rire de Durtal, si charitable soit-il, ne détourne pas moins les évangiles (p. 461‑462). Mais la parodie biblique, après la conversion, prend surtout une dimension polémique : elle est la traduction de l’anticléricalisme de Huysmans, qui a choisi la Règle contre la médiocrité du clergé séculier ; elle est également la traduction d’un certain dégoût du monde, associé depuis Là-bas au règne de l’Esprit du mal sur des villes devenues des « carnaval[s] de la Jérusalem céleste » (p. 465) ; la traduction, enfin, de l’antisémitisme de Huysmans. Tous ces partis pris, anticlérical, pessimiste et antisémite, trouvent d’ailleurs régulièrement et pêle-mêle une réalisation dans l’imagerie diabolisée des « Marchands du Temple » (p. 465‑467). Ces attaques ont lieu en particulier dans les dernières œuvres. Soucieux de maintenir Huysmans dans l’esprit de la Bible, G. Prigent propose de voir dans cette haine violente pour les habitants des Jérusalem parodiques l’expression d’« un amour déçu » (p. 467). Ce point de vue, qui maintient chez l’auteur l’horizon d’une rédemption pour tous, Juifs compris, rapproche Huysmans des théories de Léon Bloy développées dans Le Salut par les Juifs (1892). Aussi G. Prigent nuance-t-il l’avis de J.-M. Seillan, pour qui le Christ de Huysmans « est mort pour une moitié de l’humanité seulement4 ».

12Les lectures décadentes de la Bible chez Huysmans apparaissent dans ses rapports aux femmes, aux parfums et dans son pessimisme. Pour les femmes, G. Prigent remarque qu’au-delà de la misogynie du célibataire5 et de l’influence de la pensée de Schopenhauer, tous les modèles féminins sont liés à un modèle biblique, de Marthe, la prostitutée, à Mme Bavoil. En ce qui concerne les parfums, le « relent biblique de la myrrhe », mêlé à d’autres senteurs, dans « L’ouverture de Tannhaüser » (Croquis parisiens), introduit l’odeur du christianisme dans l’œuvre, sur le mode du cliché. Dans la suite de l’œuvre, l’odeur de la religion se répand sur fond d’opposition entre parfum et pourriture, latin faisandé d’À rebours, chairs putréfiées du Christ de Grünewald dans Là-bas notamment, Esther « macérée douze mois dans les aromates » dans En rade, « odeur de la myrrhe des psaumes » dans La Cathédrale, odeur de sainteté des plaies de Lydwine, etc. G. Prigent situe la matrice de ce système d’oppositions dans le Livre d’Isaïe, III, 24 (« Et au lieu de parfum, il y aura de la pourriture »). Il donne en outre des intertextes précis pour En rade, La Cathédrale et Sainte Lydwine, qui prouvent encore une fois que Huysmans écrivait « la Bible sous la main », avant la conversion. Si l’on ajoute un pessimisme qui, de l’aveu de l’auteur lui-même, dans En route, doit autant à l’Ecclésiaste, à Job, à Jérémie et à l’Imitation qu’à Schopenhauer, il faut croire que Huysmans lisait activement la Bible dès la période charnière de sa vie et de son œuvre (1884‑1895). G. Prigent tente même de remonter plus haut : à En ménage (1881), qu’il relie à l’Ecclésiaste (p. 511) ; d’une manière moins convaincante, aux Sœurs Vatard (1878), dans un lien indirect entre « les Marchands du Temple » et le « Bon Marché » (p. 52‑53), et au Drageoir aux épices (1874), en faisant du Cantique des cantiques un hypotexte de « La ballade en l’honneur de ma tant douce tourmente » (p. 46‑47).

13Toutes ces correspondances, implicites ou explicites, engagent G. Prigent à penser l’unité problématique de l’œuvre de Huysmans autour de la Bible. Son travail, de ce point de vue, apporte une expertise importante à une grande tradition de la critique huysmansienne, qui s’est attachée à cette question difficile, de M. Belval (Huysmans, des ténèbres à la lumière, Maisonneuve et Larose, 1968) à G. Peylet (La Double Quête, L’Harmattan, 2000) ou à M. Smeets (Huysmans l’inchangé, Amsterdam, Rodopi, 2003).

14Huysmans lisait la Bible plus que ne le voulait Bloy et plus tôt peut-être que ne l’a cru la critique. Les Psaumes, les Évangiles et les Épîtres pauliniennes semblent d’ailleurs avoir été ses lectures favorites (p. 607). Mais sa lecture de la Bible est médiatisée : G. Prigent nous rappelle que les références bibliques contenues dans son œuvre sont de seconde main.

15Parmi les « intercesseurs6 », l’art, pictural surtout, est probablement le plus important et le plus ancien. Cette ancienneté lui vaut d’ailleurs de précéder l’étude de la Bible elle-même dans le propos : on entre dans la thèse de G. Prigent comme Huysmans est entré en religion, par l’art. Le choix de respecter le sens de l’œuvre et la tradition critique plutôt que les priorités du sujet de recherche (la Bible dans l’œuvre) ne s’imposait peut-être pas. L’amalgame des deux approches ne contribue pas à la clarté de l’architecture générale. Il est vrai toutefois que la réflexion de G. Prigent sur le rôle de l’art met en scène une inflexion lente du jugement de Huysmans sur les sujets bibliques, qui le conduit d’un « antibiblisme » tout naturaliste, opposé à tout ce qui n’est pas réaliste, à l’éloge des œuvres de Marie‑Charles Dulac. G. Prigent montre bien que le fond du problème est la question de la vérité dans l’art. Il montre aussi comment la médiation des petites danseuses de Degas, habillées « de vraies jupes » de même que le Christ de la cathédrale de Burgos, rétablit, dans l’esprit de Huysmans, un lien entre vérité et sculpture religieuse traditionnelle ; ensuite, comment la médiation des œuvres de Moreau a pu ramener l’auteur d’À rebours vers les sujets bibliques ; enfin, comment celle de Redon l’a engagé dans « une dialectique féconde », naturaliste et spiritualiste : « montrer ce qui n’a jamais été vu » (p. 43).

16L’influence des mystiques et de la liturgie entre en concurrence avec celle de la Bible au point d’interdire toute hiérarchie définitive. Chaque source étant convoquée essentiellement pour sa valeur informative, toutes ont également vocation à nourrir le discours de l’écrivain. Ainsi la liturgie est-elle très difficile à distinguer de la Bible. G. Prigent montre néanmoins que Huysmans se sert de celle-ci pour « travailler un texte sacré en fonction de ses propres obsessions » : le sang et la couleur du sang (p. 579) ; l’image de la balance (p. 580) ; les correspondances entre l’Ancien et le Nouveau Testament facilitées par le Missel (p. 584). Ainsi la liturgie forme-t-elle avec les deux Testaments les différentes couches d’un même « palimpseste » biblique (p. 584), auquel l’Imitation de Thomas A. Kempis, régulièrement mise sur le même plan que la Bible dans l’œuvre, vient former une couche supplémentaire.

17Il en va de même pour les autres ouvrages mystiques. Huysmans les cite en complément des Écritures. Parmi Saint‑Jean‑de‑la‑Croix, Thérèse d’Avila ou La Légende dorée, G. Prigent privilégie La Douleureuse Passion d’Anne‑Catherine Emmerich et le Livre des visions de sainte Angèle de Foligno, à cause de leur proximité avec Huysmans. L’œuvre d’A.‑C. Emmerich, en effet, alimente la doctrine de la réparation. Angèle de Foligno, quant à elle, réinterprète la Passion à partir de la notion de douleur. Huysmans en tirera, dans L’Oblat, une longue récriture, inspirée du Livre des visions et de la Bible. La proximité avec les deux mystiques est également poétique, dans la mesure où Huysmans cherche, comme elles l’ont fait, à combler un blanc des Écritures. « Il y a là », conclut G. Prigent à propos d’une vision d’Angèle de Foligno :

une façon de réinterpréter la Passion en introduisant dans le récit le personnage manquant, celui que ne mentionne aucun évangile, qui est tout a fait typique de ce que nous voulons démontrer : tout à la fois de la décadence telle que la comprend Vladimir Jankélévitch, qui préfère « l’apocryphe à l’authentique », c’est-à-dire en l’occurrence au biblique […] et plus particulièrement de Huysmans, pour qui la Bible est avant tout un tremplin narratif et thématique. (p. 548)

18La dernière partie de l’ouvrage de G. Prigent regroupe des extraits de l’œuvre de Huysmans dans lesquels l’influence biblique est évidente mais la source multiple et indécidable. Produits d’une écriture boulimique qui procède par empilement, « prosaïsation », « vulgarisation » et synthèse des sources (p. 724), ces passages se révèlent des cas d’intertextualité problématique. G. Prigent parvient cependant à localiser les principaux tropismes bibliques de Huysmans : la Genèse, l’Apocalypse et les évangiles de la Passion.

19L’intertextualité dans cet ensemble de textes fonctionne de trois manières. Il y a d’une part les textes dans lesquels plusieurs références bibliques nourrissent le récit : la grande Vérole d’À rebours (p. 627) ; les fléaux du xve siècle dans Sainte Lydwine ; les calvaires de Des Esseintes et de Durtal (p. 642 sqq.). Ce sont là des cas d’intertextualité complexe mais traditionnelle, qui auraient peut-être mérité de figurer dans les chapitres de la thèse consacrés à l’intertextualité biblique en tant que telle. D’autre part, il y a les récits qui, en quelque sorte, nourrissent et complètent de la Bible : hérésiologie de Là-bas ; « exégèse » des noces de Cana dans L’Oblat (p. 675‑678) ; « eiségèse » ou amplification du Livre d’Esther dans En rade (p. 684‑694) ; eiségèse de la Passion dans Là-bas (p. 695) ; eiségèse de L’Exode dans La Cathédrale (p. 699) ; rêverie sur la transmission de la Douleur du Fils à la Vierge, baptisée « transfiction » dans L’Oblat (p. 712) ; sans oublier les prières de Durtal (p. 723‑735). Il y a enfin des morceaux d’intertextualité plus éloignée. Certains d’entre eux, sans doute, auraient eu également leur place dans les chapitres consacrés aux citations et aux allusions bibliques, à titre de cas limites, malgré la ténuité de leur lien intertextuel. Tous cependant font état d’un degré d’assimilation avancé du texte biblique et participent de la même « trame scripturaire » qui s’inscrit, selon G. Prigent, dans l’écriture de Huysmans après la conversion : une après-midi « rousse et bleue » dans L’Oblat (p. 756) ; l’imaginaire du jardin et du jardinier dans En route, La Cathédrale et L’Oblat (p. 757) ; le rapport au vomissement dans Là-bas (p. 764) ; la haine de la tiédeur dans En route (p. 767) ; le vent du Diable dans En rade (p. 781) ; le vent de Chartres dans La Cathédrale, qui est le vent de l’inspiration et de l’Esprit (p. 788‑790).

20Lecteur de la Bible, Huysmans devient dans ses dernières œuvres un écrivain de l’Esprit et l’on peut, à ce titre, le considérer comme un auteur mystique. Son style si caractéristique et demeuré « naturaliste » remet en cause, pour une partie de la critique, son rapport à Dieu. Comme sur la question de l’unité de l’œuvre, Gaël Prigent rejoint là encore la tradition que résume le titre de l’essai de P. Cogny : Huysmans, de l’écriture à l’Écriture (TÉQUI, 1987). Après la conversion, estime G. Prigent, le style de Huysmans s’infléchit et prend une couleur latine ; il s’enrichit d’un lexique venu de la Vulgate et adopte une « trame scripturaire » : la langue naturaliste est travaillée par le style noble du latin biblique (p. 749 sqq.).