Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Février 2011 (volume 12, numéro 2)
Gaël Prigent

Papa, Maman, la bonne & Huysmans

Francisco Domínguez González, Huysmans : identidad y género, Saragosse : Prensas universitarias de Zaragoza, 2009, 521 p., EAN 9788477331414.

1Ainsi que le rappelle dans sa préface Ángels Santa, qui dirigea la thèse à l’origine de cet ouvrage en espagnol, ce dernier prétend s’inscrire pleinement dans l’ensemble critique ayant cherché ces dernières années à redonner à Huysmans et à son œuvre une unité et une cohérence qui rendent compte à la fois du naturaliste des débuts et du mystique des derniers opus1. Il adopte pour ce faire une méthode fondée conjointement sur les gender studies et l’approche psychanalytique, alliant la démarche de Judith Butler d’un côté à celle de Charles Mauron de l’autre. La thèse maintes fois rappelée et reformulée au fur et à mesure du développement et de l’argumentation est claire, et en appelle, quant à elle, à Freud et à Marthe Robert : Huysmans, plus et mieux que tout autre écrivain, viserait, à travers son œuvre, à rien moins que la réécriture de sa propre existence. Plus précisément encore, l’écriture serait à concevoir chez lui comme une thérapie, un moyen de corriger une biographie à jamais marquée par la mort du père véritable et le remariage de sa mère avec le protestant Jules Og, à travers l’élaboration d’une autobiographie romanesque dont les différents personnages ne seraient que les masques de leur créateur. C’est en ce sens qu’elle se comprendrait comme un gigantesque « roman familial » freudien , dont l’auteur se classerait dans la catégorie des enfants prodigues, enfants trouvés ou abandonnés que Marthe Robert opposait aux bâtards réalistes dans son maître ouvrage Roman des origines et origines du roman. Dès lors, il s’agit pour Fr. D. González d’interroger l’identité sexuelle et de questionner la construction du genre chez Huysmans — dont on sait en effet qu’ils ont suscité nombre d’interrogations chez la critique —, sans que l’on sache toujours très bien s’il s’agit d’expliquer l’œuvre par la biographie ou la biographie par l’œuvre. Toujours est-il que la production huysmansienne y gagne une lecture neuve, tant cette approche a jusque là été assez peu pratiquée, et des commentaires féconds, bien que disséminés dans un ouvrage qui déborde largement au-delà du seul objet constitué par la personne de Huysmans.

2La démarche adoptée, dont témoignent le sommaire et sa construction, révèle en effet une ambition encyclopédique embrassant aussi bien l’histoire du roman que l’histoire sociale de la masculinité au xixe siècle, perspectives on ne peut plus légitimes et susceptibles d’intéresser le lecteur français, et l’amateur huysmansien en particulier. Mais paraîtront peut-être moins indispensables les longs développements où il n’est jamais question de Huysmans que de très loin et qui représentent une bonne moitié de l’ouvrage : une deuxième partie (en réalité la première, l’introduction comptant pour une) consacrée à la masculinité à travers la figure de Napoléon — jamais mentionné chez Huysmans, mais entraînant de multiples références à Stendhal et à Balzac (mais pas à Bloy, pourtant plus comparable à Huysmans, si ce n’est que l’exégèse de Bloy ne cadre sans doute pas avec la démonstration) ; à la misogynie et à la figure de la femme fatale, de Balzac aux Goncourt, en passant par Gautier et Barbey ; au dandysme et à toute son histoire, ce qui incrimine Chateaubriand, Stendhal, Baudelaire, Barbey, Camus, et d’autres encore, tandis que la troisième partie, pourtant intitulée « Huysmans et la masculinité coupable », ne manque pas de commencer par un exposé exhaustif de l’histoire du roman français au xixe siècle avant que d’en venir enfin à l’auteur d’À rebours. Tout cela se justifie du fait qu’il s’agit pour l’auteur de poser le contexte historique et social dans lequel prend place la névrose huysmansienne : un siècle dans lequel la masculinité se construit d’abord sur le modèle du bâtard napoléonien, homme libre et sans père, se voulant l’auteur de sa propre réussite, exaltant une nouvelle virilité ne devant rien à l’héritage et s’accompagnant d’une misogynie exacerbée, reléguant l’honnête femme au foyer et l’opposant à la prostituée en lui déniant toute sexualité. Surgissent alors les deux types qui permettront certes de comprendre le personnage huysmansien : la femme fatale et le dandy.

3C’est néanmoins dans ladite troisième partie que se trouvent les pages les plus importantes et les plus novatrices, celles qui, peut-être, auraient été la cause d’une polémique en ces temps pas si éloignés où une partie de la correspondance huysmansienne était encore gardée secrète et où les exécuteurs testamentaires de l’écrivain (Lucien Descaves) comme ses thuriféraires (les fondateurs de la première Société Huysmans) faisaient bonne garde. Mais nous n’en sommes plus là, et sans doute est‑il souhaitable aujourd’hui de commencer à nuancer l’image par trop lisse qui nous a été léguée de l’auteur de Là-bas, dont l’œuvre témoigne pourtant de l’anti-bégueulisme absolu. Ainsi Fr. D. González brosse‑t‑il le portrait d’un Huysmans travaillé par un conflit œdipien né de la disparition du père, dont la figure s’en serait trouvé dégradée, tandis qu’au contraire la figure maternelle aurait été surévaluée et surinvestie, objet de ce que la psychanalyse appelle une « fixation ». C’est ainsi que s’expliquerait la sexualité problématique de l’auteur, l’image qu’en construit l’œuvre, celle d’un homme et de ses doubles fictionnels, caractérisés par le rejet du mariage, la solitude, en butte à un échec aux figures multiples : masturbation, fétichisme, culpabilité, recours à la prostitution, et finalement homosexualité refoulée, car c’est là le fin mot de l’histoire2. Pour l’auteur, l’hétérosexualité de Huysmans et de ses doubles fictionnels masquerait une frustration née du rapport décevant à la mère, qui se lirait à travers les figures féminines de l’œuvre3 : femmes fatales, prostituées, bonnes, etc. Dès lors, le retour à la religion qu’est la conversion n’a plus à être réinterprété que comme réconciliation avec le Père et la Mère, non plus au sens théologique, mais bien psychanalytique, d’une confusion entre le premier et Dieu, la seconde et la Vierge.

4L’auteur s’interroge, dans sa conclusion, sur l’apport et la contribution de son travail à la critique huysmansienne. Il réside, pour le lecteur français, dans cette description d’un Huysmans que tout le monde connaît ou, à tout le moins, pressent, notamment grâce à une correspondance en grande partie inédite, mais que peu de lecteurs reconnaissent pleinement. Dans sa précision et son exhaustivité, dans sa partialité — qui tend parfois à présenter les choses d’un point de vue presque politique (Huysmans en victime d’une société normative condamnant une homosexualité qu’il ne peut plus dès lors que refouler malgré lui) —, invitant à la contestation et au débat, elle permet sans aucun doute de renouveler non seulement l’image que l’on se fait de l’écrivain, mais encore et surtout la perception et la lecture que l’on peut et doit faire de son œuvre, qui apparaît bien, ainsi que l’avait dès longtemps perçu Jean-Marie Seillan, comme « l’empire du fantasme4 ».