Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
titre article
Laurence Giavarini

Carlo Ginzburg dans la forêt de la tradition littéraire

Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai faux fictif [Il Filo e le tracce, Milan : Feltrinelli, 2006], traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris : Verdier, coll. « Histoire », 2010, 537 p., EAN 9782864326168.

1Ce recueil d’articles parus entre 1988 et 2003 et d’inédits rendant compte de nombreuses communications internationales au moment de sa sortie en Italie, en 2006, affiche l’éclectisme des terrains parcourus par le grand historien italien Carlo Ginzburg. En revanche, le titre qui les rassemble propose l’hypothèse d’un fil conducteur — celui de la trace, une « méthode » exposée en 1986 dans Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, traduit en français en 1989 et ressorti dans une édition revue chez Verdier, en 2010. L’ordre des articles rassemblés n’est pas chronologique, il ne correspond pas à celui de leur parution ou de leur rédaction, mais constitue une progression chronologique des « objets » — Montaigne avant Chapelain, Anacharsis avant Stendhal, Voltaire avant l’antisémitisme des années 1920 —, et propose un parcours sur le statut de la réalité et du vrai à l’intérieur d’une réflexion sur les conditions de production du discours historique : ainsi par exemple, le troisième article, consacré au Montaigne des « cannibales », date de 1993 (« III. Montaigne, les cannibales et les grottes ») et se situe avant l’article consacré à Chapelain (« IV. Paris 1647 ») qui date de 1992 et entend faire du xviie siècle un moment décisif dans l’évaluation de la fiction romanesque comme productrice du vrai.

2Au-delà du jeu avec la chronologie, écho aux ruptures temporelles qui marquent nombre d’analyses, il y a production d’un discours d’histoire sur les rapports entre le couple vrai/faux et le fictif et, plus progressivement, sur les implications éthiques des conceptions de l’histoire. Si les premiers articles exposent un objet, en se fermant sur quelques lignes de réflexivité méthodologique, parfois un peu elliptiques (« IV. Paris 1647 », ou « V. les Européens découvrent les chamans » par exemple), les articles de la fin sont plus globalement historiographiques. Démarrant sur quelques réflexions sur « vérité » et « réalité » — dont C. Ginzburg revendique le caractère presque désuet —, le volume pose la question des « effets de vérité » de l’écriture de l’histoire pour battre en brèche les mises en question « sceptiques » du récit historique (au motif de sa trop grande contiguïté avec le récit de fiction), interroge au passage les « effets » propres à la fiction (comme « le discours direct libre », dans l’article sur « L’âpre vérité ») et se ferme donc sur plusieurs articles d’historiographie qui trouvent de nouvelles résonances dans le recueil : l’un consacré à Siegfried Kracauer (XII. « Détails, gros plan, micro‑analyse »), semble ainsi revenir sur la seconde partie du précédent consacré au « principe de réalité » d’Hayden White (XI. « Unus testis »), un autre constituant une « synthèse » partielle sur la micro‑histoire (XIII), d’autres proposant des réflexions de méthode sur « l’Inquisiteur comme anthropologue » (XIV) ou sur la façon dont sa recherche sur les sorcières est née (XV) répondent à ceux que le volume consacre à Montaigne, Voltaire, aux chamans ; enfin un questionnement sur la preuve (Annexe) fait retour vers certaines pages de l’article « Unus testis », un des plus intéressants du volume (p. 312 notamment). L’ensemble témoigne de la ténacité avec laquelle C. Ginzburg réfléchit continûment — quels que soient les apparents « sauts et gambades » de sa méthode — aux implications des options historiographiques : la ligne conductrice du recueil porte ainsi sur ce qu’implique de faire de l’histoire le produit de l’historiographie — réflexion qui confère à l’ensemble une dimension d’histoire intellectuelle de la philosophie de l’histoire tout autant que de l’écriture de l’histoire.

Constellations

3L’ensemble est par ailleurs traversé de notions qui, telles des îles, forment le terrain discontinu de ses différents parcours, parfois éblouissants, toujours foisonnants : notion d’« estrangement » — chez Montaigne, chez Voltaire, chez Kracauer —, qui vaut pour les auteurs étudiés comme pour l’historien se déprenant de lui‑même ; notion de « distance », que ce soit à propos des libertins érudits et de leur rapport sceptique aux religions, retourné en sentiment de supériorité ou en proximité émotive (p. 139) ; articulation histoire/historiographie donc, chez Hayden White, historien américain formé par le néo‑idéalisme italien de Benedetto Croce et Giovanni Gentile, ou chez les historiens français des années 80 ; référence récurrente au grand travail d’Erich Auerbach dans Mimesis, c’est‑à‑dire à une certaine définition de la « réalité » certes, mais tout autant à un moment de l’écriture critique, dans l’exil, à une position d’« estrangement par rapport à la réalité » qui relie Auerbach à Flaubert ou Kracauer, outre Voltaire (chap. I, VI, IX, XII) ; rapport entre historien et anthropologue, envisagé notamment à l’intérieur de la configuration inquisiteur/historien (« XIV. L’inquisiteur comme anthropologue »), mais aussi en amont dans certains objets (« II. La conversion des juifs de Minorque », « V. Les Européens découvrent ou redécouvrent les chamans »). Ce que C. Ginzburg appelle « traces », ce que son travail constitue comme des « traces » dans la forêt des écrits qu’il déchiffre procède bien d’une méthode, qui consiste à déployer les notions en les déplaçant dans le temps, en les « retrouvant » pour ainsi dire de loin en loin à travers des positions proches : on n’est pas ici dans quelque chose comme une iconologie d’historien, mais dans un jeu de pistes, une chasse sur un territoire dont C. Ginzburg seul connaît le relief, même si l’on y reconnaît certains principes de la rigueur historienne, tel celui qui consiste à retourner voir le texte cité en seconde main, à remonter à la « trace ».

4Le fil continu qu’interroge C. Ginzburg et qui motive la constitution du recueil est, on l’a dit et il s’en explique dans une brève introduction, le rapport des textes au « réel », la production de la vérité par un type d’engagement historien dans un statut conféré à la réalité : cela, qui n’est pas à proprement parler extraordinaire, se tient pourtant ici entre l’hypothèse — à laquelle C. Ginzburg n’adhère pas — selon laquelle le statut de l’objet historique est entièrement constitué à partir de textes (des considérations sur l’identité du document au réel chez Benedetto Croce par exemple), et celle qui dit que le découpage du monde historique est produit par les écrits de nature historique ou fictionnelle (p. 320 sq). Plus que dans quelques passages où l’on tombe sur des remarques assez plates sur ce que permet la fiction que ne permettrait pas l’histoire (« IX. L’âpre vérité. Un défi de Stendhal aux historiens »), sur « la foi historique » ou sur le fait que l’objet de l’histoire est de « construire l’histoire vraie sur l’histoire fictive » (« IV. Paris 1647 », p. 140), c’est lorsque cette question de découpage subsume la différence histoire/fiction, lorsqu’elle l’englobe, que l’analyse devient véritablement passionnante. En posant la question de la « vérité », en affirmant un en dehors de l’écriture de l’histoire, en faisant l’histoire des choix sceptiques de certains historiens, C. Ginzburg montre les conditions de possibilité intellectuelle du négationnisme ou du révisionnisme. Il interroge plus largement les « effets » idéologiques que chaque lecture opère sur les objets étudiés et les sources, faisant apparaître la dimension proprement politique et intellectuelle de toute option méthodologique, de tout découpage, puisqu’il y a découpage, choix, dès lors qu’il y a écriture. Ce qui vaut, bien évidemment pour lui‑même, par exemple quand il affirme que l’histoire doit

surmonter l’incrédulité, nourrie par les objections récurrentes du scepticisme, en rattachant à un passé invisible (grâce à une série d’opérations opportunes) des signes tracés sur du papier ou des parchemins : des pièces de monnaie, des fragments de statues abîmées par le temps. (p. 140)

5Figure de son propre travail donc.

Lectures

6Cela dit, on trouvera que, dans les articles de ce volume, la notion de traces est peu construite et qu’il revient surtout au lecteur de mettre ces travaux en rapport avec ce que C. Ginzburg dit ailleurs de la trace. Ce qui frappe surtout dans ce recueil est la façon dont l’historien du Fromage et les vers ne cesse de restituer des parcours de texte, de fragments de texte, d’analogies, d’idées même, comment il reconstitue avant tout des « lectures » : jamais aucun texte n’apparaît ici pour lui‑même, toujours il est mobilisé au sein d’une lecture — c’est Spinoza lu par Voltaire, Flaubert par Taillandier, Polybe par Strabon, l’évêque Sévère par l’historien Peter Brown, La Calprenède par Mme du Deffand, Chklovski par Auerbach via Brecht… Reconstitution infinie. Le moteur — en partie affiché, mais en partie seulement — qui motive l’enquête par traces, c’est la lecture : il n’est aucun texte (littéraire ou non), aucun écrit qui n’apparaisse dans ces articles hors du lien qu’il constitue entre deux auteurs. Ce point permet d’envisager la trace — écrite — comme l’intermédiaire entre une idée, un auteur, un texte et une autre idée, un autre auteur, un autre texte. Il y aurait trace, pour C. Ginzburg, parce qu’il y a (eu) un lecteur, et aussi sans doute parce qu’une lecture laisse une trace dans une pensée, parce que cette pensée est saisie par quelqu’un d’autre, et qu’il y aura ainsi une trace de la trace : tel dialogue de Voltaire qui « décrit le monde comme une scène d’extermination réciproque » laisse indubitablement une trace chez Sade soutenant que « l’assassinat est un comportement normal » (p. 201‑202), mais tel passage de Spinoza a « préparé le terrain à Voltaire » (p. 174), tel texte de Vitruve a pu être vu par Montaigne dans la traduction de Jean Martin éditée en 1547 (p. 88), etc.

7Parfois l’objet étudié est présenté comme ayant déjà été lu par quelqu’un dont nous sommes à notre tour le lecteur — Anacharsis par Charles Bovary (« VII. Anacharsis interroge les indigènes »), Israël Bertuccio de Casimir Delavigne par Julien Sorel (« VIII. Sur les traces d’Israël Bertuccio »). Parfois il s’agit d’un simple écho, tel le chapon de Voltaire que l’on retrouve chez Mandeville (p. 199). Parfois il faut que la présence d’un auteur chez un autre ait reçu une médiation pour être mentionnée — en l’espèce la médiation de Benjamin dans l’article sur Kracauer, où figure tout un passage dans lequel le lien entre Proust, Kracauer, Benjamin est entièrement et seulement construit par le fait que le cahier qui sert de support à l’écrit cité a été écrit à Marseille : c’est en fait le lieu, et seulement le lieu, Marseille, qui fait le lien entre les auteurs : Kracauer y a rencontré Benjamin, on peut imaginer que celui‑ci a parlé de Proust, qu’il a traduit (p. 343), et si on peut le faire, c’est parce que l’impassibilité photographique selon Kracauer pourrait expliquer la « notion d’inconscient optique » utilisée quelques années auparavant par Benjamin.

8Cette contextualisation un peu « molle » d’un rapprochement (il en est de plus « fermes » dans le volume) montre bien comment C. Ginzburg probabilise les conditions d’une circulation de l’écrit ou de la pensée, comment il postule la rencontre. Il arrive que la fragilité de l’élément d’explication frappe, comme si ce qui lui importait, c’était d’abord d’énoncer une modalité d’accès concrète, réelle, de Kracauer à Proust, pour reprendre l’exemple déjà cité, c’était l’énoncé de la rencontre. Comme si l’important — ou le fond méthodologique du travail de Ginzburg — était cela : la possibilité, la probabilité, de la lecture1. La trace ne nomme donc peut‑être pas tant l’écrit que la pensée de sa saisie, de sa circulation, de sa présence même dans un monde de signes. Chez C. Ginzburg, tout écrit fait signe vers une lecture, si bien qu’une façon de lire C. Ginzburg pourrait consister à suivre la dynamique qu’il propose : autrement dit, par exemple, à lire Kracauer pour voir peut‑être comment Kracauer fait en retour lire C. Ginzburg.

Unus testis

9Si le diffusionnisme consiste à postuler une matrice, une origine pour un schéma mythique, un centre à partir duquel on peut étudier des parcours, des itinéraires, alors il y a bien une forme de diffusionnisme textuel chez Ginzburg, sans nul doute une trace de sa formation philologique. Chacune de ses analyses postule la « source ». Dans ce parcours des écrits ou des fragments d’écrits que l’historien lui‑même dit souvent marqué par la « discontinuité » (p. 247), mais qui littéralement a horreur du vide, ce parcours qui n’affiche ses trous que parce qu’il cherche à reconstituer la complétude d’une histoire, il y a la possibilité d’une déformation totale de l’objet de recherche, la possibilité d’une dissolution de la figure réelle à une figure fictionnelle, c’est‑à‑dire déjà lue, récrite par un autre. À un moment donné, dans l’article sur Israël Bertuccio — personnage mentionné par Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et véritable objet d’une enquête qui remonte jusqu’à son modèle « réel », sous le nom différent d’Isarelo Bertucci —, C. Ginzburg résume ce risque par la parabole du couteau de Lichtenberg : si je change la lame puis le manche de mon couteau, est‑ce que j’ai encore le même couteau ? « Mais un lecteur passionné de Lichtenberg nous invite à considérer la question différemment » : autrement dit, un lecteur « passionné » comme C. Ginzburg confronte et rapproche les textes. En l’espèce il pensera à la « ressemblance de famille » selon Wittgenstein, qui lui permet de penser l’objet d’enquête en transformation à travers le temps, le rapport entre le personnage réel et son devenir historique (y compris dans la fiction) à partir des portraits composites de Francis Galton (surimpression de photos des membres d’une même famille ou d’un groupe social déterminé pour isoler une physiologie typique (celle d’une famille, d’un criminel ou d’un syphilitique), et peut‑être d’en venir enfin au modèle des séries polythétiques (aba bcb cdc ded) selon Rodney Needham, anthropologue du xxe siècle (p. 246) : l’ombre d’un personnage lu par un autre peut aboutir à une figure sans trait commun avec la première — que reste‑t‑il d’Isarello Bertucci dans Israelo Bertuccio, comme le petit‑d n’a plus rien à voir semble-t-il avec le petit-a de la série dans laquelle il entre pourtant.

10Avec ce curieux exemple, on touche, de manière en quelque sorte latérale, une des questions parcourant le livre et qui concerne les modalités de connaissabilité de l’épaisseur du monde historique. Dans l’article sur le « principe de réalité » (« XI. Unus testis »), C. Ginzburg rappelle la position de Tolstoï sur l’écart entre l’événement réel et les souvenirs fragmentaires qui servent aux historiens, pour rendre compte d’une bataille par exemple : cet écart

ne peut être comblé qu’en recueillant les mémoires de tous les individus (jusqu’au plus humble soldat) directement ou indirectement mêlés à la bataille. (p. 332)

11L’idée, souligne-t-il, fut rejetée par Benedetto Croce qui pensait que l’on tient toute la connaissance possible à tel ou tel moment, mais elle saisit par la façon dont elle décrit l’objet historique comme totalité inatteignable, figurée selon un mode particulier — le tout de l’événement historique étant pensé comme la somme des parties, l’impossible somme des témoignages.

12De cette idée, dont C. Ginzburg explique dans un autre article (p. 386) qu’elle est chez lui fondatrice, on remarquera qu’elle est une certaine façon de poser le rapport entre micro et macro à l’échelle de l’écriture de l’histoire. Du point de vue méthodologique, ce qui frappe, c’est le rapport existant entre cette hypothèse (ce ne peut être qu’une hypothèse) qui imagine de reconstituer l’événement par la somme des témoignages et la pensée de la dissolution de l’objet historique que l’historien recherche dans le temps comme reconstitution de la série polythétique d’un personnage. Il y a là une même façon de penser la connaissabilité historique, comme une somme impossible, comme remplissage infini d’un cadre, d’une frontière en quelque sorte — que ce soit le cadre d’une « bataille », ou le cadre posé par une citation de Stendhal dans le cas d’Israël Bertuccio.

13Ce rapprochement fait apercevoir que, très curieusement du point de vue de la place de C. Ginzburg dans la microstoria et de la pluralité même des objets qu’il étudie ici, il n’y a pas de cas dans ce recueil d’articles, ou plutôt que le « cas » y est pensé d’une manière relativement fermée. L’introduction fait observer qu’

étant donné  qu’il s’agit […] d’un terrain infesté par les lieux communs et les généralités, le rapport entre récits historiques et récits de fiction devait faire l’objet d’un examen le plus complet possible, à travers une série d’exemples,

14et que rétrospectivement les thèmes traités se sont révélés des « exceptions », autrement dit des « cas » (p. 14). C. Ginzburg définit ces cas en référence à André Jolles, comme posant « une question sans fournir la réponse, en signalant une difficulté non résolue » (p. 15). Quelque chose resterait donc irrésolu tout au long des cas étudiés, qui nécessiterait au fond d’avoir recours à l’infinitude des cas existants. Il n’y aurait pas d’accès à la généralité des objets étudiés (singuliers) par un autre type d’articulation du particulier (d’un objet étudié) et du général que celle de la somme des parties (des savoirs reconstitués), l’exhaustion des traces, des sources, l’infini épuisement de la « reconstitution » en quelque sorte. Significativement, C. Ginzburg l’affirme ailleurs dans le volume : « en toute rigueur », il n’y aurait pas d’hapax, il n’y pas de document, «même le plus anomal » (p. 381), qui ne soit susceptible d’entrer dans une série. Autrement dit, le cas est pensé comme exception dans un cadre limité, et dans ce cadre il laisse ouverte la question qu’il pose, non comme ce qui offrirait à l’analyste la possibilité d’un changement de paradigme2. Voilà qui restreint la pensée du cas, et qui « prive » l’analyse de l’apport méthodologique d’une véritable exception, qui la prive peut‑être en outre d’une réflexion sur le rapport de la partie au tout comme rapport pensé, construit, et variable de la partie au tout. Si bien que, alors même que les lectures de C. Ginzburg, ses enquêtes par traces offrent au lecteur des objets éminemment singuliers au regard des constructions académiques qui épuisent souvent l’intérêt des chercheurs, alors que ses sauts méthodologiques ou certaines de ses « digressions » font parfois littéralement voir des fragments du passé, ils postulent en même temps rien moins que l’infinitude de l’érudition, le tissu compact et continu de la tradition, la forêt des noms d’auteurs qui le constitue.

15Voilà sans doute pourquoi — le fait sera sensible au lecteur non historien —, de la littérature comme institution, il n’y a pas trace dans ce volume qui s’intéresse à nombre de textes pourtant définis comme « littéraires » : c’est dans la tradition que Carlo Ginzburg évolue, c’est la tradition que son travail d’historien, frappé au coin de sa formation de philologue, postule et reconduit ; c’est le monument qu’il arpente. Travaillé par la question de la fiction, il ne voit pas la littérature, qu’il utilise néanmoins. Il est vrai que ce sont les individus — les auteurs — plus que les structures ou les institutions qui prévalent dans sa réflexion sur l’écriture de l’histoire. Mais de manière surprenante, un des effets de cette perspective dans un tel effort de synthèse sur la fiction et l’histoire est qu’elle classicise quelque peu la stature d’historien de C. Ginzburg, au risque de masquer pour le lecteur la figure nouvelle que faisait surgir si fortement, en 1973, Il formaggio e i vermi [Le Fromage et les vers], plus tard, en 1989, Storia notturna : una decifrazione del sabba [Le Sabbat des sorcières, 1992], en 1991, Il giudice e lo storico [Le Juge et l’historien, 1997 et 2007], en 1998 Occhiaccidi legno nove riflessioni sulla distanza [À distance. Neuf études sur le point de vue en histoire, 2001], en 1999 encore, Rapporti di forza : storia, retorica, prova [Rapports de force, 2003]. Alors même que les articles rassemblés déploient tout un travail réflexif sur les limites de l’écriture de l’histoire, alors même qu’ils semblent mettre à plat devant l’historien les différents écrits qu’ils analysent, ils n’interrogent pas les modes de production de la valeur de ses écrits, mais reconduisent l’image compacte et dense de la tradition.