Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Renaud Lejosne-Guigon

Littérature & philosophie mêlées : Novalis & la forme poétique de la vie

Olivier Schefer, Novalis, Paris : Éditions du Félin, coll. « Les marches du temps », 2011, 277 p., EAN 9782866457501.

« Chaque vie est une histoire. […] La

vie ne doit pas être un roman que l’on

nous donne mais que nous faisons. »

Novalis, Poëticismen

1Lire Novalis comme un philosophe à part entière ne va pas de soi. Longtemps, notamment en France, on a lu son œuvre plutôt comme celle d’un poète, poésie s’entendant alors par opposition au concept, et donc à la philosophie. Un texte emblématique de cette vision mysticisante du poète allemand est la belle préface d’Armel Guerne — significativement intitulée « Novalis ou la vocation d’éternité » — à sa traduction de la poésie de Novalis chez Gallimard1, où le poète apparaît comme un « ange de l’immortalité », figure transcendante à l’histoire et antidote aux vicissitudes politiques de la condition humaine.

2L’histoire de la réception de Novalis est en cela emblématique de celle du romantisme allemand en général, particulièrement de l’école d’Iéna, demeurée, jusqu’à une date récente, peu ou mal lue en France. Depuis quelques années, l’histoire et les problématiques du groupe iénaen sont mieux connues, notamment grâce au long et important essai‑anthologie publié il y a bientôt dix ans par trois chercheurs, Charles Le Blanc, Laurent Margantin et Olivier Schefer, sous le titre novalisien (le Brouillon général parle de poëtische Weltform) de La Forme poétique du monde2. Depuis ce livre, la figure de Novalis s’est trouvée pour nous modifiée : arrachée à l’illuminisme ou au mysticisme symboliste, sa pensée philosophique se trouve replacée à l’intérieur de la réflexion philosophique post‑kantienne en Allemagne, que les auteurs de l’anthologie appellent « romantisme philosophique » pour la distinguer de la tradition de l’idéalisme allemand et de sa triade Fichte‑Schelling‑Hegel, triade elle‑même hégélienne et devenue ensuite classique voire scolaire. « Est romantique cette pensée qui soutient que la subjectivité peut connaître l’en‑soi », résume Ch. Le Blanc3. C’est à cette connaissance que Novalis a voué sa vie et son travail : loin d’être un rêveur à la recherche de vagues correspondances, il est un penseur (philosophe, minéralogiste, physicien — les premières lignes du texte romanesque Les Disciples à Saïs font référence aux phénomènes du magnétisme, de la cristallisation des roches, de l’agencement fractal des flocons de neige) qui promeut, dans ses fragments en vue d’une encyclopédie, l’idée d’une systématique combinatoire du réel.

3La démarche consistant à lire Novalis en philosophe avait certes quelques précurseurs en France : on peut penser à un article célèbre que Jean Wahl consacra en 1949 au problème du principe de non‑contradiction dans la pensée novalisienne, ainsi qu’à l’intéressante — quoique philologiquement inutilisable aujourd’hui — traduction des fragments encyclopédiques par Maurice de Gandillac4. Cependant, l’intérêt des travaux récents que nous avons cités est d’opérer une ré‑historicisation de la philosophie de Novalis. Sa pensée apparaît ainsi avant tout comme une réception critique de l’héritage kantien. Loin d’opérer une rupture irrationaliste avec l’Aufklärung, elle constitue un approfondissement du criticisme transcendantal qui vise à élargir les notions de raison, de connaissance et de monde en remontant à une intuition où perception et création ne sont pas dissociables. Par une sorte d’anticipation du Claudel de l’Art poétique (1907), Novalis écrit ainsi dans Les Disciples à Saïs :

L’homme, tandis qu’il pense, remplit de nouveau la fonction originelle de son existence ; il revient à la contemplation créatrice, à l’endroit même où naissance [Hervorbringen] et connaissance [Wissen] se trouvent mutuellement liées de la plus surprenante façon, et à cet instant précieux de la jouissance véritable où l’être se féconde5.

Le mythe Novalis

4Un ensemble de traductions récentes du corpus novalisien aux éditions Allia et aux presses de l’ENS (le Brouillon général, les Semences, les Derniers fragments de 1799‑18006), s’appuyant sur l’édition philologique allemande réalisée par et dans le sillage de Paul Kluckhohn, Hans‑Joachim Mähl et Robert Samuel, ainsi que quelques articles et ouvrages critiques (en particulier ceux d’O. Schefer et de L. Margantin, pour rester dans le domaine français7) ont ainsi permis l’ouverture de nouveaux champs de recherche sur le Novalis penseur.

5Le livre d’O. Schefer paru en mai dernier aux Éditions du Félin s’inscrit dans la continuité de ces traductions et commentaires. Comme eux, il vise à reprendre à nouveaux frais le commentaire des textes de Novalis, dans une perspective qui prolonge la critique de ce qu’on pourrait appeler — d’une formule à résonance étiemblo‑rimbaldienne — le mythe Novalis. Ce livre a l’ambition à la fois de combler un vide, puisqu’il n’existe pas de biographie de Novalis en langue française, et de balayer un ensemble d’idées reçues qui peuvent faire écran à la lecture de l’œuvre. Le précédent Poésie de l’infini, du même auteur, ayant déjà mis à mal les fondements du mythe de Novalis, le présent ouvrage en poursuit la déconstruction (p. 18) en s’attaquant plus précisément à la question biographique. En tant que biographie critique, c’est donc, pour ceux qui connaissent déjà Novalis, un compagnon de lecture et de travail, et pour les autres, une introduction à la vie et à la pensée du philosophe romantique faisant justice des clichés qui les entourent.

6Plus que celle d’autres romantiques, en effet, la figure de Novalis est entourée d’un halo d’images d’Épinal qui, de la première édition, hagiographique et tronquée, de ses œuvres par son ami Ludwig Tieck, à la réception de son œuvre en Allemagne et en France au xixe  et xxe siècles, en polluent la lecture. La plus tristement célèbre de ces images d’Épinal est celle de la « fleur bleue » d’Henri d’Ofterdingen, devenue emblème d’une sentimentalité mièvre — en ce sens son destin est métonymique de celui de l’adjectif « romantique » — alors qu’elle renvoie, dans la première partie du roman inachevé de Novalis, intitulée « L’Attente », à l’aspiration vers l’absolu, à la possibilité — d’abord entrevue en rêve puis recherchée à travers la quête de la poésie, de l’amour et du divin — d’une transfiguration du monde par la poésie8.

7Empruntant au Barthes des Mythologies sa définition du mythe comme essentialisation idéologique de la contingence historique, O. Schefer critique les interprétations éthérées qui sanctifient le poète au lieu de le lire. Il s’attaque particulièrement à deux mythes tenaces : celui du poète catholique (alors que Novalis, contrairement à son ami Friedrich Schlegel, ne s’est jamais converti au catholicisme) et celui du poète désincarné, pur esprit :

Il suffirait pourtant de relire ses nombreuses allusions au flirt et à la séduction (avant et après la mort de Sophie), mais aussi, dans son Journal après la mort de Sophie, ses annotations relatives à ses repas et à ses élans sensuels matinaux pour comprendre que ce poète philosophe était un être bien incarné, amateur de chair, affable, mais brûlant tout par sa nervosité9.

8L’auteur met l’accent sur l’importance du désir des corps chez Novalis, n’en déplaise à certains exégètes chrétiens dont les scrupules — Xavier Tilliette écrit que « la dévotion eucharistique de Novalis est entachée de sensualité inquiétante10 » — sont écorchés au passage, par exemple à propos de l’interprétation des Cantiques spirituels (p. 230) qui mettent en jeu une expérience mystique dans laquelle l’érotisme et la réversibilité de l’âme et du corps sont centraux. Le Novalis d’O. Schefer n’est pas un anachorète qui viserait à en finir avec le désir : « il aspire moins à apaiser le désir qu’à le stimuler indéfiniment11 ».

Une biographie intellectuelle

9L’intérêt majeur du livre est de délaisser l’anecdote pour tracer l’itinéraire de pensée de Novalis et restituer à cette pensée à la fois sa vitesse, sa richesse et son foisonnement. Il s’agit avant tout d’une biographie intellectuelle, ce que suffit à indiquer la consultation de la table des matières en fin de volume : le plan du livre est articulé sur les textes, qu’ils soient célèbres (le chapitre VII traite des Grains de pollen, le chapitre X des Disciples à Saïs, le chapitre XII d’Henri d’Ofterdingen) ou méconnus (le Jugendnachlaß publié seulement en 1998 dans le chapitre II, les Klagen eines Jünglings dans le chapitre III, les Fichte-Studien dans le chapitre IV, le Journal du deuil de Sophie dans le chapitre V, etc.).

10Un des grands mérites de cette démarche est — outre qu’elle délaisse l’anecdotique pour se placer au cœur de l’écriture et de la pensée de Novalis — l’importance qu’elle accorde aux années de formation. L’auteur consacre en effet plus de cent pages (les six premiers chapitres du livre) à revenir sur les lectures et le travail du jeune philosophe et poète dans la période qui précède l’année pivot de 1798, celle qui voit l’adoption par Friedrich von Hardenberg du pseudonyme « Novalis » et la publication en revue de deux recueils de fragments très importants, les Grains de pollen et Foi et Amour. Dans le chapitre II, les précisions apportées au sujet de la lecture précoce de Kant (p. 60), de la question de l’idéalisme, déclaré « dét[enir] la clef de l’œuvre » (ibid.), et du dépassement des antinomies (p. 73, à propos de l’influence de Schiller) sont très éclairantes.

11Le chapitre VI est lui aussi précieux, montrant de manière précise et convaincante à la fois ce que Novalis emprunte à Kant, à Hermsterhuis, à des penseurs mystiques comme Maître Eckhart ou Madame Guyon, ou encore à Schelling, mais aussi comment sa pensée se différencie de ces influences. De Kant, Novalis hérite la nécessité de penser des idées régulatrices, mais chez lui ce rôle sera assumé par la fictio poétique elle‑même, la construction proprement imaginative (p. 136). À la tradition mystique, le jeune philosophe romantique reprend l’idée d’une passivité intrinsèque à la pensée, mais dans sa pensée une telle passivité entre dans une contradiction féconde et productive avec la fondamentale activité qu’il voit, avec tout le romantisme iénaen, au fondement de la nature réflexive de l’esprit (p. 139‑142). C’est là un problème qui n’intéresse pas seulement l’histoire des mysticismes : il s’agit d’une véritable question philosophique qui engage l’alternative Fichte‑Spinoza, cardinale pour Schelling et tous les penseurs de sa génération, dont Novalis.

12La place de la pensée fichtéenne dans la philosophie de Novalis est elle-même abordée à plusieurs reprises dans le livre, et d’une manière qui lui donne toute son importance. L’idée d’une liberté s’éprouvant au contact de la liberté d’autrui — « un ami éduque l’autre pour soi‑même » écrivit un jour Novalis (cité p. 69) —, la critique (construite à partir des thèses du premier Schelling) des apories solipsistes de l’autoposition de la conscience fichtéenne, ces élaborations conceptuelles ne sont que quelques exemples du dialogue avec Fichte, dont O. Schefer montre qu’il traverse toute la pensée de Novalis. Dans chaque cas, c’est l’inventivité poético‑conceptuelle de ce dernier que l’ouvrage met en valeur, particulièrement lorsque l’auteur retrace la genèse du moi selon Novalis, moi toujours clivé et décentré par rapport à un fondement non subjectif que Novalis renvoie du côté du Gefühl et appelle « acte primordial » (Urhandlung). La subjectivité émerge donc d’un fondement non subjectif, sourde basse continue de la vie du moi. Ce fondement sombre dont se détachent le sujet pensant et le sujet lyrique prend dans les textes de Novalis différents visages et différents noms : passivité, inconnu, nature, et, bien sûr, Nuit12.

13Le livre, cependant, ne délaisse pas les événements de la vie personnelle du poète et philosophe pour ne s’intéresser qu’à sa vie intellectuelle, mais s’attache plutôt à montrer l’entremêlement des deux. La vie est pour Novalis, comme pour son biographe, la matière même de ce qui est à penser, un texte à déchiffrer et à transformer en concept, ou en poésie. C’est là le sens de l’impératif de « romantisation du monde », lancé par Novalis dans un fragment célèbre. Un développement particulièrement intéressant à cet égard est celui consacré à la mort de Sophie von Kühn. Le chapitre V, « L’idéalisme et la mort », s’emploie à reconstituer le sens de l’événement « Sophie » dans le parcours de Novalis, accordant à la jeune défunte de quinze ans le statut d’un véritable « personnage conceptuel » (p. 115) au sens deleuzien, à l’instar de la Béatrice de Dante. L’amour qu’elle inspire à Novalis fait l’objet chez lui d’une élaboration philosophique qui rapproche cet amour de l’expérience religieuse, au sens romantique du terme, c’est‑à‑dire de l’expérience d’une absoluité : « J’ai de la religion pour Sophie — pas de l’amour. Un amour absolu, indépendant du cœur, et fondé sur la foi, est religion » (voir aussi le chapitre IV du livre : « Amour, imagination et philosophie »). La mort de Sophie est pensée comme événement, laissant au poète et à son biographe le legs de penser son sens. Novalis fait de cette mort l’opérateur d’une transfiguration. « La mort, écrit Novalis dans un de ses derniers manuscrits, est le principe romantisant de notre vie » (cité p. 118). Le Journal de deuil est commenté de manière passionnante comme une tentative d’observation de soi de l’extérieur et non plus de l’intérieur, jusqu’à la perte de soi (comme les figures de Caspar David Friedrich sont perdues dans des paysages qui n’ont pas de fin). Ce Journal s’efforce, à partir d’un travail sur le désir érotique et l’expérience hallucinatoire, de placer la figure de la morte au centre de l’expérience éthique, philosophique et poétique à venir. Entre le 16 et le 29 juin, Novalis écrit ainsi, « aie toujours la chère Sophie devant tes yeux », et le 17 mai : « Mon but principal devra être de tout relier à l’idée de Sophie » (p. 130).

De Novalis à son époque

14De la réflexion sur le développement de la pensée allemande après Kant à l’insistance sur les enjeux de la réception de la Révolution française dans le monde germanique, ce livre est, en même temps qu’une biographie de Novalis, un portrait de son époque. Biographie d’une génération et d’un mouvement de pensée, unifiés par l’ambition romantique, par la figure des frères Schlegel, et par l’éphémère revue de l’Athenäum qui rassembla autour d’elle le mouvement que nous appelons aujourd’hui premier romantisme allemand, ou romantisme d’Iéna. Non content cependant de se faire l’historien de ce mouvement, O. Schefer propose une problématisation de la notion même de « mouvement littéraire » (ou philosophique) et réfléchit à la spécificité de l’histoire d’une telle entité. C’est le cas par exemple lorsqu’il met l’accent sur l’importance de certains événements, menus faits en apparence, contingences historiques, mais qui rétrospectivement s’avèrent cruciaux dans le devenir des groupes littéraires : ainsi de ce hasard qui réunit les membres de la future revue (moins Tieck et Wackenroder), les 25 et 26 août 1798 à la Gemäldegalerie de Dresde, lors d’une visite qui va précipiter, au sens chimique du mot, le groupe. Catalysé par la figure de Friedrich Schlegel, il deviendra L’Athenäum l’année suivante.

15C’est également le cas lorsque l’auteur met en avant la facette novatrice voire révolutionnaire de l’utopie iénaenne. Appelé par O. Schefer « Sécession romantique » (c’est le titre du chapitre VIII), le groupe d’Iéna est crédité — par cette référence implicite aux sécessions de la fin du xixe siècle, celles de Munich, Vienne et Berlin (ce dernier groupe, la Berliner Secession, fut fondé en 1898 soit cent ans après la revue de l’Athenäum)— d’une anticipation des mouvements modernistes européens du premier tiers du xxe siècle. De fait, c’est la modernité fascinante du romantisme qui est mise en avant dans ces pages. Il suffit de penser à la dissolution de la notion d’auteur qui est en jeu dans les pratiques de la symphilosophie (pensée collective) et de la sympoésie (écriture poétique plurielle) appelées de leurs vœux par Novalis et les frères Schlegel. Ces pratiques semblent pour nous comme des anticipations de certains mots d’ordre de Lautréamont ou de Dada, voire des expériences d’écriture collective et d’effacement de l’auteur tentées en mai 1968 dans les séances du Comité d’action étudiant et écrivain autour de Blanchot, Duras et Mascolo. O. Schefer ne cite pas ces exemples mais renvoie aux passages du Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes sur le rapport entre écriture et utopie de la langue. Novalis écrit à l’époque : « Peut‑être qu’un jour, l’on écrira, l’on pensera, et l’on agira en masse [en français dans le texte] — Des communautés entières, des nations mêmes entreprendront une œuvre » (cité p. 163). L’utopie est à la fois poétique et politique : elle proclame la nécessité du fragment comme forme même de la modernité et celle d’un dépassement des groupes existants et l’invention de nouvelles formes de vie et d’action collective. Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy y avaient déjà insisté dans L’Absolu littéraire, en particulier dans les pages consacrées au quatuor Friedrich‑August‑Dorothea‑Caroline. O. Schefer reprend ces textes et ces événements pour insister à la fois sur l’échec de l’utopie politique et sur son corollaire, la réussite littéraire — littérale — qu’est l’ébranlement de la notion d’auctorialité dans l’art et la pensée :

La relative brièveté des contributions, l’aspect rhapsodique de l’ensemble et la prétention dialogique de la revue (…) ouvertement assumés congédient le mythe du grand œuvre unique et de la souveraineté de l’auteur. (p. 176)

16Encore cet échec politique est‑il lui‑même relatif, comme le rappelle l’auteur, puisque l’engouement républicain du cercle des Schlegel l’aura notamment conduit à « remettre en cause le partage traditionnel entre les sexes » d’une manière, précise O. Schefer, « qui serait aujourd’hui appréciée par les gender studies ». De fait, la dimension objectivement féministe du romantisme allemand ne fait pas de doute, du libertinage de la Lucinde de Friedrich Schlegel à la réception de Mary Wollstonecraft et William Godwin par Caroline Böhmer‑Schlegel.

De la vaporisation et de la centralisation

17Ayant à parler de l’unité d’une vie, O. Schefer propose de penser cette unité non comme un donné mais comme un processus, comme mouvement d’unification. Le travail de Novalis apparaît à la fois comme diffraction et comme concentration. D’un côté, sa courte existence est mue par une force centrifuge où l’appétit intellectuel et vital du jeune homme le porte dans une multitude de directions apparemment hétérogènes : sciences, littérature, poésie, philosophie, etc. De l’autre cependant, il tente de tenir ensemble tous ces champs pour les unifier sous l’espèce du symbole. Le symbole désigne ici l’unification par la pensée du divers empirique du monde et de l’histoire, la perception intellectuelle de l’unité de ce qui se présente à la pensée. De sorte que les cloisonnements entre les différents objets à penser ne peuvent jamais être autres que contingentes, scolaires. Aussi Novalis refuse‑t‑il absolument, par exemple, la distinction ontologique entre le poétique, le scientifique et le pratique. L’idée d’unification et de destruction des dichotomies — comme celles de la poésie et de la philosophie, de la théorie et de la pratique, de l’art et de la nature — prend chez le philosophe un sens logico‑métaphysique extrêmement important, qui implique un dépassement du principe de contradiction lui‑même. « Anéantir le principe de contradiction, telle est peut‑être la tâche suprême de la logique supérieure », note‑t‑il dans un fragment (cité p. 142). Il est pour nous impossible qu’un tel programme de travail ne résonne pas avec la mise à mal du principe d’identité que Hegel mettra en œuvre quelques années plus tard.

18C’est la notion de « fiction » qui chez Novalis permet de penser ensemble le génie poétique et le génie scientifique. Elle est le centre de la critique qu’il adresse sur ce point à Kant : la poésie — le poiein comme production — unifie théorie et pratique, mais également littérature et savoir. De là, en opposition frontale avec le § 47 de la Critique de la faculté de juger, la possibilité et la nécessité de penser une génialité scientifique (p. 137‑138) : le Brouillon général pose ainsi que « la mathématique génialise méthodiquement. Elle est un art parce qu’elle a mis un procédé génial sous forme de règles — parce qu’elle apprend à être génie — parce qu’elle remplace la nature par la raison ». Les sciences n’ont pas à se séparer de la création poétique : tout à l’inverse, elles doivent elles‑mêmes être « poétisées », comme l’indique la lettre à A. W. Schlegel écrite de Freiberg le 24 février 1798 (p. 150 ; voir aussi p. 73). Cette indistinction fondamentale entre la création artistique, la création scientifique et la création philosophique va jusqu’à la position de l’existence d’une « poésie transcendantale », sorte de monstre kantien qui implique une remontée de la poiesis jusqu’à la source même de l’être — créer, connaître. Une telle poésie n’est pas le produit de l’art humain par opposition à la nature (ni même par ressemblance avec elle) mais désigne au contraire la poésie « originaire » (p. 149) par laquelle l’esprit épouse le mouvement créateur de la nature. Poète est le nom de ce point nodal entre esprit et nature, puisqu’aussi bien, comme le résume O. Schefer, « la nature étant création, seuls les artistes peuvent la comprendre ». Cette thèse, schelingienne, Novalis la reformule à partir de sa lecture de Goethe en disant que « seuls les artistes peuvent comprendre le sens de la vie13 ». C’est elle aussi qui permet de comprendre l’unification de tous savoirs sous l’égide de la poésie, que Novalis baptise ailleurs « romantisation ».

19Cette « passion du divers14 », qui caractérise la vie et le travail de Novalis, O. Schefer la place sous les auspices de ce qu’il appelle — en citant implicitement15 Gilles Deleuze et Kenneth White — une « pensée nomade ». Une telle pensée trouve son symbole le plus clair et le plus beau dans ces Grains de pollens que Hardenberg donne en 1798 à Schlegel pour le volume 1 de l’Athenäum : pensée séminale, germinative, fragmentaire, qui essaime, compose et recompose. Si un tel fonctionnement de la pensée peut sembler en contradiction avec la tension constante vers une encyclopédie du réel, il n’en est rien en réalité, dans la mesure où l’encyclopédie ne peut être autre chose qu’un système de fragments16. La Forme poétique du monde avait déjà montré comment le fragment prend sa place dans une combinatoire générale de ce qui est, de sorte que l’unité du monde doit se penser simultanément comme organique et comme combinatoire. L’harmonie de l’être est conçue par Novalis comme essentiellement mathématique, ce qui fait de lui une sorte de Leibniz romantique, et de sa pensée une sorte de « caractéristique » pythagoricienne17.

20En ce sens, si le projet d’encyclopédie a en tant que tel échoué — il n’a pas été conduit jusqu’au bout par Novalis —, la matrice qui devait le rendre possible a en revanche été menée à bien. Cette matrice conceptuelle est appelée, dans le Brouillon général, « encyclopédistique ». L’encyclopédistique est l’infrastructure rationnelle de l’encyclopédie, sa possibilité algorithmique. Elle est la mathesis de la philosophie romantique, une méthode pour penser l’unité du divers du monde et du savoir (p. 198). En ce sens, il faut relativiser l’idée d’inachèvement, qui est un des poncifs des commentaires de Novalis. La méthode universelle construite sous le nom d’encyclopédistique est un programme de travail philosophico‑scientifique ainsi qu’une pensée de la nature symbolique du monde, qui sera reprise par exemple sous la forme de la combinatoire de séries dans Les Disciples à Saïs, où se construit une « grammaire mystique de la nature » (p. 209). À nouveau, physique, métaphysique et poésie ne peuvent se penser indépendamment.

21L’encyclopédistique comme mode de pensée permet de percevoir l’unité de la pensée de Novalis : O. Schefer explique qu’« en recueillant la matière la plus vaste et les disciplines les plus diverses, [elle] nourrit l’art poétique polymorphe et polysémique de Novalis, qui repose précisément sur des analogies, des métamorphoses et des liaisons » (p. 200). C’est donc une notion elle‑même novalisienne qui doit permettre de saisir l’unité de sa vie comme trajectoire philosophico‑poétique. Le biographe le remarque, en insistant sur l’insuffisance ici des cloisonnements disciplinaires et des césures chronologiques :

Dans le bref laps de temps que fut sa vie, Novalis est‑il passé d’une étape théorique à une période plus romanesque, en ayant connu vers le milieu l’amour et le deuil ? Rien de tout cela ne rend compte de l’essentiel : la circulation du sens, la corrélation des thèmes, la simultanéité des approches.

Qu’est-ce qu’une vie poétique ?

22Une certaine correspondance se dessine donc entre l’œuvre, la vie et le concept. Dès l’introduction du livre (p. 13), O. Schefer propose, de manière toute novalisienne, de penser ensemble philosophie et poésie, science et art : on pourrait ajouter, philosophie et existence. L’unité de la vie est en même temps unité de la vie et de l’œuvre, non pas dans le sens théologique et psychologique des « vies » de Sainte‑Beuve, mais dans le sens d’une combinatoire. L’œuvre et la vie se pensent à l’intérieur d’une combinatoire, dans la dynamique d’une circulation. Mais que signifie exactement une « vie poétique » ? Est‑ce seulement l’addition de la vie et de la poésie, de la poésie à l’existence ? Le livre d’O. Schefer pose cette question, et ainsi problématise sa propre démarche. Or c’est une interrogation que Novalis lui‑même a mise au jour, d’où l’intérêt d’écrire une biographie de ce poète.

23Novalis, à la manière des anciens, ne sépare pas la pensée et la vie, la philosophie et l’existence quotidienne. Il ne sépare pas non plus la vie et l’art. L’activité artistique, en effet, n’est pas tant une production d’objet qu’un certain processus. Comme O. Schefer l’a montré dans un autre essai18, Novalis nous permet, cent‑cinquante ans avant Joseph Beuys ou Andy Warhol, de penser l’art comme un événement plutôt que comme un ensemble d’objets constitués. De cette dématérialisation de l’œuvre découle la possibilité d’aborder l’existence même comme matériau de l’art, comme elle l’est de la pensée. L’exemple le plus évident, qui n’est pas le moins beau, est celui de la pseudonymie, par laquelle Friedrich von Hardenberg, se donnant un nom qui est tout à la fois une traduction de son patronyme (harter Berg signifiant une montagne aride et novale une terre en friche) et un programme poétique (« novalis » désignerait une terre nouvelle à féconder), constitue le signifiant en « miroir magique de sa propre identité », selon la formule d’O. Schefer (p. 156). Si l’art est moins un produit qu’une production, tout est susceptible de devenir art : ce qui compte, c’est le poiein, c’est-à-dire une création qui instaure une véritable nouveauté — qui soit un événement.

24L’intérêt du travail d’Olivier Schefer réside dans le fait qu’il interroge le sens même de sa démarche en se fondant sur cette nouvelle définition des rapports de l’existence et de l’art. Le livre problématise en effet la poétique de la biographie. Il mène dès ses premières pages une réflexion générique sur ce que signifie l’écriture d’une vie, et ce à partir d’une élaboration conceptuelle des notions de vie et de poésie qui vient elle‑même du romantisme — « l’exercice biographique touche intimement à ce qu’est le romantisme, dans la mesure où la biographie entrecroise la vie et la pensée19 ». Il faudrait comprendre le travail d’O. Schefer comme une tentative de romantiser la biographie (pour détourner un fragment célèbre), formule où, comme dans le texte original que je parodie ici, il faut entendre par « romantiser » un effort pour que la poésie et le concept traversent la matière. Cette formule, l’impératif de la « romantisation » de toute chose, condense le sens de l’idéalisme magique de Novalis : elle implique un devenir‑réel de l’imagination (p. 34) aussi bien qu’un devenir poétique du monde. « Notre vie n’est pas un rêve — mais elle doit en devenir un », note Novalis dans le Brouillon général. Romantiser, ce sera ainsi « donner à l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini ». C’est bien ce à quoi ce livre s’attelle : tracer un portrait infinitisant. Il traite l’écriture de la vie comme une potentialisation, l’élévation de la pensée et de la poésie à une certaine puissance.

25Comme Pascal ou Lacan, mais pour des raisons différentes, Novalis considère le moi comme fictif, ce qui ne signifie pas du tout qu’il le nie, mais qu’il le pense comme un artefact, une construction : « Le moi n’est pas un produit naturel (…) mais bien plutôt (…) une œuvre d’art ». Or, si — comme Certeau, Veyne et Foucault nous l’ont appris — l’écriture de l’histoire est, comme toute écriture, une fiction, alors écrire la vie d’un certain « moi », celui de Novalis, c’est construire la fiction d’une fiction. O. Schefer donne dans ce livre une certaine fiction de Novalis : non pas qu’il fasse une biographie « romancée », comme on dit, mais en ce qu’il écrit la vie comme le fragment d’une trajectoire possible, la construction d’une « fiction poétique du moi20 ». Déclarant dès l’attaque de l’ouvrage ne pas aimer les biographies — « Raconter la vie de quelqu’un d’autre, à quoi bon ? », se demande‑t‑il21 comme Roquentin à la fin de La Nausée de Sartre —, O. Schefer a écrit moins un récit de vie qu’un poème de vie : « La poésie n’est pas un état particulier de l’écriture, une forme parmi d’autres, mais bien une manière continuelle de vivre22. »