Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Hélène Baty-Delalande

Histoire de panoplies critiques : lire & juger Drieu la Rochelle de 1917 à nos jours

1La publication de la thèse d’histoire de Jean‑Baptiste Bruneau, Le « Cas Drieu ». Drieu la Rochelle entre écriture et engagement. Débats, représentations et interprétations de 1917 à nos jours, par Eurédit en 2011 intervient dans un contexte éditorial plutôt florissant pour l’écrivain : les souvenirs de Victoria Ocampo, Drieu, parus aux éditions Bartillat en 2007, un inédit, en 2008 (Notes pour un roman sur la sexualité, suivi de Parc Monceau, Gallimard, 2008, édité par Julien Hervier), la correspondance avec Victoria Ocampo (Lettres d’un amour défunt : Correspondance 1929-1945, éditée et présentée par Julien Hervier, Bartillat, 2009), un choix d’articles de presse et de brefs articles (Textes politiques, édition présentée par Julien Hervier et établie par Jean-Baptiste Bruneau, Editions Krisis, 2009), et, en avril 2012, l’édition des Œuvres dans la collection de la Pléiade, qui proposera un choix de romans et de nouvelles, sous la direction de Jean‑François Louette. Signe d’un relatif apaisement, d’un emballement éditorial, ou d’un hasard du calendrier : Drieu est très présent aujourd’hui, qu’on le lise ou non.

Le détour critique : documenter, contextualiser

2J.‑B. Bruneau entreprend de faire le bilan de près de quatre‑vingts ans de discours critiques sur Drieu la Rochelle. Au croisement de l’historiographie, de l’histoire culturelle et des études de réception, cette entreprise esquisse également une histoire des représentations de l’écrivain français, de ses responsabilités, et une histoire des passions critiques, bien différentes des théories explicitement dominantes. Deux exemples, en passant : les critiques des années vingt et trente, tout en appelant à la réalisation du grand œuvre, du vrai roman, ne semblent au fond s’intéresser qu’à ce que les fictions de l’écrivain leur révèlent de l’homme privé, et les jugements portés sur Drieu, dans les années cinquante, s’émancipent singulièrement de toute préoccupation éthique et politique en occultant ses engagements des années trente et quarante. Les lectures réelles, telles qu’elles sont archivées dans les recensions, sont ainsi fort éloignées des affichages du temps (hantise du biographique ou de l’engagement).

3L’historien ne prétend ni expliquer le parcours de Drieu, ni en faire l’incarnation du fascisme à la française, pas plus qu’il ne développe le thème de l’écrivain maudit. Il se fonde sur la collection des réactions critiques à ses œuvres et des diverses publications qui lui sont consacrées, documentant et contextualisant ainsi une figure dont la complexité se noue au fil du temps1. À la synthèse des recensions immédiates, il articule les résonances ultérieures — articulation fortement soulignée par l’opposition entre une première partie intitulée « La vie anthume » et les deux suivantes qui étudient la survie d’un écrivain et d’une œuvre progressivement englués dans des représentations mythiques, à la fois dynamiques et contradictoires, et idéologiquement polarisées.

4J.‑B. Bruneau revendique un choix « déontologique », pour rompre avec une tendance bien installée chez de nombreux critiques et historiens, qui sont soucieux de débusquer les linéaments et les débordements de l’idéologie de Drieu dans son œuvre (et plutôt dans son œuvre littéraire que dans ses écrits polémiques, curieusement). Renoncer à reconstituer la généalogie d’un destin fasciste, s’abstenir de traquer dans l’œuvre les signes de l’infâme, c’est éviter le piège d’une vision téléologique du parcours de Drieu, et les risques d’un anachronisme de plus ou moins mauvais aloi. Documenter, contextualiser : cette étude du « cas Drieu » n’envisage donc ni l’œuvre de l’écrivain, ni les écrits du publiciste, ni la biographie de l’intellectuel compromis. Le « cas Drieu », c’est donc l’histoire des représentations critiques associées à un nom propre, telle que la recension patiente des divers comptes rendus, articles de presse, essais critiques et historiques, correspondances et autres témoignages de 1917 aux années 2000 permet de la reconstituer. J.‑B. Bruneau n’esquive pas pour autant tout à fait la question décisive du jugement — jugement politique de l’intellectuel, jugement esthétique et éthique de l’homme de lettres — qui est au cœur des débats qu’il suit tout au long du siècle passé ; mais il revendique la posture distanciée d’un observateur extérieur, en opposant les schémas de pensée, les figures, les clichés et en les situant à la fois dans leur contexte chronologique, politique, social et aussi affectif, sans jamais occulter la culpabilité de l’écrivain.

5Pourquoi et comment Drieu est‑il devenu un « cas », un objet de mémoire complexe et passionnel ? La complexité des représentations est constituée dès les premières critiques sur Drieu. Elle tient d’abord à un insoluble enchevêtrement de la vie et de l’œuvre — et donc du jugement porté sur l’une comme sur l’autre — qui est lié à la singularité même de ses écrits (les romans comme les textes polémiques) et aux ambiguïtés de sa posture. Drieu est un intellectuel dépourvu d’expertise rigoureuse et qui se livre sur le mode de l’effusion, un militant aux engagements exhibés, du Parti populaire français dès 1934 à la collaboration active à la tête de la NRF des années sombres2, que ses pairs et ses amis semblent curieusement excuser, ou tout au moins ne pas prendre au sérieux. Le geste ultime, le suicide de janvier 1945, vient parachever la puissance de fascination de cette destinée marquée par l’errance politique et de cette œuvre caractérisée par un brouillage esthétique et éthique tout à fait singulier. L’instabilité constitutive des représentations de l’individu, de l’intellectuel et de l’œuvre s’aggrave après sa mort. Sa place dans les mémoires est en effet sans commune mesure avec sa place de son vivant ; le nom Drieu finit par recouvrir un mythe, plus encore qu’une œuvre à la grandeur éventuellement méconnue.

La vie anthume 1917‑1945

6À son entrée en littérature, par la poésie, en 1917, Drieu apparaît comme un jeune écrivain prometteur, aux élans lyriques tempérés par une rage toute moderne, ce que confirme la réception de son premier récit, État civil. Las, dix ans plus tard, la critique en est toujours à saluer les linéaments d’une œuvre aux contours flous et qui tarde à venir. Du témoignage aux réquisitoires, des effusions au verbalisme, du surréalisme à la tentation communiste, l’écrivain est insituable, sauf quand il s’agit de caricaturer un dandy aux poses volontiers nonchalantes — L’Homme couvert de femmes (1925)—, une écriture heurtée jusqu’à la négligence, un avant‑gardisme stérile et paradoxalement décadent. Fort de l’amitié et du soutien de Gaston Gallimard, présent dans de nombreuses enquêtes sur la littérature du temps, actif chez les surréalistes, puis à la NRF,il n’est pas un écrivain confidentiel, mais son œuvre est peu lue, peu achetée.

7Un mécanisme définitif se met alors en place ; la critique cherche avant tout une confidence, un dévoilement de soi dans les essais (guère pris au sérieux), comme dans les romans (Drieu n’est plus le « porte‑drapeau d’une génération » que reconnaissait Thibaudet à l’aube des années vingt). On n’en finit pas d’attendre l’œuvre — et, au tournant des années trente, cela ne peut être qu’un roman. Mais là encore, l’écrivain déçoit, déconcerte, irrite parfois. Avec Blèche (1928), Une femme à sa fenêtre (1930), Le Feu follet (1931), Drôle de voyage (1933),il semble bien rajeunir le roman psychologique et styliser avec un certain talent un univers bourgeois, dont il peine à se libérer. Le dépouillement des diverses recensions du début des années trente montre la permanence d’un refrain critique qui s’installe durablement :

L’identification entre l’auteur et ses personnages, pont aux ânes de la critique, permet de souligner l’originalité d’une œuvre qui doit sa force à sa sincérité ; œuvre illustrant une époque, celle-ci est d’autant mieux saisie qu’elle résonne dans la personnalité particulière d’un auteur. (p. 57)

8Drieu n’est guère plus que le témoin de lui‑même, semblent suggérer les critiques, qui lisent avec circonspection ses essais le plus souvent jugés comme étant bâclés et fort éloignés de la réalité, de Mesure de la France (1922) à L’Europe contre les patries (1931). L’étude de la réception permet de souligner à quel point la lecture de l’œuvre « fonctionne de manière exclusive sur la trame tissée depuis les années 1920 laquelle conforte une réception tout entière tournée vers la répétition, ou, dans le meilleur des cas, l’accomplissement des motifs des années 1920 et du début des années 1930 » (p. 69). Dans cette perspective, plus que la réussite esthétique de La Comédie de Charleroi (1934), c’est le sentiment d’un retour à la source et d’une adéquation de l’œuvre avec les représentations des critiques qui semble expliquer le succès critique du recueil. C’est le Drieu‑soldat, qui témoigne avec force et sincérité, qui est ici de retour, et l’ouvrage invite largement la critique à juger, d’un même élan, l’auteur et le narrateur.

91934 marque une césure décisive dans le parcours politique de Drieu, qui se déclare fasciste et s’engage aux côtés de Doriot. J.‑B. Bruneau montre que les représentations de l’écrivain comme les lectures de ses écrits n’en sont guère affectées. À son essai au titre éloquent Socialisme fasciste (1934),on reproche une certaine légèreté, un manque de réalisme — critiques récurrentes depuis les années vingt. Drieu est encore fréquentable. Son roman Beloukia (1936), qui entrelace une intrigue amoureuse exotique et une réflexion intermittente sur le pouvoir, passe totalement inaperçu. Rêveuse Bourgeoisie (1937) est mieux reçu ; mais cette vaste chronique mélancolique d’une décadence familiale et nationale ne suscite pas de lecture politique, sauf chez Nizan et Otto Abetz. Drieu est inlassablement reconduit à ses fantasmes, ses pulsions sensuelles, ses divertissements velléitaires : un écrivain mineur, somme toute, qui se pique de politique, un dilettante très parisien, aux yeux de la critique.

10Fort de ce constat bien documenté (on lira avec profit un florilège des recensions critiques de l’entre‑deux‑guerres, en appendice, p. 324‑447), J.‑B. Bruneau propose une hypothèse simple :

La période de la Seconde Guerre mondiale, dans l’itinéraire de Drieu la Rochelle, apparaît comme surdimensionnée, fonctionnant comme une matrice rétrospective à partir de laquelle son œuvre est relue au mépris de la complexité et des nuances de son itinéraire intellectuel, y compris au cours de la guerre. (p. 83)

11Plus que l’engagement fasciste hautement revendiqué ou que l’idéologie plus que trouble des articles politiques des années trente, c’est la compromission radicale du collaborateur qui définira le « cas Drieu ».

12J.‑B. Bruneau en veut pour preuve la réception de Gilles (publié en décembre 1939). Personne ne semble prendre la mesure politique de ce qui apparaît désormais comme un roman fasciste (sinon une « parabole fasciste », selon l’expression de Michel Winock3) ; les critiques y lisent la récapitulation d’une époque — on convoque à nouveau la figure d’un Drieu témoin de son temps, et de lui-même —, on s’intéresse à la critique du surréalisme, au tableau de mœurs, à la mélancolie de son héros qu’on identifie au romancier, comme d’habitude. Emmanuel Mounier est l’un des rares à signaler, discrètement, les ambivalences du texte, évoquant « de petits mufles antisémites », mais finit par y trouver une forme d’encouragement salutaire à la réaction virile : « retourner contre les monstruosités du fascisme les vertus du fascisme et ce qu’il a, dans l’aberration et l’épouvante, accouché d’histoire vivante, oui ! — et il n’y aura pas de victoire durable, adaptée au monde tel qu’il est, sans cette intégration4. » Pendant la guerre, Drieu continue à bénéficier du regard compréhensif, sinon complaisant, de ses pairs ; il apparaît comme un grand naïf, ou bien comme un homme sincère quelque peu égaré dans la collaboration, mais qui peut être utile pour les lettres françaises, en permettant la survie de la NRF. Ceux qui tiennent ce type de discours, à l’image de Paulhan (qui défend la sincérité et la loyauté de l’écrivain) ou de Mauriac (pour lequel Drieu est « seul ou presque seul à pouvoir jouer dignement et sans palinodie un rôle utile à tous », p. 95), n’évoqueront leur amertume qu’à partir de 1941, alors que le « collabo », accablé par Les Lettres françaises, est devenu une figure politique incontournable. Ses amis semblent pourtant comprendre ces années de guerre comme une excroissance malheureuse de sa vie. Pour les écrivains de son temps, comme pour la critique, qui ressassent la période de l’entre-deux-guerres en oubliant ses engagements politiques et ses orientations idéologiques, Drieu paraît n’avoir basculé qu’à l’extrême fin de son existence.

Les années d’indulgence 1945‑1970

13Les éléments qui vont constituer le mythe d’un écrivain maudit, fascinante incarnation d’un raté magnifique se mettent en place dès 1945. Le suicide joue un rôle décisif : il conduit à une forme de relativisme absolu, chez les vainqueurs comme chez les vaincus. Excédés par l’arrogance des jeunes libérateurs, les pairs rappellent la droiture de l’ancien combattant. J.‑B. Bruneau cite le cas de Mauriac, qui « recompose, mais sans délectation, avec quelle amère pitié » son destin, opérant ainsi la « réinscription de Drieu dans une perception ancienne que la guerre de 1939‑1945 n’a pas écornée. » (p. 109). Ultime manifestation de la pulsion de mort qui anima l’écrivain toute sa vie, le suicide apparaît aussi aux vainqueurs comme la dernière révérence d’un intellectuel raffiné, victime avant toute de lui-même, éclipsant de fait les années sombres, comme si la collaboration n’avait été, somme toute, qu’une manière de se tuer. Du côté des vaincus, on tente de faire de Drieu un martyr, et de tirer bénéfice de ses errances idéologiques mêmes : « L’idéalisme politique de Drieu la Rochelle, non dénué d’un certain confusionnisme, est aussi particulièrement nécessaire pour redonner du lustre à des idéaux que les outrances verbales d’un Rebatet ou d’un Céline ont ternis » (p. 114).

14Après quelques années de silence, Drieu reparaît au seuil des années cinquante, en même temps que Céline ou Rebatet. C’est d’abord la figure du romancier qui resurgit : il n’y aura pas de procès posthume. La génération des pairs y veille, qui ravive les souvenirs de l’entre-deux-guerres : Berl entretient le culte de la victime, Mauriac insiste sur la tragédie d’une existence soumise à la fatalité de la guerre et Paulhan défend la loyauté de celui dont il se sait le débiteur. En situant les prises de position de chacun, J.‑B. Bruneau analyse le déploiement d’une rhétorique qui substitue l’évaluation d’une sincérité au jugement des prises de position politique :

Qualifier — c’est-à-dire ici juger — Drieu en tant qu’individu, sur ses qualités humaines, et non en tant qu’intellectuel affronté à une situation historique, c’est passer à côté de l’enjeu idéologique que constitue son procès posthume, et poser le débat là où la controverse est la plus éloignée de toute rigueur. (p. 135)

15La critique retrouve ainsi les réflexes des années trente, cherchant avant tout dans les romans le témoignage d’un homme et la cohérence d’un destin raté (Pierre‑Henri Simon5) ou anachronique (Pierre Andreu6).

16C’est aussi le temps de la récupération romantique, à droite, d’une figure séduisante. Drieu apparaît ainsi aux Hussards en particulier comme une figure de la frivolité, à la fois esthétique et éthique, dont la déréalisation historique signale cependant les réticences à assumer un quelconque héritage idéologique. Le célèbre essai de Bernard Frank, La Panoplie littéraire7, tend moins à désamorcer ce nouveau mythe littéraire qu’à l’alimenter, mais il en souligne les principales lignes de force : le suicide, la collaboration et le donjuanisme. Mais il ignore totalement les réflexions politiques de Drieu, dont il semble n’avoir lu ni les essais, ni les articles polémiques des années trente‑quarante. À l’extrême‑droite, on invoque un personnage fantasmatique, qui incarne l’engagement fasciste, et non les turpitudes nazies : à la fin des années cinquante, pour Paul Sérant et Défense de l’Occident, Drieu incarne un mythe politique. Avec Jean Mabire8, il devient une figure du racisme européen, nordique, qui est réactualisé dans le contexte de la guerre d’Algérie.

17Face à ces récupérations, la génération des pairs et des amis met l’accent sur une représentation psychologique de Drieu. Pour J.‑B. Bruneau,

S’ils n’ignorent pas l’engagement final de leur compagnon, sa représentation ne se surimpose pas sur leurs représentations antérieures et ils n’hésitent pas à développer un discours qui va jusqu’à nier ses professions de foi fascistes ou son antisémitisme : puisque ses textes vont contre ce qu’il est en réalité, c’est donc que ce qu’il est n’est pas dans ces textes mais dans d’autres qui permettent de le saisir tel qu’il est. Ces textes sont, dans la logique installée par les premiers essais sur Drieu, les romans et textes inédits dont le décryptage rend enfin possible la compréhension de sa tragédie. (p. 191)

18Les publications de Récit secret (1961), des Histoires déplaisantes (1963), de Sur les écrivains (1964), des Mémoires de Dirk Raspe (1966), l’écho rencontré par le film de Louis Malle, Le Feu follet, en 1963, nourrissent cette vision romantique d’un dandy suicidaire, au cynisme intime. Dans ce contexte, Les Chiens de paille, roman politique sur le devenir de la nation française, passe totalement inaperçu. Récit secret semble ainsi répondre au désir des critiques, qui y trouvent la confirmation que le suicide est la clef de Drieu. C’est le temps de la complaisance, et d’une déformation historique essentielle : par un nouveau cliché, il est devenu cet écrivain de la sincérité et de l’ambivalence, incarnation paradoxale de l’échec littéraire, « dont la réputation sulfureuse a trop longtemps fait mépriser le talent » (p. 208).

Les années de disgrâce de 1970 à nos jours

19L’équilibre qui voit la réhabilitation littéraire adossée sur l’indulgence politique est rompu dans les années 70. Des historiens se mettent à instruire à charge, en puisant justement dans l’œuvre littéraire les symptômes du fascisme à la française. La défense passionnée des amis survivants, Berl ou Malraux, résonne comme une provocation, et attise la polémique. J.‑B. Bruneau montre que la figure de Drieu recouvre alors des enjeux historiographiques et éthiques majeurs, à partir de 1974, touchant à la question de l’antisémitisme. « Comparer Drieu à Céline, auteur de pamphlets antisémites d’une violence autre que celle des quelques articles de Drieu la Rochelle, peut être le fruit de l’ignorance, mais ne pas séparer les responsabilités, c’est aussi mettre fin aux indulgences. » (p. 236).

20Paradoxalement, l’exigence de vérité se traduit par le retour aux mêmes réflexes ; l’enquête historique et politique se nourrit essentiellement de l’œuvre littéraire, hâtivement lue comme simple décalque des engagements de son auteur. J.‑B. Bruneau critique ainsi l’analyse marquante de M. Winock, qui a vu en Gilles le prototype du roman fasciste, et la cristallisation d’un imaginaire et d’une sensibilité fasciste à la française :

À plaquer sur Gilles le calque séduisant et efficace d’une idéologie, le roman disparaît tel qu’il est et tel qu’il fut pour ses contemporains : l’amertume d’un romancier en proie à sa haine personnelle et à ses vengeances autant que la satire complaisante et nihiliste d’une certaine forme de sensualité et d’agitation stérile sur fond d’espoir désabusé des années d’entre-deux-guerres. (p. 247‑248)

21Les travaux universitaires se multiplient, mais entretiennent la confusion entre les engagements de l’intellectuel et ses œuvres de fiction, sans la penser. J.‑B. Bruneau souligne à juste titre qu’« à l’examen de l’antisémitisme politique d’un écrivain engagé et de ses conséquences, ils préfèrent le pari d’une démonstration de la radicalité des positions politiques d’un homme qui serait inscrite dans toute son œuvre (depuis les origines), la partie littéraire étant privilégiée dans la démonstration en raison de la place qui lui est accordée par ceux qui défendent sa mémoire. C’est donc au mythe et à l’homme qu’ils s’attachent et non à sa figure historique » (p. 251).

22Les deux grandes biographies de Drieu, celle d’Andreu et Grover9, la plus fiable, et celle de Desanti10, minorent encore le parcours intellectuel de Drieu, essentiellement restitué à travers le prisme de son œuvre littéraire. Même si la polémique s’apaise, dans les années quatre‑vingt, le discours critique sur Drieu est voué à des justifications perpétuelles : justifier l’homme, au nom duquel l’œuvre peut être lue — puisqu’elle dit avant tout sa vérité — et justifier ces justifications mêmes, pour se dédouaner de tout soupçon de complaisance, qui pourrait à son tour disqualifier le texte littéraire qu’on cherche à toute force à sauver.

23La publication du Journal, en 1992, ébranle cet équilibre aléatoire, puisque s’y révèlent au grand jour l’antisémitisme crasse de Drieu et la ferveur de ses convictions nazies. Il devient désormais très difficile de prétendre dédouaner l’intellectuel fasciste et collaborateur en mettant l’accent sur la dignité, la sincérité, la lucidité intime de l’homme, qui seraient la vérité authentique de Drieu, et partant, de son œuvre. Cela ne décourage en tout cas pas l’extrême‑droite, qui ne renie pas cette figure de martyr, plus que de penseur, ni la critique universitaire, qui aiguise encore ses analyses, dans le tourniquet infini de l’esthétique et de l’éthique11.

Perspectives

24Ce gros travail de compilation et de mise en perspective des discours critiques ne répond pas tout à fait, quoi qu’en dise l’auteur, aux ambitions de l’école de Constance, et ne propose pas à proprement parler de restituer les divers horizons d’attente des lecteurs de Drieu. Mais J.‑B. Bruneau dégage néanmoins de manière tout à fait convaincante — et passionnante — l’articulation polémique, implicite et le plus souvent confuse des représentations esthétiques (les moins analysées ici, comme l’on pouvait s’y attendre), sociales, politiques, idéologiques de l’écriture comme responsabilité et comme expression de l’individu. Le fait que les essais soient totalement négligés au « profit » des œuvres de fiction pour évaluer la compromission fasciste et ses racines chez Drieu n’est pas le moindre des paradoxes, tout comme l’intrication invincible des jugements portés sur l’homme et des lectures de ses romans, y compris et surtout à l’heure du textualisme triomphant. Épreuve de la mauvaise conscience critique, que ce « cas Drieu » ? Icône noire, ou contre‑icône de l’après‑guerre, en tout cas, aux yeux de J.‑B. Bruneau, Drieu semble incarner une obsession critique aveugle, qui psychologise à outrance au lieu même où elle croit affronter la question décisive du fascisme littéraire — ou des caractéristiques d’un engagement fasciste, à moins qu’elle ne cède à la tentation téléologique, en cherchant dans les fictions les traces d’un parcours pourtant explicitement balisé par les textes polémiques.

25Le « cas Drieu » apparaît ainsi comme l’étrange histoire d’un écrivain maudit, mais post mortem. On lui chicane son talent, de son vivant, on se méfie, pour ne pas dire plus, du caractère vénéneux d’une œuvre fasciste, après sa mort. Il n’est pas certain que le patient travail de reconstitution de l’historien dénoue la malédiction : un mythe est‑il moins opérant, pour être analysé comme tel ? La lecture critique des œuvres de Drieu ne peut s’exonérer d’un ensemble de décisions et ne peut se libérer d’une panoplie de postures possibles — contre l’indulgence coupable, des mots de passe (« antisémitisme », « compromission », etc.) ; contre la fascination, la disqualification esthétique fondée sur la reconnaissance de traits biographiques (la mollesse de l’écriture, la décadence du style…) ; contre la complaisance, l’identification de motifs décisifs (le suicide, la sensualité, la sincérité). Reste qu’on ne peut décidément pas lire Drieu sans éprouver le poids du « mythe », qui est aussi celui d’une réalité vécue, faite de strates mémorielles et d’une mauvaise conscience inconfortable et salutaire.