Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Alice Delmotte

L’écrivain, l’ethnographique & le roman. Sur une lecture de l’œuvre de William Faulkner

Jean Jamin, Faulkner. Le nom, le sol et le sang, Paris, CNRS Éditions, 2011, 223 p., EAN 9782271071972.

De l’anthropologie à l’œuvre

1Ethnologue de l’Europe et de l’Afrique, ayant travaillé sur l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie mais aussi continuateur de l’œuvre de Michel Leiris, s’intéressant depuis toujours aux enjeux culturels et sociaux de la fiction, du secret et de la parole, récent auteur d’une Anthropologie du jazz1, Jean Jamin propose ici de s’intéresser à Faulkner de son point de vue de chercheur en sciences sociales, ethnographe de formation, humaniste par vocation, dont le regard interroge les mythes et la raison, mais aussi les rites et la parenté en tant que créateurs d’identité. Son point de vue est autant celui du scientifique que du passionné, tant l’origine de cette confrontation est depuis toujours inscrite dans la biographie la plus intime du chercheur. Leçon de vie aussi, peut‑être propre à l’ethnologie, qui veut que toujours l’enquête, le terrain, se voient élus par le privilège d’une affinité singulière, d’une attraction intime entre l’individu et la communauté dans laquelle il pénètre. Tristes Tropiques le disait déjà il y a longtemps, et J. Jamin s’en souvient, lui qui, citant son prédécesseur à L’Homme, rappelle comment, dans l’enquête ethnographique, l’objet étudié et le sujet étudiant se forment ensemble et simultanément dans le temps.

2On ne sort pas indemne du terrain. De la même façon, l’auteur est revenu transformé de sa première lecture de Lumière d’août, alors qu’il était adolescent. Lecture presque initiatique, lecture inaugurale, qui, par l’étrangeté qu’elle oppose à la clarté du monde, par « l’altérité » des paysages du Mississippi, défigurés, mouvants, qu’elle met en scène, apparaît rétrospectivement comme paradigmatique d’une approche spécifique du réel, déterminant tout un parcours de vie, une vocation : celle de l’anthropologie, d’une anthropologie du social, de la musique et des mots. Bien sûr, nous ne saurons jamais qui de la poule ou de l’œuf, de l’ethnologue ou du lecteur… Une chose pourtant demeure certaine, indépendamment d’un questionnement sur l’individu. C’est celle de la profonde affinité entre ce qui est écrit dans les fictions de Faulkner, ce qui se dessine de sens à la lecture, d’un monde en train de se faire, et la démarche de l’ethnographe, ce que l’anthropologie peut nous apprendre.

3L’œuvre est pourtant fiction. J. Jamin revient longuement sur le terme dans l’avant‑propos de l’ouvrage, terme en débat depuis plusieurs années déjà dans les sciences humaines2. Il prend position. Contre les logiciens, et certains théoriciens du texte, J. Jamin affirme que la fiction n’a rien à voir avec les mondes possibles. Elle est toujours close, irrémédiable, et définitive. Un monde fictionnel n’a pas à être vrai mais juste. Il doit « nous toucher ». Il nous dit quelque chose toujours du réel, bien que la relation ne soit pas proprement référentielle. J. Jamin se sert ici de son expérience de terrain pour mettre en valeur les processus de réception, d’appropriation voire de réélaboration de la fiction dans et par les sociétés, son actuel3, dont la littérature ne serait qu’une espèce. Faulkner n’est pas à proprement parler un romancier du réel. J. Jamin rappelle le peu d’archives, le peu de travail documentaire, la maigreur des étapes de recherche préparant les nouvelles ou les romans de l’écrivain. Faulkner provincial, Faulkner sudiste, use plutôt en ceci d’une technique d’immersion, d’observation participante dans son état (réel) du Mississippi, et par là il rejoint encore l’ethnologue. Mais il ne prend pas de notes ; il transpose son intuition, sa connaissance, dans ses récits, il recrée, par la fiction, comme un analogon, son « timbre poste » de comté, le Yoknapatawpha. Il recrée surtout les gens, de l’intérieur, à la genèse de leur conscience4. Il inspecte leur être et leur milieu par l’imagination. C’est là le privilège du récit de fiction sur la théorie qui, elle, « reste soumise épistémologiquement aux faits qu’elle décrit. » (p. 13).

4C’est là que la littérature vient compléter l’anthropologie, dans ce mélange de concret et d’abstrait, de sensible et d’intelligible, dans la retranscription la plus juste d’une expérience intime, d’une épaisseur du vivre dévoilée dans le temps, que les formes du travail universitaire et savant devront forcément mettre de côté (la « subjectivité ») s’il veulent construire un objet de raison5. La fiction est finalement moins une imitation du réel, et moins encore un autre monde, qu’une « modalisation » (p. 20) du nôtre, qu’elle rejoint moins dans ce qu’elle décrit (le référent) que dans le comment, dans des « indices » disséminés, la soumission à des « contraintes cognitives » (p. 19), qui fait que toujours, quel que soit son sujet, elle parlera de nous-mêmes6 en créant du nouveau.

5Si, dans un article préparatoire à ce livre, J. Jamin laissait poindre la possibilité de prendre l’œuvre de Faulkner comme document ethnographique (la fiction étant « productrice de connaissance » et « thématisation de représentations partagées7 »), l’auteur semble depuis avoir infléchi sa position. Il ne s’agit plus de repérer des notions ou des faits à travers un système théorique constitué. Faulkner n’en a eu nul besoin, établissant de lui‑même cartes, généalogies, registres et annexes. Ce serait en réduire la portée. Mais il s’agit au contraire de voir ce que cette littérature peut apporter en propre à l’analyse des faits de culture, et en quoi son éclairage, sa manière, peuvent dire plus et autrement que l’anthropologie, s’y intégrer, la parfaire8.

6Suivant en cela Claude Lévi‑Strauss9, le roman dirait mieux et autrement les ressorts intimes et sensibles d’une communauté, sorte de « mythe vécu » de l’intérieur. Il donnerait « à voir autrement » les affaires de famille, vraies guerres tribales de ce petit morceau de pays. Ou bien, énoncé autrement, puisque « le romancier a [sur l’ethnologue] le privilège de pénétrer et de triturer de l’intérieur [sa société] » (p. 23), il réaliserait comme une dilatation des rapports humains, permettant d’effectuer une « variation imaginaire10 » quant au réel pour finalement en dégager des significations neuves. Car aucun écrivain n’a été moins « romancier de mœurs » que Faulkner. Personne n’a exploré plus loin que lui les ressorts du langage et de l’écriture comme outils, non d’une épiphanie (l’anti‑Proust ou Joyce) mais de transfiguration, voire, mieux : de « défiguration » du réel (p. 56). De sorte que, si réalisme il y a, ce ne peut être qu’un « réalisme de la structure » (p. 22), de la structure du langage dans ce qu’il dit ou non des relations aux autres, aux choses, à la nature, à soi, et bien sûr à l’autre. Ce n’est donc pas vraiment le personnage de l’écrivain qui est analysé, ni le rapport au contexte de production des textes, et J. Jamin s’en défend longuement. Dans le chapitre intitulé « Retour à Rowan Oak », ce sont ces liens — et leurs limites — qui sont passés en revue comme non pertinents pour la lecture qui est ici privilégiée.

7J. Jamin laisse de côté le procès qui a pu être fait à un Faulkner raciste, sudiste, conservateur et réactionnaire ; il le laisse aux spécialistes. Lui préfère à cela l’intuition du chercheur et de l’amateur dans ce qu’il peut apprendre de la fiction. Car cette dernière porte assurément en elle sa propre puissance, et dépasse l’individu Faulkner dans ses implications (un Contre Sainte‑Beuve aussi), de même que le langage ou l’écriture, dans cette entreprise de défiguration, de multiplication des focales, de reprises et de différés, créent ici du nouveau, ouvrent.

Faire lien, prendre racine, parler

8Ceci posé, l’analyse peut se déployer comme un jeu qui fait se frotter deux à deux les notions proposées par le titre, dans une structure circulaire : le nom et le sol, le sol et le sang, le sang et le nom. L’organisation de l’essai paraît mimer la structure close dans laquelle évoluent les personnages de l’œuvre, qui les conduit soit à l’inceste, soit à l’idiotie, du moins en ce qui concerne les « Blancs ». Dans cette société esclavagiste, ils sont dans la hantise du mélange, du « Noir », donc de l’Autre : la tare plutôt que le bâtard11. C’est dans cette confrontation des races que réside l’enseignement spécifique des écrits de Faulkner pour l’anthropologue et l’homme de lettres12.

9Le nom propre d’abord, son arbitraire et son absence de sens, se trouve lié à cette situation initiale. De manière générale, parce qu’il est toujours donné par un autre, le père, ou le rival. Mais aussi et surtout parce que, dans ce type de société, les esclaves peuvent porter le nom du maître, les « noms de la servitude13 ». De la même façon, souvent enfants blancs et noirs boiront au même sein, frères de lait. Mais le nom reste un masque inerte, car rien d’autre ne sera commun, ni affect, ni partage d’identité. Il ne contribue pas à la construction de soi. À l’inverse, c’est souvent le Noir qui fait office d’initiateur (atypique) pour l’enfant blanc (L’Intrus dans la poussière). Et c’est dans ce rapport entre le soi et l’autre que « l’œuvre de Faulkner est authentiquement anthropologique » (p. 90).

10Si le nom échoue à ancrer les hommes, la nature et le sol ne constituent pas davantage de points de repère. Il n’y a pas de paysage : tout évolue et se meut avec les personnages, tout se construit ou se délite en fonction de leurs flux de conscience. Comme la femme, comme la chair, tout est déjà maudit, ne serait‑ce que par l’assignation du désignatif. Le Mississippi n’a rien de sauvage. La wilderness, comme les mots, est parodique. Tout a déjà eu lieu ; les appellations viennent avant les choses. Ainsi, la nature a une « fonction topique » (p. 113), accompagnant les personnages, le langage naissant à l’intersection entre les impressions sensibles, la mémoire et l’instauration du sens. De même qu’aucun mythe n’arrive à canaliser ce brouillage, aucune cosmogonie n’est créée. Les personnages, pourtant, courent après, comme après le vent (Si je t’oublie, Jérusalem) mais aucun récit ne parvient réellement à fonder ni le nom, ni l’être, ni le monde.

11Or, si le mot ne peut approprier le sol, le sang, lui, le peut‑il ? Mais quel sang ? Car d’emblée ici la situation paraît indémêlable. Il y a entrelacement entre le sol des pionniers blancs, le sol des Tall Tales, et celui des gospels et des negro-spirituals. Contre Edouard Glissant et d’autres14, J. Jamin souligne la forte imprégnation de la musique noire dans le style de Faulkner. Le jazz n’intervient pas comme objet folklorique de description, mais influence le ton, l’écriture, la répartie des dialogues et des réactions formant une sorte d’ « oralité seconde » très proche des negro folk-songs que Faulkner écoutait dans son comté. L’apport de l’anthropologie du jazz est ici décisif, et permet de penser autrement le rapport de l’écrivain à la société noire. De même, le traitement narratif différencié des personnages permet de faire des opprimés les porte‑paroles d’une humanité en déshérence. Ils savent, « they endured » ; car sans terre, ils sont alors sans lignage, hors de l’histoire, sorte de manifestation d’une fatalité du sang. Ils symbolisent le « retournement du stigmate » (p. 138), en emblématisant l’illégitimité de la fondation des Blancs. Car le Noir vaut aussi pour l’Indien, au lieu de son absence. C’était à lui d’abord que la terre appartenait. Ainsi « l’appropriation indue de la terre15 » par les colons détermine chez eux une hantise du mélange des sangs, comme si seule la pureté de la lignée pouvait maintenir la préséance de la propriété, et donc la domination. Alors, suivant ici Glissant, J. Jamin souligne que c’est dans cette perte initiale du droit de fonder que réside « l’un des ressorts dramatiques des romans de Faulkner qui, presque tous, ont pour thème majeur l’échec de la filiation » (p. 152). Mais à cela s’ajoute, il faut le souligner, l’échec de l’alliance qui en découle fatalement et la logique de l’inceste ou la hantise du métissage qu’il implique. Absalon, Absalon ! est à ce titre éloquent.

12Si le nom ni le sang ne peuvent donc fonder le sol, ne peuvent rendre la propriété des conquérants légitime16, si la nature demeure hors d’atteinte, ne reste alors pour maintenir leur présence, que l’alternative de l’ancrage du nom dans le sang, dans le maintien d’une pureté de l’origine, autotélique voire tautologique, maintien d’autant plus mensonger que, J. Jamin le souligne, les pionniers dans le Yoknapatawpha sont d’ascendance douteuse, souvent violents et alcooliques, tenant plus des brigands que de la haute aristocratie écossaise. Faulkner d’ailleurs jouait également de cette mythologie quant à ses ascendants réels. Là aussi s’origine la malédiction des sangs. C’est peut-être, pour le spécialiste des sciences humaines, la partie la plus porteuse de cet essai d’anthropologie littéraire, lorsque l’auteur rapproche le rêve de la plantation des états du Sud du modèle des sociétés à maison élaboré par Claude Lévi‑Strauss à partir des sociétés japonaises et kwakiutl17. Dans ce type de structure, en effet, la transmission du nom et des biens s’opère soit en ligne réelle soit en ligne fictive mais « à la seule condition que cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance » (p. 163), les deux se valant en fonction des stratégies d’héritage. La maison est donc une personne morale détentrice de biens matériels et immatériels inscrite dans la durée et l’espace. Mais Faulkner, lui, témoigne d’une situation où, à l’intérieur même de la maison, cohabitent deux groupes antagonistes du fait des procédures esclavagistes de production. Alors le « nom de race » prévaut sur le « nom de terre », le droit du sang sur celui du sol.

13Comme J. Jamin le remarque, la fiction permet dans ce cas de pousser à fond les contradictions latentes qu’implique ce type d’institution. La reproduction à l’identique d’un sang blanc, au lieu d’un nom, dans le cadre d’une société multiculturelle faite d’immigrations et d’exils, amène à la fixation d’un « moi de façade » (p. 169) compensatoire d’une intégrité familiale instable, sans cesse menacée, l’endogamie conduisant logiquement à l’inceste, toujours préférable au métissage. La maison ne se constituant que dans la pureté de sang, celui‑ci effaçant et la circulation du lait et celle du sperme, il va de soi que la préservation des femmes sera l’enjeu fondamental pour le maintien de la descendance. La fin de la dynastie des McCaslin est à ce titre révélatrice de l’échec entier d’une société conquérante qui peine à fonder sa légitimité. Dans Descends, Moïse, les jumeaux Buck et Budy ne finissen‑-ils pas leur vie ensemble à l’écart dans une cabane18 ?

Ce que la littérature fait au monde

14Ainsi, dans ses récits et par eux, William Faulkner interroge en anthropologue la construction sociale de l’identité, de l’altérité, de l’extranéité. Ceci est indissociable d’une écriture de l’enfoncement, dans les lieux, dans les temps et dans les consciences, qui se modèlent avant tout dans leur confrontation à de l’autre. Comme dans l’ethnographie, les faits se sédimentent et se dispersent en un présent, en une « buée de significations » pour reprendre les termes de Merleau‑Ponty, qu’il s’agira pour le chercheur de condenser. Pour le chercheur ou pour le lecteur, l’expérience est semblable dans ce type de romans, l’observateur étant de la même manière engagé dans l’action, dans un sens qui se constitue en même temps que le monde, en même temps surtout que se forme la subjectivité. En cela, la lecture de Faulkner a eu pour J. Jamin une fonction matricielle quant à son approche ultérieure du terrain.

15Mais si l’auteur souligne à quel point les ressorts de l’écriture de Faulkner sont proches de ceux de l’ethnographe (écoute et observation de personnages agissants de leur propre gré, révision du terrain, de la situation à différents moments, évolution simultanée des sociétés, etc.), il est moins certain en revanche que qualifier son style de pensée du bricolage représente une grande avancée théorique. Certes La Pensée sauvage de Lévi-Strauss19, où s’élabore la notion, constitue un tournant dans la compréhension d’autres logiques que la logique logocentrique et rationnalisant de la science occidentale à visée trop longtemps totalisatrice et totalitaire. On ne dira jamais assez tout ce que la pensée contemporaine doit à ce livre, l’émancipation qu’il a permis quant à des procédures de la pensée souvent obsolètes ou insuffisantes, ethnocentrées, et la revalorisation définitive d’autres types de logiques, la prise en compte d’autres données sur lesquelles s’exerce l’intelligence (la logique du concret). Cependant, si tant est que le bricolage caractérise tous les modes de réflexion spontanés et non systématiques, on ne voit pas en quoi il serait propre à l’écriture, ni propre à Faulkner puisqu’étant caractéristique au contraire de l’ensemble des êtres humains, seulement plus ou moins visible, même dans la science dite « dure20 ».

16Mettre en avant la production de l’identité et des appartenances dans le roman par la circulation des humeurs, dans la continuité des thèses de Françoise Héritier21, apparaît comme un incontournable dans la prise en compte de la dimension anthropologique de l’œuvre de Faulkner. Le travail de défrichage serait immense, l’appareil critique conséquent. Aussi l’essai fait‑il plutôt office d’introduction. On aurait envie de fouir davantage dans le cœur des récits. J. Jamin trace des perspectives à partir d’une lecture intuitive, admirative, et de ses connaissances intimes des fondements de l’anthropologie. Il conviendrait maintenant peut‑être de poursuivre et de parachever sa tâche. Comme anthropologie, il conviendrait de souligner la spécificité du médium (l’écrit) et du terrain. L’auteur traite souvent l’écrit comme une chose en soi, un style, en homologie avec ce qui est décrit. Mais il conviendrait peut‑être, dans le cadre d’une analyse de détail, de montrer comment l’écriture elle‑même est productrice d’effets, comment elle est, non pas une forme, mais une force indissociable d’un dire et d’un dit, d’un type de sentir et d’un imaginaire, bref, d’un rapport au monde réel, et lui aussi historiquement déterminé. On prendrait sans doute le risque alors de verser dans la sociologie. Cependant le lecteur n’est‑il pas d’abord confronté à du langage ? Ce dont témoignent les livres de Faulkner c’est, autant sinon plus que d’une pensée du bricolage, d’une raison graphique, d’une pensée de la littératie. On pense à Jack Goody22.

17Le terrain, ce sont finalement les représentations de l’imaginaire écrit : une anthropologie du symbole et du signe. Les Noirs muets, hors de l’histoire, sans mythe, sont néanmoins écrits, dans le roman, dans la littérature des Blancs, comme encore travestis. Et si s’interroger sur la nécessité de l’altérité dans la construction du soi, du collectif au cœur du singulier, du détour indispensable par l’autre, permet de lier réel et fiction, il est à noter en dernier lieu que tous et tout dans ce monde sont issus d’une conscience, de celle de l’écrivain comme recréateur du sens. Certes, J. Jamin montre que depuis Rimbaud « je est un autre », et que le je est d’abord pensé par un on (p. 32). Mais n’est‑ce pas aussi et d’abord du processus créatif dont il est question ? De cette étrange expérience proche de la possession qui depuis l’Antiquité et dans beaucoup de sociétés fait du poète un magicien, un voyant ?

18Anthropologie de la parenté, mais anthropologies aussi du symbolique et de l’écriture qu’il faudrait interroger de même donc23 : Faulkner, le nom, le sol, le sang, et la lettre. Car c’est elle finalement, et elle seule, qui fait lien, qui fait prendre racine, non dans un monde fictionnel (inexistant) mais dans le plus concret réel, entre un livre et son lecteur, hors des espaces et des temps. L’écrit reterritorialise. C’est bien ce dont témoigne, entre les lignes, cette étude. Aussi le rapport entre anthropologie et roman serait à tirer plus fortement encore de ce côté, vers une épistémologie de l’imaginaire de la discipline. Leiris ou Métraux regrettaient la puissance de la littérature quant à la restitution du vécu. Vincent Debaene24, dans sa récente étude sur les deux livres de l’ethnographe, constatait à leur suite que toujours le travail du scientifique se fondera sur un deuil de la poésie. Comme si seule l’écriture littéraire était à même de transposer toute la densité de l’expérience, de la recherche, sa totalité rationnelle et d’abord sensible. Et, comme J. Jamin en témoigne de manière indirecte à travers la restitution poignante de son expérience initiatique de lecteur, le roman ne serait‑il pas pour nous, dans notre culture, comme l’équivalent de cette altérité ultime : le Noir chez Faulkner, ou encore le grand Autre de Lacan, son dernier refuge dans une société autophage et anthropophage, qui, croyant découvrir, a conquis puis épuisé les ressources réelles de l’exotique depuis des siècles, n’ayant plus d’autre recours à présent pour se construire que de creuser dans l’imagination l’écart, ou de créer socialement des étrangers, nouveau stigmate, boucs émissaires d’un mal contemporain d’identification. En bref : Faulkner ou l’anthropologie, et le roman et le réel, tous toujours vrais et actuels. Et le chantier est à poursuivre. Avis.