Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Dominique Viart

L’ambivalence de Robert Pinget

Robert Pinget. Matériau, marges, écriture, textes réunis et présentés par Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros, Saint‑Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2011, 238 p., EAN 9782842922764.

1Dans la constellation si disparate du « nouveau roman », Robert Pinget a longtemps fait figure d’astre discret. Sa proximité était plus grande avec Beckett qu’avec les théoriciens de ce qui ne fut jamais un véritable regroupement esthétique ; son origine helvétique lui conférait sans doute aussi une certaine distance envers les agitations suscitées par tel ou tel débat. À certains égards, cette discrétion semble avoir survécu à la disparition de l’écrivain en 1997, même si l’on ne peut véritablement parler de « traversée du purgatoire » puisque des revues et des travaux lui sont assez régulièrement consacrées1. Ces derniers mois les ont multiplié, offrant de surcroît rééditions et textes inédits : notamment la publication en format de poche des textes de monsieur Songe, Monsieur Songe, Le Harnais, Charrue2, celle des inédits Mahu reparle3 et La Fissure4.

2À travers ces livres, ce qui s’offre tient à la fois d’une œuvre qui se confirme, et d’une œuvre que l’on redécouvre, même et finalement différente, dans la variation de ses escapades dans et hors du champ déjà commenté ; une œuvre libre d’elle‑même où se révèlent certains aspects méconnus ou encore inaperçus. D’autant qu’à ce florilège de publications s’ajoute un volume critique décisif, issus de rencontres organisées en 2009 à l’initiative de Nathalie Piégay-Gros et de Martin Mégevand, aujourd’hui publié sous le titre Robert Pinget, matériau, marges, écriture. Ce terme, « matériau », au singulier, déjà employé par l’écrivain dans l’intitulé de l’un de ses romans, est très juste : il y a bien un « matériau Pinget », non pas seulement celui de ses archives dont le fonds a été déposé en 2004 à la bibliothèque Jacques Doucet, mais celui sur lequel se fonde et croît l’œuvre, de livre en livre. C’est à la découverte de cette cohérence, de cette insistance même, tout autant qu’à ses débords, à ses déplacements et retours que nous invitent les diverses contributions qui constituent cet ouvrage.

3Si plusieurs inédits avaient parcimonieusement été livrés dans Le Chantier Robert Pinget, dans les revues Roman 20-50, Europe et Fusées, une entreprise de publication plus substantielle a commencé voici deux ans avec le roman inédit La Fissure et l’édition intégrale de la première pièce de l’auteur, Malicotte-la-Frontière, dont ne subsistaient que quelques fragments dans l’édition de Fantoine et Agapa. Déjà s’observe la circulation des lieux et des thèmes chers à l’écrivain. Sirancy apparaît dans les deux textes parus aux éditions Metis Presse, tout comme le cimetière, qui ouvre aussi Cette voix,ou les scènes de marché : toujours ces lieux où la parole infiniment circule, quand bien même elle ressasse et ne dit rien, parole vaine emportée par les gens et les jours, fade rumeur du monde soudain éveillée par un crime commis, autour duquel elle coagule. Mahu reparle, présenté par Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros, retrouve le narrateur de Mahu et le matériau (1952), ses bévues et ses confusions lexicales (on peut « trôner les bienfaits de la campagne » ; un libraire vend des « incurables »…). Et dans le volume publié par les presses de Vincennes sont donnés d’importants passages de Psychophonie.

4Ce roman, abandonné par l’auteur mais largement développé dans les manuscrits, se situe à la charnière de l’œuvre, lorsque celle‑ci abandonne la première manière narrative, plus « fluide », et se prépare à privilégier l’écriture plus heurtée des grands romans fragmentés et des « carnets » de Monsieur Songe. Les éditeurs reproduisent un avant‑propos où Pinget qualifie lui‑même ce roman singulier dans son œuvre de « déboutonnage », écrit à l’encontre des normes de « ce que d’aucuns sont convenus d’appeler les normes du nouveau roman » (sic). L’écrivain dit y avoir donné libre cours au bourdonnement de mots qui l’assaillent mais aussi aux fantasmes dont il affuble ses personnages. Aussi est‑ce un texte pulsionnel dont il est difficile de déterminer la dimension parodique ou l’abandon plus volontiers consenti à certaines de ses tendances « naturelles », du moins à des désirs d’écriture plus spontanée, qui ne feraient pas l’impasse sur la dimension personnelle, psychique, ni sur ces « profondeurs » prohibées par la théorie esthétique de l’époque.

5Psychophonie fait ainsi plusieurs fois entendre cette tentation lyrique qui continue d’habiter sourdement l’œuvre, comme dans ce phrasé emporté : « où sont les libertaires, les hors‑la‑loi, les dissidents, les aventuriers des siècles dits obscurs qui n’ont fourni que des lumières […] ». En se fondant sur d’autres textes, Aline Marchand peut alors décrire la poétique de l’écrivain comme celle d’une poésie en exil d’elle‑même. Convoquant les prémisses poétiques de l’œuvre qu’accueillit la revue suisse des Belles Lettres en 1938, elle repère plus généralement dans l’œuvre ultérieure la permanence d’une sensibilité à la langue et aux rêveries qu’elle suscite. Ce « lyrisme romanesque », mâtiné de goût pour le conte, se manifeste essentiellement par la recherche d’un ton, attentif aux bruits du monde plus que soucieux d’en produire le récit.

6À cet ethos de poète répond, selon Cécile Yapaudjian-Labat, la poursuite dans les « carnets » d’une autre éthique, formellement marquée par les moralistes du xviiie siècle, mais moins sûre de ses assertions, jamais achevée : une écriture errante et dubitative qui ne produit finalement qu’une morale de l’incertitude, une « forme-sens » en mode-mineur qui « avance à tâtons dans l’aire des possibles ». Parfois cynique ou pessimiste, passé aussi par le nihilisme, l’écrivain cherche dans la dernière période de son œuvre les valeurs minimales où puiser quelque réconfort. S’il y a dans Monsieur Songe cette phrase qui revient : « c’est étrange cet amour des phrases qui vous conduit au désamour des gens », il s’agit d’un constat malheureux dont l’écriture toujours relancée tente de se déprendre.

7Avec toute la distance dont il est capable, Pinget donne au détour de Psychophonie, une définition qui sonnerait finalement assez juste, ironie comprise, pour l’ensemble de ses textes : « C’est du la Bruyère revu par ma concierge ». Il n’en faut peut‑être pas plus pour céder à l’invitation latente d’interroger le rôle de cette concierge, et plus largement du « petit personnel » dans cette littérature… C’est Nathalie Piégay-Gros qui s’y emploie, pointant justement la récurrence des figures de la domesticité dans l’œuvre de l’écrivain. Loin de quelque esthétique naturaliste, quand bien même la biographie familiale de l’écrivain atteste d’une expérience qui y recourt, les domestiques incarnent dans ses livres une fonction littéraire. Ils offrent une perspective sur le monde, et un langage pour le dire : un langage dont les insuffisances, les cuirs et les quiproquos délestent le monde de son sérieux et de ses discours savants. Si les tâches domestiques sont effectivement présentes, et forment une part importante des thèmes, c’est aussi qu’elles fournissent au roman de quoi s’abstenir de toute véritable diégèse. Pinget s’affranchit ainsi des lieux communs colportés par la tradition romanesque : pas d’amours ancillaires ni de revendication sociale. Avec cette double fonction, le domestique tient littérairement registre du quotidien et des rumeurs. Mais ce serviteur de l’écriture s’inscrit aussi dans la relation « dialectique » bien connue, du « maître et de l’esclave », sous laquelle pointe chez Pinget un « avatar de la relation homosexuelle ».

8Cet ouvrage ouvre ainsi à la réflexion des pans encore peu visités de l’œuvre, fussent‑ils parfois un peu suspects. D’entre toutes, c’est à cet égard sans doute la contribution de Jean-Pierre Martin qui retient le plus l’attention. Relisant, ou plutôt lisant pour la première fois ce roman mal lu qu’est Le Renard et la boussole, J.‑P. Martinmet l’accent sur le voyage en Israël qui y est raconté, voyage que fit vraiment Pinget quatre ans avant la parution de ce roman, et au ton du journal qui le rapporte. Certes, ce voyage est attribué à des personnages de fiction, un narrateur qui tient de Michaux et de Céline, mais il repose sur une expérience effective et, pour une fois, le récit ne s’installe pas parmi les habituels toponymes imaginaires. Or, le critique relève quantité de formules à la tonalité troublante : « pauvres gueules de juifs tellement ingrates, c’est vrai, il faut faire un effort pour oublier leur laideur » ; « Il y avait des gens très vulgaires, de cette vulgarité qui lorsqu’elle est juive est la pire de toutes » et bien d’autres à l’avenant dont certaines ne font pas l’économie du mot « youpin ». Ces termes ont beau être attribués au narrateur, John Tintouin Porridge, leur acrimonie ne semble guère ironisée.

9Ce livre et ces formules sont certes isolés dans l’œuvre : il s’agit néanmoins d’en rendre compte. Martin avance plusieurs hypothèses : exhibition exacerbée des stéréotypes en vigueur dans le milieu maurrassien de l’écrivain (assez semblable à celui de Robbe‑Grillet) ; jeu burlesque sur la figure d’un antisémite qu’un voyage entraîne au milieu de juifs ; exorcisme d’une pulsion antisémite avérée mais ravisée… sans trancher, sinon en rappelant pour le dédouaner combien Pinget déclarait avoir en horreur l’antisémitisme de Céline. Mais au delà des motivations un peu floues qui président à l’écriture de ce roman lui‑même, c’est sa réception qui est suspecte : comment la critique ne s’est‑elle pas interrogée plus tôt sur l’ambiguïté du texte ? L’idéologie anti‑référentielle des années structurales l’a‑t‑elle gardé de le faire, et, finalement, de le lire vraiment ? J.‑P. Martin renvoie ici à une autre interprétation du « nouveau roman », déjà avancée par Catherine Clément et, j’ajouterai, par Nelly Wolf5, comme celle d’une roman « destiné à gommer les mémoires »6. La suite de l’œuvre verrait ainsi Pinget s’écarter d’une tentation célinienne et opter pour une « littérature dégagée », plus proche de Michaux et de Beckett (dont Sjef Houppermans étudie dans le même ouvrage les proximités et le compagnonnage avec Pinget), qui « réduit le volume » de la voix et se tient désormais « loin de toute contamination idéologique ».

10Cette véritable lecture, au sens fort, arrache Pinget à l’intransitivité théorique qui a longtemps orchestrée toute réception de son œuvre. Elle ouvre le champ à d’autres saisies, moins indifférentes aux réalités biographiques que celles d’autrefois. L’ouvrage propose notamment de relire l’œuvre à travers le prisme de l’homosexualité de l’écrivain, dont les motifs longtemps négligés sont cependant bien caractérisés. Si le commentaire des éditeurs observe dans Psychophonie des parentés avec Bataille ou Klossowski, on peut aussi songer à Genet : quelques passages de ce roman abandonné jouent en effet avec les topoï de l’homosexualité, s’amusant à décrire un « garçon boucher » en mêlant l’allusion sexuelle à la métaphore poétique :

Notre ange sanguinaire faisait l’important, forçant la voix qu’il avait douce et se carrant sur ses jambes, le torse avantageux, la braguette en avant. Mais l’air de sérieux ne tenait guère, l’enfance comme une aurore revenait inonder le visage […].

11Le même texte désirant se prend ensuite à un garçon boulanger, « tout pâle dans sa petite veste à carreaux, le cheveu cendré, la bouche lippue, les cuisses serrées par le falzar et le derrière rond comme un melon […]. »

12Dans une étude substantielle, David Ruffel inscrit ce rapport que l’œuvre construit à l’homosexualité dans un moment spécifique de l’histoire de la littérature gay : celui, partagé par Foucault et Barthes, qui négocie sa discrétion par l’éviction de la figure de l’auteur. À même distance de l’exposition et de la dissimulation, l’homosexualité se fait système allusif, matériau textuel, objet de variations : « art du dire sans dire ». L’Inquisitoire (renommé dans Mahu reparle « l’Encuhistoire »... tout un programme !) transposerait dès lors cette injonction à confesser avec laquelle l’écrivain se débat, jamais trop explicite mais glissant sans cesse les éléments suffisants pour être compris. Une érotique singulière anime ainsi les œuvres de Pinget qui fouillent ce secret mal gardé, l’exacerbent et le travestissent. Nul doute que les questions de filiation problématique et les relations avunculaires qui obsèdent nombre de ses livres, ici analysées par Fabienne Caray, y trouvent aussi leur origine.

13Si une telle publication achève d’émanciper Pinget de la tutelle théorique du nouveau roman et permet de rendre l’œuvre à sa profonde autonomie, elle interroge aussi sa place dans le champ littéraire actuel. Ainsi l’œuvre théâtrale n’est‑elle plus guère jouée. Pour Éric Eigenmann, c’est le signe d’une « inadéquation historique entre l’esthétique théâtrale dominante de l’époque et l’écriture des pièces » de Pinget. Trop « littéraires ; trop liées à la production narrative de l’auteur, ou, à l’inverse, trop poreuses à la parole commune, rumeurs et ragots, trop hétérogènes finalement. Effets de désémantisation aussi d’un texte trop attentif à sa seule musicalité joueuse : une parole purement locutoire qui se déploie sans souci des vraisemblances peut‑elle retenir l’attention du spectateur ? Pinget serait l’exemple d’un théâtre « postdramatique », libéré des contraintes de l’intrigue et de l’action, proche finalement des inventions d’un Novarina dont on aimerait qu’il le mît en scène.

14Sans doute est‑ce cette figure émancipée des réceptions critiques qui l’ont trop corsetée qui séduit aujourd’hui nombre d’écrivains, lesquels n’ont pas oublié Pinget. D. Ruffel évoque la séduction qu’il a pu exercer sur Tony Duvert et sur une littérature queer plus anglo saxonne que française. Mais, plus proches de nous, d’autres écrivains témoignent, dont certains dans les tables rondes qui concluent le livre : Christine Montalbetti, Emmanuel Moses... Sans doute sont‑ce les ambivalences mêmes de l’écrivain qui sont désormais les plus en phase avec une littérature contemporaine qui s’est éloignée des théories et des certitudes esthétiques. Nouveau romancier qui ne se résout pas à l’être vraiment, formaliste qui répugne à la théorie littéraire, qui se « fout des idées » et rêve de lâcher la bride, poète incomplètement reconverti au narratif, dramaturge trop littéraire, antisémite incertain ou corrigé, Pinget apparaît ici sous un nouveau jour, mais plus en clair‑obscur et demi‑teinte que dans une éclairante lumière. Manifestement, c’est un chantier nouveau qui s’ouvre : l’œuvre reste encore à explorer et à découvrir — et les inédits sont nombreux. Ce sont ceux d’un écrivain encore mal connu, que le livre dirigé par Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros rend justement à ses multiples ombres.