Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Sophie Feller

De l’éducation comme « préparation à la vie »

Marc Foglia, Montaigne, pédagogue du jugement, Paris : Classiques Garnier, coll. « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2011, 270 p., EAN 9782812402623.

1Il fallait un certain courage, sinon une audace certaine, pour aborder de front la question de l’éducation dans la pensée de Montaigne. Certes Marc Foglia n’est pas le premier à la poser ; il prend même soin de replacer en contexte les diverses lectures successives qu’une telle question a suscitées. Tantôt plébiscitée, tantôt rejetée comme un contre-modèle (ce qui n’est pas sans faire sourire le lecteur de M. Foglia qui, au terme de sa lecture, aura compris à quel point la pensée de Montaigne se construit elle-même contre les modèles précédents), la conception de l’éducation du magistrat de Bordeaux échappe toutefois à toute élaboration théorique figée, et s’en prête d’autant mieux à la diversité des interprétations. En proposant de voir en Montaigne un « pédagogue du jugement », M. Foglia s’efforce de respecter cette absence de véritable programme d’éducation dans son œuvre, tout en cherchant le fil qui donne, au-delà de la multiplicité des approches pratiquées par l’essayiste lui-même, sa cohérence à une pensée dont on sent bien, malgré tout, qu’elle est le fruit d’une longue réflexion pédagogique.

2Ainsi, c’est dans l’exercice du jugement que M. Foglia suggère de chercher la clé de cette pensée montanienne de l’éducation. Il convient toutefois d’éviter tout contresens sur la notion même de « jugement1 » dont l’auteur s’efforce, tout au long de sa première partie, de montrer à quel point elle est en elle-même novatrice sous la plume de l’humaniste ; si le jugement, en effet, doit être dit « naturel », c’est parce qu’il est (ou doit être) premier dans l’ordre des opérations intellectuelles. Il n’est pas le fruit d’un examen raisonné des faits, le résultat d’une mise en balance des connaissances que l’expérience nous a permis d’assimiler ; il se veut « ignorant » tout au contraire, presque de l’ordre de l’instinct, affirmation en nous d’une puissance de raisonner. Voilà pourquoi l’essai, où l’auteur est lui-même la matière de son livre, s’impose tout naturellement comme forme même de cet exercice du jugement que Montaigne appelle de ses vœux. De fait, note M. Foglia, « l’antériorité du jugement naturel sur le dogme s’atteste grammaticalement par l’antériorité d’un “je” sujet » (p. 39). C’est précisément ce sujet, de fait, qui est « capable d’“ordre” dans l’enchaînement des pensées » (p. 79), et c’est d’abord en cela que consiste l’exercice du jugement. Ce dernier se dissocie de l’acte de connaître pour se recentrer sur l’opération intellectuelle de construction du sens, brouillant au passage, note l’auteur, « l’évidence du lien par lequel on relie habituellement la connaissance à la sagesse » (p. 27). Toutefois cela ne va pas de soi pour l’homme du xvie siècle (et d’aujourd’hui ?) qui, dès sa jeunesse, se voit inculquer des connaissances avant même que d’apprendre à penser : cela justifie le détour que doit faire Montaigne par l’exemple des premiers hommes, ce cannibale tout récemment rencontré dans le Nouveau Monde et qui deviendra le « bon sauvage » sous la plume des philosophes des Lumières, mais aussi par la figure de l’enfant, dans son innocence la plus pure, détours sur lesquels revient M. Foglia dans son chapitre 3 pour tenter de cerner, à la suite de Montaigne, les conditions naturelles et premières de l’exercice du jugement. Or le constat qui en découle est moins pessimiste que l’on aurait pu s’y attendre, bien au contraire : les réflexions auxquelles se livrent spontanément les jeunes enfants par exemple rendent plus que nécessaire une éducation au jugement, à l’exercice d’une pensée qui, pour être « authentique », doit « s’inventer elle-même » (p. 104).

3Construire une telle pédagogie s’avère toutefois fort délicat, et l’exploration des pratiques pédagogiques livrées à sa réflexion ne donne guère satisfaction au magistrat de Bordeaux qui se meut alors dans ce que l’auteur nomme dans sa deuxième partie « l’espace étroit de la pédagogie ». L’enjeu qui se dessine dans cette recherche d’une pédagogie du jugement n’a rien d’étroit cependant : il remet en perspective tout un arrière‑plan ontologique, celui d’un monde en perpétuelle métamorphose, et dont la contemplation des formes infinies induisent un nécessaire sens du relatif, sur lequel Montaigne s’appuie pour opposer à une éducation intellectuelle « morale et rigide », un « goût naturel pour l’ondoiement, la transformation, l’essai perpétuel de soi-même » (p. 126) qu’il place au centre de son enseignement. Dès lors la formation de la pensée s’opère autant par destruction que par recréation, dans un mouvement perpétuel qui va jusqu’au vertige. Il n’est pas jusqu’à la réflexion sur l’essai du jugement elle-même qui ne soit emportée dans un tel processus : c’est ainsi surtout en se confrontant à d’autres voies de construction de la pensée, que le propos de Montaigne s’approfondit et se sculpte. C’est à nos yeux l’un des mérites de l’ouvrage de M. Foglia que de suivre en cela la logique de l’écriture montanienne qui consiste à se confronter à ses autres, à toucher ses limites ; tel est notamment le cas lorsque la pensée du jugement se regarde au miroir de l’alternative « physionomiste » ou encore celle du néo-stoïcisme explorées par l’auteur dans le chapitre 5, intitulé « Alternatives de l’éducation ». S’« essayer » sur le terrain de telles réflexions ne va tout de même pas sans risque : il convient de toujours éviter de figer le discours, ce qui reviendrait à mettre purement et simplement fin à cet exercice du jugement dont nous essayons précisément de cerner les modalités. C’est pourquoi l’écriture de Montaigne se déploie souvent dans l’espace ambigu de la métaphore, reprenant à son compte pour les relire et les réévaluer des topoï de la littérature antique comme ceux de la métaphore du miel ou encore de la digestion comme images de l’assimilation et de la réappropriation des discours d’autrui par le biais du jugement personnel. Tel semble être d’ailleurs l’une des dimensions essentielles de la pratique du jugement tel que le conçoit Montaigne : s’il est « ignorant » a priori, et tout à fait naturel, il ne s’en nourrit pas moins de sa confrontation avec les autres — c’est le sens d’une éducation cosmopolite telle que la défend le magistrat — autant que dans le dialogue avec soi-même, dans un mouvement de va‑et‑vient, là encore, qui le caractérise au premier chef. Ainsi la réflexion sur les fondements ontologiques et philosophiques de la pratique du jugement croise-t-elle nombre de thèmes chers à Montaigne et que le fil déroulé par M. Foglia permet de relire sous l’angle de cet exercice de la pensée que sont les Essais en eux-mêmes. Mais il convient encore de s’interroger sur les conditions d’exercice réelles d’une telle pratique du jugement : ce sera l’objet du troisième et dernier temps de l’analyse proposée ici.

4Comment en effet le jugement naturel peut-il se former en se réappropriant la pensée d’autrui sans s’y perdre lui‑même et redevenir un jugement institué ? Comment peut‑il se constituer lui‑même en un jugement « cultivé » qui s’oppose au précédent en ce qu’il préserve et met en œuvre la liberté du sujet ? Comment peut‑il se faire « assimilation choisie » et non pure et simple « adhésion » ? (p. 218) En d’autres termes, écrit M. Foglia, « le jugement peut‑il faire usage de la tradition, sans tomber dans un rapport de dépendance à l’égard de celle‑ci ? » (p. 205). C’est ici que le recours à la philosophie constitue un garde-fou essentiel et salutaire. « Formatrice des jugements et des mœurs », pour reprendre le titre du chapitre 7, elle se distingue de tout discours scolastique ou de tout enseignement de spécialiste : le philosophe, on le sait, n’est pas celui qui sait mais celui qui interroge, et qui s’efforce de bien juger, au-delà de toute compétence spécifique. De ce point de vue l’éducation dispensée aux gentilhommes tels que Montaigne est bien plus proche de l’exercice du jugement tel qu’il le définit que l’enseignement délivré aux collégiens du xvie siècle. Mais la philosophie c’est aussi et peut-être surtout une « culture », un ensemble de discours et de réflexions que la fréquentation des livres peut et doit nourrir, afin que le jugement ait matière — et bonne matière serions‑nous tenter d’ajouter — à s’essayer. Là encore, l’acte de juger, s’il est premier dans l’ordre des opérations intellectuelles, ne peut toutefois s’opérer en dehors de toute confrontation avec ce qui nous entoure ; or notre expérience est tout autant, sinon plus, faite de nos propres souvenirs que de ceux qui nous sont transmis par la tradition. Quel « programme » proposer dès lors au jeune enfant qui s’essaie à penser par lui-même ? Quel fil directeur conseiller de suivre au pédagogue soucieux d’enseigner à son élève l’exercice de son jugement ? Dès lors que celui‑ci ne peut être clairement défini — quand bien même on s’efforcerait de le soumettre à l’évolution des connaissances —, c’est toute la croyance en une « éducabilité » de l’homme en tant qu’individu mais aussi et surtout en tant qu’espèce qui est ébranlée. La question n’est de fait pas définitivement close et invite le lecteur à reprendre, encore une fois, avec Montaigne, cette réflexion sur l’éducation qui devient ainsi à son tour matière à l’exercice du jugement. Une chose est sûre cependant, c’est que « la place vide des programmes est occupée par l’activité du jugement personnel, activité libre et réfléchie » (p. 242), ce qui à ce jour, en période de crise du monde de l’éducation, n’est pas là non plus sans donner à penser…