Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
titre article
Agathe Novak-Lechevalier

Emma à la lettre ? Lecture du roman, déchiffrement du monde, élucidation de soi

Judith Lyon‑Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris : Tallandier, 2006, 383 p., EAN 9782847343090.

1Dès son titre magnifique, La Lecture et la Vie, l’ouvrage de Judith Lyon‑Caen, paru en 2006, semble s’inscrire au cœur des problématiques qui sont celles du bovarysme tel que l’a théorisé Jules de Gaultier1. Et pourtant, si la notion apparaît dans les interstices de l’ouvrage, elle n’y est explicitement convoquée qu’une fois et ne constitue pas le cœur de son intérêt. Et pour cause : J. Lyon‑Caen s’intéresse à la réception et aux modes d’appropriation des romans de la Monarchie de Juillet, et en particulier aux œuvres de Balzac et de Sue ; son objet est donc antérieur d’un point de vue chronologique non seulement aux théories de J. de Gaultier, mais même au roman de Flaubert. Se situant dans la lignée des travaux de Michel de Certeau, de Roger Chartier ou encore d’Alain Corbin — qui signe la préface du livre —, J. Lyon‑Caen explore le rôle des romans dans la construction des représentations collectives et des identités individuelles, et s’empare d’un corpus qui restait jusqu’alors assez peu étudié2 : les lettres que les lecteurs de Sue et de Balzac adressent par centaines aux auteurs de leurs romans préférés, et qui constituent « une archive de ces lectures qui généralement ne laissaient aucune trace, celles des lecteurs à la fois anonymes et singuliers qui constituent au xixe siècle comme aujourd’hui le principal public de la littérature3 » (p. 21). Source remarquable et précieuse, dont J. Lyon‑Caen publie un échantillon en annexe, et qui permet d’approcher de façon inédite et passionnante cette réalité évanescente des lectures effectives qui fait toujours défaut aux théories de la réception.

2C’est ici que se profile l’ombre d’Emma, lectrice elle aussi assidue des romanciers de la monarchie de Juillet :

Elle étudia, chez Eugène Sue, des descriptions d’ameublement ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant4.

3La fièvre de lecture d’ Emma Bovary, qui la détourne dans un même mouvement des nourritures terrestres et de son mari a été considérée comme une des causes principales de son mal ; la défense de Flaubert, lors du procès, a d’ailleurs mis en avant la dénonciation par l’auteur des ravages suscités par la lecture romanesque. Après la littérature romantique (Scott), les romans‑feuilletons des années 1840 semblent particulièrement visés : ils auraient participé à cette intoxication littéraire, à l’hypertrophie de l’imagination et au basculement vers l’illusion qui mènent Emma à la rébellion, puis à la mort. Les lettres qu’étudie J. Lyon‑Caen permettent donc de confronter le discours sur le bovarysme à la réalité des pratiques de lecture de ces romans, et offrent un moyen de mesurer son degré de pertinence : l’usage de la fiction que décrit Flaubert et que théorisera Gaultier est‑il communément partagé par les lecteurs qui écrivent à Balzac et à Sue ? Le bovarysme relève‑t‑il d’une pathologie spécifique, fondée sur le cas exceptionnel d’un esprit féminin particulièrement fragile, ou désigne‑t‑il au contraire un mode universel d’appréhension et d’appropriation du texte romanesque ? Les réactions des épistoliers témoignent‑elles plutôt de la face obscure du bovarysme (conçu comme une « défaillance de la personnalité5 » qu’aggrave le pouvoir hypnotique et aliénant de la fiction) ou valident‑elles la puissance inventive que peut susciter la tension constante de l’imagination, la dynamique créatrice du « désir d’être autre » telles qu’elles transparaissent chez J. de Gaultier6 ? Telles sont quelques‑unes des questions auxquelles l’étude de J. Lyon‑Caen permet en partie de répondre.

Naissance du discours bovaryste

4Tel qu’il est théorisé par J. de Gaultier à partir du cas singulier d’Emma, qui lui en apparaît comme l’illustration la plus flagrante et donc l’idéal prototype, le bovarysme constitue un trait caractéristique de la psyché humaine : le philosophe s’attache à en montrer l’universalité ; la médecine mentale en fera, peu après, une de ses notions clés7, à partir de laquelle elle forgera un type psychiatrique. Reste que le discours sur les effets néfastes de la fiction tel que les envisage le bovarysme ne peut être dissocié de ses conditions d’émergence historiques, et ce sont elles, précisément, que permet de mettre en lumière l’ouvrage de J. Lyon‑Caen.

5Or, comme le montrent les deux premiers chapitres du livre, c’est bien sous la Monarchie de Juillet, dans les années 1840 en particulier, que se trouvent réunies les conditions pour qu’apparaisse et se développe ce discours critique, à l’intersection de deux périodisations : l’une, longue, relève d’une histoire culturelle de la lecture et concerne l’évolution du rapport entre auteur et lecteur au tournant des xviiie et xixe siècles ; l’autre, plus courte, analyse la situation du roman sous la Monarchie de Juillet et l’évolution des critiques que le genre suscite8.

6La périodisation longue prend pour origine la parution et la réception de la Nouvelle Héloïse :

Là se donne à voir, pour la première fois sans doute avec une telle clarté, un nouveau régime de communication littéraire entre l’auteur et son public, ainsi qu’un mode spécifique de lecture et d’appropriation des textes. (p. 92‑93)

7En prétendant s’adresser non pas à un public conçu comme une collectivité abstraite mais à chacun de ses lecteurs comme à un individu concret bien qu’anonyme, Rousseau fait de l’acte de lecture une relation d’âme à âme qui unit intimement le lecteur à l’écrivain à travers l’identification aux personnages. La réussite de l’œuvre littéraire se mesure dès lors à l’aune du bouleversement émotionnel qu’elle parvient à produire. Toutes les caractéristiques du paradigme romantique — la sacralisation de la personne de l’écrivain, devenu objet de désir et de curiosité passionnée, la conception de la lecture comme expérience fondatrice — paradigme qui, comme le souligne J. Lyon‑Caen, est encore très largement le nôtre, découlent de cette révolution initiée par l’œuvre rousseauiste. C’est là aussi que la pratique de la lettre à l’écrivain qu’étudie J. Lyon‑Caen trouve son origine — et c’est là encore que l’on peut voir une des sources de la crainte des effets hyperboliques de la lecture qui hante le discours sur le bovarysme.

8En rester là cependant serait ignorer la spécificité du mal que diagnostique, à la suite de Flaubert, J. de Gaultier, et qui se distingue des mises en accusation traditionnelles de la fiction. Or, c’est bien l’émergence d’un discours spécifique, qui constitue le roman en problème social, que permet de reconstituer le premier chapitre de l’ouvrage de J. Lyon‑Caen. Trois facteurs conjoints semblent rendre possible une nouvelle forme du discours incriminant la littérature. D’abord, l’essor du roman réaliste, dont l’ambition proclamée est de peindre et de décrypter les mécanismes complexes de la société nouvelle issue de la Révolution, société ressentie par les contemporains comme brouillée et illisible ; ensuite, l’expansion de la presse qui, en accueillant le roman‑feuilleton dans son rez‑de‑chaussée, altère considérablement la nature du genre romanesque ; enfin, l’apparition de journalistes qui font de la critique littéraire une profession, et dont le magistère est menacé par le feuilleton, qui non seulement envahit l’espace du journal mais s’appuie sur des succès populaires qui fragilisent la toute‑puissance des critiques professionnels. La coïncidence de ces trois phénomènes modifie considérablement le champ littéraire du temps, et elle amène surtout à poser à nouveaux frais la question de la nocivité de la littérature. Comme le montre en effet J. Lyon‑Caen, dans la lignée des travaux de Lise Dumasy9, l’extraordinaire succès du feuilleton va progressivement attiser les inquiétudes et radicaliser les discours.

9Première étape, la croisade contre la « littérature industrielle », que lance Sainte‑Beuve à la fin des années 1830, témoigne d’abord de la rivalité exacerbée qui s’exerce entre les critiques et les feuilletonistes : le roman devient l’emblème d’une littérature décadente, prostituée par le journal, vendue à la réclame, vouée à la recherche incessante du profit. Médiocrité des exigences artistiques, recherche assidue et inconsidérée du scandale pour accroître le nombre de lecteurs potentiels : telles seraient les caractéristiques de la production littéraire de l’ère industrielle.

10Ces attaques esthétiques et morales laissent pourtant bientôt place à un autre discours : dès lors qu’ils sont publiés à l’intérieur du journal, ces romans‑feuilletons, qui ne viseraient plus qu’à exalter les plus basses pulsions de leurs lecteurs, semblent d’autant plus dangereux qu’ils touchent un public démultiplié. Or, « si le roman vise une consommation de masse et emprunte des voies de circulation inédites, sa nocivité change de nature : il ne corrompt plus seulement les individus, mais menace aussi l’ordre social tout entier » (p. 66). C’est pourquoi le roman‑feuilleton devient, au cours des années 1840, « une affaire d’ordre public » (ibid.). La question du support de la publication est ici essentielle10 : alors que la diffusion des livres restait limitée et en tout cas étroitement contrôlée, le roman‑feuilleton pénètre, sous le couvert respectable du journal politique, dans le sein des familles, circule dans l’ensemble du corps social, et devient donc susceptible d’atteindre et de corrompre un lectorat nouveau, plus populaire, plus jeune, plus féminin — donné, évidemment, comme plus influençable et plus fragile. Des questions inédites sont alors posées : quels risquent d’être les effets sur la politique de cette dangereuse proximité, dans le journal, avec la fiction feuilletonesque11 ? Comment, surtout, contenir la contagion que menace d’engendrer la diffusion élargie du roman en feuilleton ? Ces préoccupations, constantes dans les journaux de l’époque, et qui nouent étroitement des questionnements d’ordre politique, social et moral, se trouvent par ailleurs relayées dans la sphère judiciaire par de grandes affaires criminelles. C’est le cas, par exemple, de l’affaire Lafarge, que rapporte J. Lyon‑Caen et dont les liens avec Madame Bovary ont déjà été soulignés12 : en 1840, Marie Capelle, épouse Lafarge, est soupçonnée d’avoir empoisonné son mari à l’arsenic ; le livre de chevet retrouvé chez elle au moment de son arrestation est un roman‑feuilleton à succès, au titre dangereusement évocateur, Les Mémoires du diable, de Frédéric Soulié. Le goût pour le feuilleton de Marie Lafarge constituera très vite une preuve à charge contre l’accusée : cette littérature malsaine a empoisonné l’âme de la lectrice, devenue elle-même empoisonneuse — de l’essence criminogène de la nouvelle littérature.

11S’élabore alors un discours collectif qui constitue finalement le roman en problème politique, et qui trouvera son aboutissement dans l’intervention d’un député, Chapuys‑Montlaville, à la Chambre, en 1847. Délaissant les poncifs traditionnels contre l’obscénité des romans, Chapuys‑Montlaville s’attache principalement aux conséquences sociales de leur lecture : il défend l’idée que dans la société contemporaine dont les équilibres ont été détruits, où les rapports sociaux sont devenus instables et qui laisse libre cours aux ambitions individuelles, les romans‑feuilletons contribuent à dérégler le rapport au monde de leurs lecteurs : favorisant les désirs de richesses et les rêves d’ascension, ils susciteraient un sentiment de « déclassement », que Chapuys‑Montlaville donne pour la « maladie épidémique de ce temps » et qui est en soi nocif pour l’ordre social. Comme le souligne J. Lyon‑Caen, sous ce mot de déclassement (dont elle rappelle qu’il était encore très peu utilisé à l’époque), Chapuys‑Montlaville « ressaisit toutes les inquiétudes que suscitent la violence et la complexité des mécanismes sociaux de son temps, et invente le mal social que la seconde moitié du siècle nommera […] le bovarysme » (86).

Se dire à travers le roman

12Le cœur de l’ouvrage de J. Lyon‑Caen, consacré à l’analyse des lettres des lecteurs de Balzac et de Sue, permet justement de mettre à distance ce discours critique qui naît dans les années 1840 et qui sera au cœur des théories du bovarysme. Certes, quelques‑uns des lecteurs de romans‑feuilletons se décrivent eux‑mêmes comme des consommateurs frénétiques de fiction, et réclament parfois vivement aux auteurs leur livraison quotidienne. Mais, J. Lyon‑Caen le montre de manière tout à fait passionnante, loin que leur goût pour la fiction aliène ces lecteurs, dérègle leur imagination, favorise chez eux le goût de l’évasion hors du réel ou les noie dans les pièges de l’identification, les lettres qu’ils écrivent rendent compte d’appropriations sérieuses de la fiction, qui s’intéressent à la portée morale, sociale et politique du roman.

13Ces lectures sont indissociables des romans de la Monarchie de Juillet et de l’extraordinaire ambition qui est la leur d’offrir une vision totale de la société contemporaine, d’en dévoiler les mécanismes et les ressorts cachés, et finalement de la rendre lisible, de permettre de la penser. L’analyse des lettres montre que les lecteurs prennent acte de ce projet, en admettent la pertinence et reconnaissent la vérité du monde que décrivent les romanciers : le roman devient pour eux un instrument de lecture de la réalité dans laquelle ils vivent, il leur permet de nommer et de donner un sens à des situations qu’ils côtoient ou de s’approprier les débats contemporains. Les Mystères de Paris, dans lesquels Sue aborde la « question sociale » qui agite les années 1840, permettent ainsi à certains lecteurs de reconnaître et de dénoncer les misères et les souffrances qui les entourent, mais ils donnent lieu à des discours divergents lorsque le roman est lu par des philanthropes hygiénistes ou par les rédacteurs d’un journal ouvrier avec lesquels l’auteur correspond.

14Plus significativement encore, le courrier adressé aux romanciers amène à saisir comment la lecture du roman permet à ces lecteurs de formuler leur propre expérience sociale. Les romans de Balzac n’emportent pas leurs lectrices bourgeoises au galop de quatre chevaux vers un pays nouveau ; ils leur permettent d’exprimer une souffrance spécifiquement féminine, liée au constat de leur dépendance et à au décalage entre leur position actuelle et des aspirations sociales et sentimentales plus élevées. Ils amènent aussi quelques étudiants désargentés à lire leur itinéraire à la lumière de celui des héros balzaciens, à percevoir leur cas singulier comme le résultat d’un brouillage du jeu social contemporain. Comme le signale très justement J. Lyon‑Caen, ces lectures ne déclenchent donc pas chez les épistoliers le désir de mobilité qui inquiétait tant Chapuys‑Montlaville, pas plus qu’elles ne suscitent le déséquilibre intérieur et la négation de la réalité qu’analysera ensuite J. de Gaultier :

Ce type d’usage du roman est absent, à proprement parler, des courriers de Balzac et d’Eugène Sue : les femmes mal mariées ne rêvent pas d’amour en lisant Balzac, elles comprennent au contraire l’impasse où les conduit leur désir d’amour ; les jeunes gens éduqués ne rêvent pas de devenir poètes en lisant des romans, ils formulent au contraire l’impossibilité de ce rêve. Les romans de Sue et de Balzac n’entraînent pas le déclassement ou la frustration, mais ils permettent d’élucider et de mettre en mots des expériences de ce type. (p. 243)

15Les moyens par lesquels le roman permet de penser l’expérience sociale paraissent d’ailleurs ne pas avoir force de contrainte : en témoigne de manière très frappante ce que J. Lyon‑Caen appelle à plusieurs reprises le « bricolage identitaire » qui apparaît dans les lettres. Aucun des lecteurs de Sue et de Balzac ne semble en effet prisonnier de l’identification à un personnage ou à un type romanesques : au contraire, il arrive souvent qu’ils en remettent en cause la pertinence, jusqu’à édifier parfois un contre‑type qui viendra corriger la vision du romancier pour mieux la faire correspondre à leur expérience personnelle. C’est le cas par exemple à propos des « vieilles filles » balzaciennes : certaines lectrices, qui (c’est là tout l’intérêt de la démarche) se reconnaissent pourtant comme des exemplaires du type, en réfutent — on le comprend aisément — certaines caractéristiques et cherchent à les rectifier auprès du romancier. Nombre de lettres manifestent ainsi une « appropriation partielle » des œuvres lues, celles‑ci fournissant pour les lecteurs « des points d’ancrage descriptifs sans toutefois pouvoir rendre compte de l’intégralité et de la diversité des situations vécues » (p. 201). Comme le prouvent les analyses de J. Lyon‑Caen, les récits de vie qui émaillent cette correspondance ne se conforment donc pas à des modèles fixes et univoques : ils empruntent librement aux romans les éléments qui leur semblent les plus adéquats pour raconter leur itinéraire et définir la complexité de leur position et la singularité de leur être. Si certains des épistoliers cités, évoquant leurs rêves et leurs aspirations déçues, expriment en effet leur désir, tout bovaryste, « d’être un autre », le passage par l’autre que propose le roman, loin de constituer le vecteur d’une aliénation, apparaît surtout comme un moyen de mieux comprendre et de mieux dire son identité à soi.

16Reste qu’il est difficile de généraliser (du point de vue d’une histoire sociale — et J. Lyon‑Caen s’en garde bien13 — comme du point de vue d’une théorie de la réception romanesque) à partir de ce corpus : si ces lecteurs semblent s’écarter à bien des égards de l’archétype que constitue Emma Bovary, c’est aussi qu’en prenant la plume, en entrant dans un processus d’écriture, ils deviennent actifs. Il serait intéressant à cet égard de comparer Emma à l’une de ses ancêtres balzaciennes, Modeste Mignon. Modeste, jeune bourgeoise provinciale idéaliste, perdue dans ses lectures, a tout pour être une Emma Bovary avant la lettre (elle se révèlera, il est vrai, au cours du roman, riche à millions — notable différence). Mais en entamant une correspondance avec le poète Canalis, Modeste va modifier le cours de sa destinée, fréquenter le grand monde, et faire un mariage d’amour. Sujet de rêverie : imagine-t-on Emma écrivant à l’un des romanciers qui échafaudent ses fantasmes ? J. Lyon‑Caen évoque quelques exemples réels d’épistolières dont les vies ont été changées par leur correspondance avec l’écrivain (la Bettina de Goethe en est sans doute le modèle le plus célèbre). Aucun des lecteurs qu’elle cite ne connaîtra un si heureux sort. Mais leurs lettres constituent souvent une tentative pour retrouver la maîtrise de leur existence et infléchir leur destin. Le dernier chapitre de La Lecture et la Vie, joliment intitulé « Les promesses de la littérature », montre comment le seul fait de prendre la plume permet à ces épistoliers de sortir de l’obscurité, de rechercher une visibilité sociale, voire de prétendre à une existence romanesque. Si un grand nombre des lettres analysées sollicitent l’aide ou le secours financier d’un romancier présumé riche et bienveillant, beaucoup aussi, en proposant des bribes de récits qui doivent servir de matériau à la fiction, cherchent à hisser l’expérience réelle au statut de vie romanesque. La projection de soi dans une écriture littéraire — qu’il s’agisse de fournir au romancier un récit de vie qui alimente son écriture ou, pour quelques‑uns des épistoliers, de devenir soi‑même auteur — apparaît alors comme un remède symbolique susceptible de pallier les souffrances et les injustices de la vie réelle, mais aussi comme un moyen de s’appréhender et de se construire comme individu.

17Dans cette manière d’analyser des appropriations actives et libres de la littérature, dans ces évocations d’un « bricolage identitaire » qui permet à chacun de prélever, dans un texte, ce qui peut lui être utile et de s’en emparer, J. Lyon‑Caen retrouve certaines des analyses de Jacques Rancière dans Le Partage du sensible ou Politique de la littérature, et accentue les enjeux politiques que peuvent revêtir un tel « usage démocratique » du roman14. Elle souligne cependant aussi qu’il est très rare que la prise de conscience que semble permettre le roman débouche sur l’inscription du moi dans une destinée collective. Le récit de vie que met en scène la lettre insiste au contraire toujours sur la singularité d’une expérience, sur l’exception que constitue un malheur individuel. Entre ici en ligne de compte la stratégie d’une écriture épistolaire jouant sur le pathétique pour mieux intéresser le destinataire ; mais qu’il s’agisse de lectrices racontant leur souffrance morale de femmes mariées ou d’anciens ouvriers décrivant la misère populaire, il est significatif que presque jamais les épistoliers n’entrent dans un processus de généralisation qui inscrive leur situation dans un cadre plus large. Même lorsqu’ils systématisent la représentation des types sociaux (Balzac), même lorsqu’ils tendent à devenir le lieu d’un discours idéologique explicite (Sue), les romans en question, offerts à une lecture individuelle, semblent permettre de formuler une trajectoire personnelle, mais pas de susciter un discours dont la portée pourrait devenir politique.

L’empire des formes

18J. Lyon‑Caen, qui s’inscrit dans une démarche historienne qui prend la littérature pour objet15, élude toute étude approfondie de poétique romanesque au motif, par exemple, que les épistoliers ne s’intéressent guère au discours théorique qui encadre les romans de Balzac et de Sue : « pas plus qu’ils ne s’arrêtent sur la construction labyrinthique des Mystères de Paris, ils ne notent l’originalité du “système” balzacien. […] L’adéquation de la fiction au réel se joue donc à un niveau plus modeste, plus simplement descriptif » (p. 147). Pourtant c’est bien de la langue et des formes du roman que les lecteurs se saisissent pour dire leur expérience propre. J. Lyon‑Caen le suggère d’ailleurs à plusieurs reprises : la lecture des lettres montre que l’identification à un personnage n’est que la forme minimale de l’appropriation ; l’essentiel se joue ailleurs, dans l’adoption d’un système de représentation du monde, dans l’investissement de structures et de configurations romanesques typiques, dans un mimétisme stylistique. Le roman sert ainsi d’« idiome commun » (p. 193) à l’épistolier et à l’auteur, et il finit par constituer une matrice textuelle qui libère la parole en fournissant les mots et les schémas à partir desquels dire le moi dans sa complexité devient possible. Aimée Desplantes (destinée par l’onomastique à entrer par avance en sympathie avec Emma Bovary ?), fille d’un loueur de voitures ruiné par la Restauration et épouse d’un ancien forçat, qui écrit à Sue pour solliciter un soutien matériel, lui raconte sa vie en la mettant en scène comme un mélodrame, et, bien qu’elle ne maîtrise ni la syntaxe ni l’orthographe, se révèle « capable de mettre en scène une situation dramatique, de décrire personnages et sentiments, de ménager un suspense et une chute » (p. 204) : celle qui se définit comme une « liseuse finie », et qui ne rêve que d’ouvrir un cabinet de lecture, semble bien « porter en elle la langue des livres » (ibid.). Louise Aber, lectrice balzacienne cette fois, adresse en 1836 à Balzac trois longues lettres entrecoupées de « fragments biographiques » écrits à la troisième personne : sans que jamais elle ne se compare explicitement à aucune héroïne balzacienne, elle écrit son histoire en se posant en figure exemplaire de la « femme de trente ans » qui est l’un des types de prédilection du romancier. Mêlant les références possibles — à Julie d’Aiglemont, héroïne de la Femme de trente ans, à Madame de Mortsauf, du Lys dans la vallée —, Louise emprunte à l’œuvre balzacienne ses thèmes et ses configurations narratives, produisant « une écriture structurellement mimétique, homologique du texte balzacien » (p. 197). À chaque fois, le récit romanesque trouve donc un écho et un prolongement dans l’écriture intime, en fournissant à ses lectrices des éléments qui leur permettent non seulement de construire leur identité, de mettre en mots leur situation, mais surtout, sans doute, de configurer leur existence, de lui conférer un rythme, une scansion — un style.

19On perçoit ici une autre dynamique bovaryste, qui tendrait davantage vers ce que Marielle Macé a récemment désigné comme un « bovarysme des formes de langage, non des destinées ou des personnalités » : il ne s’agit plus tant d’une « idéalisation de contenus de vie » mais bien de la tension vers « une vie vécue à même les formes, à la fois guidée et tourmentée par leur pouvoir d’intensification16 ». J. de Gaultier avait déjà perçu la force d’affirmation existentielle qui pouvait se dégager de l’attitude bovaryste ; un de ses premiers commentateurs, Georges Palante, en fait en 1903 un principe « susceptible de dramatiser, d’esthétiser, de styliser l’existence17 ». C’est bien en partie d’un processus d’esthétisation de la vie, qu’il soit ou non délibéré, que tient le geste épistolaire dans les lettres qu’étudie J. Lyon‑Caen : les récits que ces lettres proposent témoignent de la puissance d’aimantation des formes littéraires, de l’intensité avec laquelle elles façonnent les conduites, de la ressource qu’elles constituent dans la conquête d’une identité individuelle18.

20Les analyses de J. Lyon‑Caen laissent dès lors ouvertes des questions que la perspective historienne qui est la sienne lui permet de laisser de côté, mais qui se posent inévitablement aux chercheurs en littérature : comment, d’un point de vue poétique et stylistique, le roman suscite‑t‑il chez son public un tel désir de participation ? Quels leviers textuels déclenchent et guident le processus d’appropriation ? Quels procédés romanesques ces lecteurs mobilisent‑ils plus spécifiquement ? Ces procédés qui cristallisent leur attention sont‑ils vraiment les mêmes chez les lecteurs d’auteurs aussi différents que Sue et Balzac ?

21Sans doute certaines de ces questions doivent‑elles rester sans réponse — sans doute aussi le corpus étudié par J. Lyon‑Caen ne permet‑il pas toujours d’y répondre. Certains travaux de recherche cependant — ceux, par exemple, de José‑Luis Diaz sur les scénographies auctoriales, ceux de Marie‑Ève Thérenty sur la poétique journalistique19 —, que J. Lyon‑Caen cite parfois en note sans en faire un usage direct dans son argumentation, auraient pu permettre de cerner avec plus de précision les modalités littéraires de telles appropriations. En rester à l’idée, par ailleurs incontestable, que la volonté que manifestent ces lecteurs de s’inscrire au cœur du roman « répond aux suggestions de l’écriture réaliste » (p. 251), a quelque chose de frustrant. D’abord parce que cela présuppose que tous les auteurs estampillés de cette étiquette trop vague de réalisme suscitent des réponses identiques ; ensuite parce que cela implique que ce type d’appropriation de la littérature meure avec la Monarchie de Juillet. C’est bien ce que suggère J. Lyon‑Caen à la fin de son ouvrage, en affirmant que plus jamais, après 1848 notamment, le roman ne sera plus « crédité d’une telle puissance de représentation et d’élucidation du monde social » (p. 276) mais, quelle que soit la prédilection et l’admiration (partagées par l’auteur de ces lignes) que l’on puisse avoir pour les romans de cette période, il reste qu’on a continué d’écrire et de lire des romans depuis. Or, si l’appropriation que suscitent les productions romanesques ultérieures relève sans aucun doute moins directement de la formulation d’une identité sociale, l’on peut rêver de disposer d’outils d’analyse textuelle qui permettraient de penser et d’éprouver la spécificité du geste d’appropriation que déclenchent ce type de romans par rapport à des œuvres relevant d’esthétiques différentes.


***

22L’ouvrage de Judith Lyon‑Caen trouve sans doute à cet égard un prolongement idéal dans le dernier livre de Marielle Macé, qui cherche justement à cerner la manière dont les styles littéraires « se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles20 ». On ne peut que souligner, dans cette perspective, le parallélisme des titres des deux ouvrages : La Lecture et la Vie ; Façons de lire, manières d’être. Plus abstrait d’un côté, plus ancré dans le pragmatisme de l’activité de lecture de l’autre, ce parallélisme semble dessiner une nouvelle orientation21 : explorer non plus les configurations par lesquelles la forme fait sens, ni les moyens par lesquels le texte programme la réception du lecteur, mais s’attacher aux effets concrets de la lecture sur l’existence, à cette continuité subtile et fascinante qui se tisse, au moment même où l’on lit, et bien après que l’on a reposé le livre, entre le grain d’un texte et la forme d’une vie.