Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
René Létourneau

Analytique et scolastique médiévale

Alain Boureau, En somme. Pour un usage analytique de la scolastique médiévale, Lagrasse : Éditions Verdier, coll. « Verdier Histoire », 2011, 96 p., EAN 9782864326366.

1Rapprocher le paradigme scolastique de notre conception analytique de l’humain : voilà l’objectif d’Alain Boureau (directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales) dans son court ouvrage de 2011 intitulé « En somme. Pour un usage analytique de la scolastique médiévale ». Prenant comme point de départ sa passion personnelle pour l’univers de la scolastique, dont il dit « charger obstinément [depuis vingt-cinq ans] tous les thèmes psychanalytiques possibles » (p. 7), A. Boureau entend montrer le potentiel d’une telle démarche par de brefs exposés fondés sur le matériel documentaire disponible aujourd’hui. Ces exposés présentent le mérite d’embrasser quelques lieux communs de la lecture analytique contemporaine appliquées ici à la philosophie du bas Moyen Âge : sur la conception scolastique du réel (chapitre I), sur les mécanismes inconscients que cacheraient certaines variantes manuscrites au fil de la diffusion des textes (chapitre II) et sur la possibilité de saisir les indices refoulés de traumatismes passés chez les auteurs — ici Thomas d’Aquin — par l’entremise d’extraits de leurs œuvres (chapitre III). Les deux derniers chapitres de la monographie mettent enfin en perspective, d’une part, la relation qu’entretient notre civilisation occidentale avec celle de ce temps et, d’autre part, la place qu’occupait l’univers scolastique dans le monde de l’époque.

2Avec En somme. Pour un usage analytique de la scolastique médiévale, A. Boureau se range parmi les premiers historiens-médiévistes qui proposent de mettre en évidence la pertinence du corpus scolastique dans une application actuelle de la méthode analytique. Il y a certes lieu d’applaudir, entre autres, la valeur de réhabilitation du philosophe‑théologien médiéval en tant qu’« humain », pour ainsi dire, dans ce qui définit l’universalité de ses mécanismes psychiques, dans la mesure où demeure encore tenace de nos jours — avec tout de même quelques signes d’accalmie ces dernières décennies — le mythe humaniste de la « lourde sécheresse scolastique ». Or, dans quelle mesure la psychologie analytique — ou l’un de ses nombreux thèmes — peut‑elle apporter aux spécialistes de l’époque médiévale autre chose finalement que ce sentiment de partager une « humanité commune » avec des hommes longtemps taxés d’avilissement moral face à l’omnipotente domination ecclésiastique ? Force est de constater que pour faire un « usage analytique » de ces « archives anciennes (1150‑1350) [issues] d’une activité commune et singulière d’explication du monde à partir des structures familiales » (p. 10), il est nécessaire de confronter cette lecture aux protagonistes de l’époque et aux différentes facettes de leur existence. Mais n’avons‑nous pas là un jeu aux conséquences dangereusement imprévisibles dans lequel nous ne tiendrions plus compte, par exemple, de la réalité complexe de la transmission du savoir au Moyen Âge du point de vue tant du contenu que du support matériel ? Qu’en est‑il alors de la domination de la Logica Nova d’Aristote et de son intégration technique et doctrinale dans la réorganisation du savoir philosophique qui correspond à la naissance des premières universités ? Et pourquoi s’attarder longuement à une variante manuscrite — comme dans le cas de « fascinatio » au chapitre II — quand on connait les conditions on ne peut plus précaires et aléatoires dans lesquelles les textes étaient alors copiés et transmis ?

3Pour le philologue en tout cas, il est évident que la psychologie analytique ne constitue pas un instrument susceptible de fournir quelque renseignement scientifiquement valable sur les personnages et les événements impliqués à un temps donné, a fortiori dans l’Antiquité et au Moyen Âge, des périodes où les sources fiables nous font cruellement défaut. Sans pour autant qu’il soit erroné d’envisager la personne médiévale « dans toute sa splendeur », nous craignons qu’il n’y ait sur cette voie qu’accumulations subjectives de suppositions — A. Boureau avoue lui‑même ne « faire que de la spéculation » (cf. p. 54) — qui ne trouveront que rarement leur place dans un ouvrage historique ou biographique dont l’objectif n’est pas d’atteindre la première place des best-sellers.

4En fait, le contexte intellectuel fort complexe et diversifié de cette période qu’A. Boureau étend sur trois siècles rend impossible toute généralisation quant à la nature du « dessein philosophique » scolastique. Les travaux autour des techniques d’enseignement et de son contenu au xiiie siècle, lesquels progressent sur une base régulière grâce notamment à la collection « Studia artistarum » chez Brepols, nous montrent que si la philosophie constituait en effet la pierre angulaire d’une quête ultime de la théologie, la Faculté des arts de Paris, qui rayonnait comme premier centre intellectuel d’Occident, formait bel et bien de son côté de jeunes péripatéticiens par la lecture des ouvrages physiques et de la Nouvelle logique d’Aristote. La Faculté a de fait jeté les fondements de toute une conception du savoir qui cherche le « ce que c’est » et le « pourquoi » des réalités du monde dans un cadre paradigmatique qui insiste sur l’interrelation des disciplines. Nous ne connaissons encore que mal tout l’impact qu’exerça sur le monde universitaire du xiiie siècle la réception des ouvrages physiques du Stagirite et son Organon, les Seconds analytiques en tête, mais il est quand même tout à fait palpable et constitue une piste d'analyse plus probante que l'approche adoptée par A. Boureau1.

5L’impuissance psychanalytique se constate autrement quand il est question de commenter à la fois l’emploi du support matériel et certaines extravagances manuscrites (chapitre II). Les conditions difficiles de la transmission manuscrite devraient en effet nous retenir de faire cas des variantes orthographiques dans un but analytique si ce n’est que pour les occurrences, relativement rares, où l’on a affaire à des textes autographes authentiques. Le texte autographe pourrait en effet être traité à la manière des autres sources historiques et, éventuellement, subir une épreuve comparative susceptible, pensons-nous, de rapporter des informations plus solides sur la psychè de son auteur qu’une lecture analytique « rétrospective » de ses écrits. Mentionnons à cet effet les efforts pionniers du regretté érudit Louis-Jacques Bataillon qui s’est jadis intéressé à la ponctuation et au système d’abréviations de six maîtres renommés du xiiie siècle dont nous connaissons des manuscrits autographes, incluant entres autres Thomas d’Aquin, Albert le Grand et Pierre de Limoges2. Bataillon rappelait ainsi à l’éditeur de textes médiévaux son obligation de tenir compte de la ponctuation et de la graphie des manuscrits qu’il emploie, qu’ils soient autographes ou non, celles‑ci n’étant que très rarement (si même ce fût déjà le cas) laissées complètement au hasard3. Une lecture comparative de la ponctuation et de la graphie d’une source autographe, en plus de soutenir une meilleure datation des textes que les spéculations psychanalytiques, « peut aussi jeter des lueurs intéressantes sur certains aspects de la personnalité d’un auteur, grâce notamment au type de distractions qu’il commet le plus fréquemment »4. Par exemple, pour un Guillaume de Moerbeke, traducteur renommé de traités philosophiques grecs, qui apparait extrêmement attentif tant à la constance de sa graphie qu’à celle de sa ponctuation, il y a un Godefroid de Fontaines qui, lui, sans doute un esprit un peu plus brouillon, surprend le lecteur par le manque d’uniformité de sa ponctuation.

6De même, les grandes libertés orthographiques que prenaient les copistes de tous acabits, souvent dans un même texte, étaient monnaie courante, puisque, et c’est bien connu, le latin, comme les langues vernaculaires, ne connaissait pas d’orthographe fixe. Dans ce même ordre d’idées, le passage d’En Somme qui porte sur le « fascinus » ne peut que nous rappeler l’importance pour le philologue‑herméneute, médiéviste ou autre, de garder à l’esprit la relation démiurgique qui lie un auteur à son œuvre, ici quand il écrit à la première personne du singulier.

7Le cas de Thomas d’Aquin, sur lequel l’auteur s’attarde particulièrement en guise d’exemple de l’approche qu’il propose (chapitre III), incite enfin à la prudence. Plutôt que de sélectionner dans les traités du Docteur angélique des passages à la sémantique grivoise, aussi passionnants ou romanesques soient-ils, pour y extraire ensuite de la matière hypothétique concernant des moments moins connus de la vie de l’Aquinate, il nous apparaitrait plus rigoureux de prendre comme point de départ analytique des éléments biographiques avérés pour enfin en trouver de possibles corolaires dans les ouvrages du scoliaste. De la plupart de ces tentatives hypothétiques qui parsèment l’ouvrage d’A. Boureau, nous constatons en effet une tendance au « sensationnalisme » bon pour les romans à succès, mais peu concluant en terrain scientifique.

8En terminant, une hiérarchie devrait s’imposer, dans le domaine épistémologique, en philosophie comme en histoire — et dans toutes les sciences humaines — dans les priorités que nous souhaitons adopter en vue de l’avancement de la science. Rendons à Alain Boureau le mérite d’avoir proposé un outil de réflexion concis quant aux possibles apports de la scolastique dans notre compréhension moderne de l’analytique jungienne. Toutefois, tant de sources du passé restent à dépouiller, tant de sources déjà dépouillées restent à interpréter rigoureusement, tant de secrets réellement pénétrables restent à ce jour inviolés qu’il serait quasi contre-productif de s’attarder trop longtemps aux seules spéculations que nous permet l’analytique.

Bibliographie

9Bataillon, Louis-Jacques, « Graphie et ponctuation chez quelques maîtres universitaires du xiiie siècle », dans Grafia e interpunzione del Latino nel Medioevo, éd. A. Maierù, Rome : Consiglio Nazionale delle Ricerche, coll. « Lessico Intelletuale Europeo », 41, 1987,p. 153-165.

10Dahan, Gilbert, « Une introduction à l’étude de la philosophie : Vt ait Tullius », dans C. Lafleur et J. Carrier (éds.), L’enseignement de la philosophie au XIIIe siècle. Autour du « Guide de l’étudiant » du ms. Ripoll 109. Actes du colloque international édités, avec un complément d’études et de textes, par c. lafleur avec la collaboration de j. carrier, assistés par l. gilbert et d. piché pour la constitution des index et de la bibliographie, Turnhout : Brepols, coll. « Studia Artistarum. Études sur la Faculté des arts dans les Universités médiévales », 5, 1997, p. 3‑58.