Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mai-Juin 2012 (volume 13, numéro 5)
Linda Gil

Conquête du monde, conquête de soi : une interprétation de la correspondance de Beaumarchais

Bénédicte Obitz, Beaumarchais en toutes lettres. Identités d’un épistolier, Paris : Honoré Champion, coll. « Les dix‑huitièmes siècles », 2011, 554 p., EAN 9782745322173.

1Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Orléans sous la direction de Geneviève Haroche‑Bouzinac, cet ouvrage s’inscrit dans le champ des études sur l’épistolaire et l’identité. Les postulats de ce travail sont doubles. Un premier enjeu, méthodologique, est d’ordre bibliographique, puisque l’auteure de cette thèse a travaillé à constituer un corpus à partir de pièces imprimées et à en dresser un inventaire. Sur un plan théorique, l’auteure a réfléchi, à partir de ce corpus original, à l’élaboration identitaire qui se joue dans cette correspondance. Pour Pierre‑Augustin Caron de Beaumarchais, la lettre serait en effet le lieu de la construction de sa personnalité, constituée et donnée à lire à l’Autre.

Un travail d’inventaire

2La première utilité de ce travail est l’inventaire que l’auteure propose de la correspondance de Beaumarchais. Inventaire partiel, certes, mais qui demeure très utile alors que les projets d’édition de la correspondance intégrale de Beaumarchais sont toujours en suspens. Rappelons pour mémoire, en effet, que la publication intégrale de cette correspondance, entreprise à la fin des années 1960 par deux chercheurs américains, Brian Morton et Donald Spinelli, s’est arrêtée après le quatrième volume publié chez l’éditeur parisien Nizet. Bénédicte Obitz a donc entrepris de travailler sur un corpus bien délimité, celui des lettres imprimées de Beaumarchais. L'épigraphe, tirée d'un éditeur de Beaumarchais, place l'ensemble de son travail dans une perspective hagiographique :

Le premier hommage à rendre aux écrivains, ce ne devrait pas être une statue, mais des éditions convenables de leurs œuvres, y compris de leur correspondance. (Louis Thomas, Beaumarchais, Lettres de jeunesse)

3Ce propos liminaire engage tout l’ouvrage, destiné à améliorer la connaissance de cet écrivain polygraphe. L'intérêt de la correspondance de Beaumarchais, personnalité de premier plan dans le Paris des Lumières, a été très tôt remarqué, et de son vivant déjà, des lettres ont été imprimées, intégralement ou partiellement, dans différents recueils ou dans des journaux. Plus récemment, Gunnar von Proschwitz, à l’occasion de la réédition d’une anthologie de lettres publiée en deux volumes en 1990 à la Voltaire Foundation d’Oxford, intitulés Beaumarchais et le Courier de l’Europe. Documents inédits ou peu connus, souligne l’intérêt de ce corpus :

À la différence de ses pièces de théâtre, ses lettres n’ont pas encore atteint leur vrai public. C’est grand dommage, car sa correspondance ne le cède en rien à sa production dramatique. Elle prend rang et place parmi ses chefs‑d’œuvre.

4Ainsi, la bibliographie établie par B. Obitz des lettres publiées permet de constituer un corpus tout à fait conséquent, qui s’élève à 1500 lettres environ, couvrant une longue période, qui va de 1748 à 1799. Le résultat de ce travail méthodique se donne à lire sous la forme de plusieurs outils livrés en annexes. Celles‑ci sont capitales dans un travail de ce type, et constituent une partie conséquente de l’ouvrage (180 pages environ). Une bibliographie des lettres de Beaumarchais réunies dans ce corpus permet tout d’abord de retracer le devenir de ces missives. Une bibliographie secondaire présente des références biographiques critiques sur l’auteur et son œuvre, ainsi que des ouvrages théoriques de référence sur le texte épistolaire. Vient ensuite un inventaire chronologique des 1495 lettres recensées. Une table alphabétique des destinataires permet au lecteur de trouver des précisions biographiques et historiques sur les correspondants de Beaumarchais. Un classement thématique des lettres constitue un deuxième pas dans le traitement de ce corpus, et permet à B. Obitz d’effectuer un premier inventaire des registres de cette correspondance, galante, familiale, sociale, polémique, littéraire, politique ou professionnelle. Une dernière section donne enfin une vingtaine de lettres in extenso. L’auteure a choisi des lettres peu connues ou difficiles d’accès, ce qui permet au lecteur de disposer d’un aperçu de la correspondance de Beaumarchais, dont la lecture se révèle tout à fait passionnante. Un index général des noms de personnes et des titres d’œuvres vient compléter utilement cette série d’outils qui permettent de naviguer dans ce vaste corpus.

Enjeux historiques de l’édition de la correspondance de Beaumarchais

5La réactualisation de ce corpus, grâce au travail bibliographique réalisé par l’auteure, s’inscrit dans une réflexion historique sur les enjeux de la publication de la correspondance d’écrivain. Au xviiie siècle, on a assisté à une prise de conscience, chez le public, de la temporalité des écrivains, qui se constituaient peu à peu en figures de l’autorité, remplaçant progressivement les sources traditionnelles détentrices de la parole qu’étaient le pouvoir religieux et le pouvoir politique. La philosophie sensualiste, introduite en France grâce aux traductions des textes de Locke, notamment, suggérait que chaque homme était le produit d’une histoire. C’est ainsi qu’est apparu l’intérêt pour la correspondance des écrivains. Encore fallait‑il prendre conscience de cette mutation. Ce qui est extraordinaire dans le cas de Beaumarchais, et l’auteure de l’ouvrage le rappelle justement dans son introduction, c’est qu’il est peut‑être l’homme qui a fondé la tradition consistant à éditer la correspondance des écrivains. À la mort de Voltaire, il a racheté au libraire Panckoucke l’ensemble des manuscrits voltairiens et a réalisé la première édition intégrale posthume des écrits du grand homme. La nouveauté de cette édition résidait justement dans l’adjonction de la correspondance au corpus. Il en résulte qu’elle occupe dix‑huit volumes sur les soixante‑dix que comporte l’édition dite de Kehl, du nom de la forteresse située sur la rive droite du Rhin dans laquelle Beaumarchais avait installé l’imprimerie géante de la Société Littéraire Typographique qu’il avait fondée à cet effet. Beaumarchais, avec Condorcet, responsable scientifique de l’édition, a donc livré au public la correspondance de Voltaire, soit environ 4 500 lettres. Les enjeux symboliques de cette édition, réalisée dans la clandestinité au prix de mille obstacles, nous apparaissent bien aujourd’hui : éditer la correspondance de Voltaire, c’était mettre en lumière le réseau parallèle de parole et d’influence que constituait ce dialogue entre l’auteur et ses correspondants. C’était établir une communauté, celle de la République des Lettres élargie, et l’instituer, lui donner la forme et la consécration que méritait cette opinion publique.

6Éditeur, inventeur de la correspondance de Voltaire, Beaumarchais lui aussi a été un épistolier dynamique et influent. À la lecture de sa correspondance, on prend véritablement conscience des multiples activités auxquelles il s’est consacré tout au long de son existence. Correspondance d’affaires, correspondance politique, correspondance amoureuse, le corpus révélé par B. Obitz permet de reconstituer les mille visages de Beaumarchais.

Les identités de l’épistolier

7Le traitement de ce corpus s'organise en trois grandes parties. Une logique biographique guide l'organisation des deux premières parties, tandis que la troisième est plus théorique. Dans la première partie, qui s'intitule « Un épistolier au xviiie siècle », B. Obitz s'appuie sur la correspondance pour retracer à la fois la jeunesse et la formation de Pierre‑Augustin Caron. Les nombreux extraits de lettres que donne l'auteure dans le corps de l'ouvrage permettent de tracer un portrait du jeune homme, complétant les données fournies par les biographes.

8Mais l'attention portée au texte va plus loin. Bien plus que le contenu référentiel ou psychologique de la missive, ce qui intéresse B. Obitz ici, et qui fait toute la richesse de sa démarche, est le style de Beaumarchais. À partir d'une approche linguistique et esthétique, l’auteure s'attache à rendre compte de la spécificité de l'expression de Beaumarchais, déjà très personnelle. À la fois très classique dans sa facture et sa syntaxe, la phrase de Beaumarchais s'élabore à partir d'un lexique, souvent imagé, d'origine populaire. Certains spécialistes, comme Gunnar Von Proschwitz, avaient déjà relevé l'extraordinaire souplesse de cette langue, que l’auteur ne cesse d'enrichir de mots nouveaux ou d'expressions imagées. Ainsi, dans l’Avant‑propos du recueil intitulé Lettres de combat, Von Proschwitz loue « les qualités du style de Beaumarchais : entraînant, vif, plein d’esprit, au rythme allegro molto vivace, en somme le portrait de l’auteur ». C'est ce métissage original qui donne à l'expression de l’épistolier toute sa saveur, et qui fera le succès de Figaro.

9Au‑delà de cette analyse stylistique, B. Obitz s'intéresse aux formes de cette communication écrite. À partir du corpus des lettres de jeunesse, elle observe et analyse les paramètres de cette correspondance, entre le respect des normes, des codes, et des contraintes matérielles qui sont ceux de la communication épistolaire au milieu du xviiie siècle. La prise en compte de ce contexte permet de retrouver l'historicité de cette correspondance, ancrée dans un espace‑temps élargi, puisque l’activité épistolaire dont B. Obitz rend compte dans cet ouvrage couvre un demi‑siècle, la seconde moitié du xviiie siècle, et s’inscrit dans un espace européen. Beaumarchais, en effet, a beaucoup voyagé, en province, La Rochelle, Bordeaux, Strasbourg, mais aussi en Espagne, en Angleterre, en Allemagne ou en Autriche, pour ne citer que quelques exemples. La contextualisation systématique effectuée par l’auteure de l’ouvrage s’avère particulièrement nécessaire pour comprendre les enjeux de cette communication différée que constitue la lettre, puisque les données spatiales et temporelles sont constitutives de la relation engagée par l'échange épistolaire. L’auteure s’attache alors à élaborer une typologie des registres de cette correspondance. Chaque catégorie de lettres est présentée, décrite, analysée à l’aide de nombreux exemples, constituant un catalogue analytique à partir du corpus sélectionné. Cet échantillon est tout à fait représentatif de l’ensemble de la correspondance de Beaumarchais.

Lettres de combat1

10Le titre choisi par Gunnar von Proschwitz pour son édition d’une partie de la correspondance de Beaumarchais pourrait également convenir au propos de B. Obitz dans le deuxième chapitre de son ouvrage. Elle y analyse en effet l’usage militant que fait Beaumarchais de la lettre. Homme d’action, il écrit pour agir, et la lettre est souvent pour lui le vecteur d’un engagement, pour négocier des appuis politiques, se défendre contre ses adversaires ou alerter l’opinion publique en sa faveur avant un procès ou après la représentation d’une pièce de théâtre. Beaumarchais est fils d’artisan. Il a fait fortune grâce à des entreprises très diverses, en entrepreneur toujours plein d’idées. Il a également réalisé une ascension sociale grâce à ses talents, et non pas seulement grâce aux terres reçues en legs de ses épouses décédées, comme le disent ses détracteurs. C’est en homme éclairé, militant pour la modernité, le développement des arts et du commerce, qu’il engage nombre de combats pour défendre la liberté d’entreprendre, la liberté d’expression, mais aussi les droits, des Américains à disposer d’eux‑mêmes ou des auteurs dramatiques à recevoir les fruits de leur travail. B. Obitz étudie ainsi les dispositifs et les stratégies de communication qui font du texte épistolaire un instrument d’action efficace. Beaumarchais conquiert le monde par ses lettres, et obtient souvent gain de cause, dans l’affaire Lepaute lorsqu’il s’agit de se défendre contre l’horloger qui lui a volé sa découverte, ou d’obliger le roi de France à honorer ses dettes envers lui. B. Obitz analyse ainsi toute une série de moyens d’expression à valeur performative, donnant de nombreux exemples, de l’ironie consommée à l’ultimatum explicite, qui permettent de constater qu’en effet, pour Beaumarchais, la lettre est bien un moyen de pression aux ressources multiples, dont il use tour à tour avec tout l’art d’un homme de plume et d’action. Qu’il s’adresse à ses employés de l’imprimerie de Kehl ou au roi de France, Beaumarchais use de la même déférence, et même lorsque la lettre est revendicative ou vindicative, le scripteur tente de maintenir une relation de confiance avec son destinataire. C’est la posture d’un honnête homme, et nombre de ses lettres comportent des propos philosophiques sur le caractère des hommes. Combattant pour faire advenir sa vérité, sa bonne foi, Beaumarchais ne cesse de militer pour la sagesse, la raison, la vertu et surtout, la liberté et le droit. Ses lettres sont véritablement empreintes de ces valeurs humanistes, de cette foi en l’homme, faisant de ce corpus un ensemble passionnant et émouvant à la fois, tout à fait représentatif de la philosophie des Lumières. Sur un plan plus personnel, nombre de lettres témoignent d’une grande sensibilité. Les rapports amoureux, notamment, donnent lieu à l’expression de sentiments, tour à tout subtils et délicats ou crûment énoncés. Beaumarchais est aussi un épicurien, qui aime jouir des plaisirs de l’amour, et qui l’exprime avec une sensibilité teintée d’érotisme. Mais là encore, la liaison amoureuse peut se transformer en combat, lorsque la dame se montre trop distante ou au contraire lorsqu’il tente de s’en détacher. Le recueil intitulé Lettres à une amoureuse, qui contient la correspondance avec Madame de Godeville, réédité au Seuil en 1996, en donnait un aperçu tout à fait savoureux.

Le moi en représentation

11Mais ce qui se joue dans cette correspondance n'est pas seulement immédiat et contingent. Même lorsqu’elle s'informe de ses intérêts ou lorsqu’elle rassure sa famille, la lettre constitue déjà, pour le sujet qui s'y énonce, le moyen d'élaborer son rapport au monde et aux autres, comme B. Obitz le montre dans la dernière partie de son propos, qui s’intitule « La lettre comme vision du monde et de soi : dispersion et unité ». L’approche stylistique, là encore, sert de point de départ à l’analyse psychologique et philosophique. L’expression de l’intime se double d’une dimension sociale, car Beaumarchais est un personnage public. Plus encore, en homme de théâtre, il utilise la scène épistolaire dans une « continuité générique entre la lettre et le théâtre ». Entre l’introspection et la sociabilité, voire la conquête du monde, les lettres de Beaumarchais entretiennent un rapport ambigu avec l’Autre. Explorant l’imaginaire et l’expression du réel propres à Beaumarchais, B. Obitz livre des analyses pénétrantes des enjeux de la communication épistolaire et de la quête identitaire qui se jouent dans sa correspondance. Le choix du nom, l’expression du corps, du caractère, des valeurs s’apparentent à des postures discursives, consciemment ou inconsciemment stratégiques. Dans cette dramaturgie, le moi est porté vers l’Autre, le destinataire, par une énergie qui maintient l’ensemble des relations épistolaires de Beaumarchais dans une dynamique, voire une dialectique remarquables. L’auteure rappelle les enjeux de ce concept analysé par Michel Delon, qui sous‑tend les Lumières sur un plan ontologique. Et en effet, ce que Beaumarchais donne de plus intéressant à lire dans sa correspondance, c’est une quête de son être, éclaté par une « bizarre destinée ». Les interrogations existentielles de l’auteur portent sur sa place dans la société. Conscient d’être en décalage, en porte‑à‑faux avec les corps traditionnels, Beaumarchais exprime les mutations que vit la société française dans la seconde décennie du xviii siècle. Même après la révolution de 1789, il continue de s’interroger sur sa place, son rapport aux autres. Ces questionnements complètent et enrichissent les interrogations de Figaro, son double théâtral et, comme lui, en quête de son unité.

12Pour toutes ces raisons, lire la correspondance de Beaumarchais s’avère indispensable à qui veut comprendre et apprécier son œuvre théâtrale. C’est aussi une leçon de vie et sagesse, et l’on ne peut qu’être reconnaissant à Bénédicte Obitz de nous avoir invités à redécouvrir ce corpus dans toute sa richesse, en attendant de pouvoir disposer d’une édition intégrale de sa correspondance.