Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Juillet-Août 2012 (volume 13, numéro 6)
Gaël Prigent

Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise

Marc Bochet, L’Arche de Noé et la seconde création, Paris : Honoré Champion, coll. « Champion essais », 2011, 232 p., EAN 9782745321691.

1Faisant suite à de récents travaux comme le numéro 11 de la revue Biblia1 ou le quinzième de la revue Graphê2, l’ouvrage de Marc Bochet se propose d’étudier l’intertextualité et le dialogue entre Bible et littérature d’une part, mais aussi Bible et arts plastiques d’autre part, relativement à la double figure de Noé et de l’Arche. L’auteur poursuit par là une investigation qui l’a déjà conduit à s’intéresser aussi bien à des personnages vétéro‑testamentaires, comme Job et Jonas, que néo‑testamentaires, comme Salomé ou le fils prodigue. Ce que montre M. Bochet dès son introduction, après avoir rappelé tout le symbolisme typologique attaché à l’Arche (image de la Croix et de l’Église), au Déluge (Alliance, Baptême et nouvelle Création) et à Noé (préfigure christique), c’est combien le récit de la Genèse constitue un noyau irradiant d’intertextualité, ou mieux : un nœud. Lui‑même engendré par une littérature ayant conservé le souvenir d’un cataclysme attesté par les fouilles archéologiques, il renferme en puissance l’histoire de Moïse sauvé des eaux, témoin d’une nouvelle Alliance et dépositaire d’une nouvelle Arche, comme aussi celle de Jonas. Le personnage est à l’origine d’une descendance évidemment biblique, mais également d’une ascendance (notamment assyro-babylonienne) et d’une lignée extra‑scripturaires, qui permet, à tout le moins de lui comparer le Deucalion grec, fils de Prométhée, ou le héros finnois Väinämöinen.

L’Apôtre du Seigneur des mondes

2Commençant par rappeler l’histoire même de Noé par un commentaire linéaire du texte biblique, M. Bochet souligne d’emblée la force contenue par celui‑ci en puissance pour les littérateurs à venir : récit succinct, se concentrant sur la relation d’obéissance entre Dieu et l’homme qu’il sauve, il porte en lui des blancs, des silences, qui constituent autant de matière pour les réécritures ultérieures. Ainsi des espèces embarquées dans l’Arche : rien ne nous est dit, à ce propos, ni des poissons ni des plantes. Ainsi de la famille de Noé, dont nous ne connaissons que les hommes, ses fils : Sem, Cham et Japhet, les quatre femmes les accompagnant demeurant des ombres anonymes. Ainsi encore des mois d’enfermement dans l’Arche, dans laquelle se passèrent des événements qui ne nous sont jamais rapportés. Voilà autant de tremplins pour l’imagination. Et ce sont précisément ces différents éléments que reprend ensuite l’auteur pour les analyser successivement et construire par là l’intertextualité attachée à ces quelques chapitres (Gn VI-VIII). Sont alors présentées les variations littéraires sur la construction de l’Arche, du Mistère du Viel Testament au Caim de José Saramago en passant par Hugo, Claudel et Michel Tournier, avant que ne nous soient exposées les diverses interprétations allégoriques et symboliques de la nef elle‑même. Le chapitre suivant s’intéresse quant à lui au cataclysme du Déluge et à ce que l’auteur appelle de façon prosaïque et anachronique les « effets spéciaux » qui lui sont attachés, notamment chez les auteurs baroques et les écrivains du xixe siècle, et jusqu’à ceux du suivant : Queneau, Pierre Jean Jouve, et d’autres moins attendus : Henri Bosco, André Obey ou Jean-Pierre Lemaire.

Dieu se souvint de Noé

3Les chapitres suivants, parce que consacrés aux épisodes que le texte biblique laisse dans l’implicite et le non‑dit, retiennent davantage l’attention. Un premier rend compte de l’indignation des écrivains, ceux des Lumières et leurs héritiers surtout, face à l’abandon de Dieu dont Noé est l’objet dans son Arche, mutisme qui conditionne une déréliction archétypale. Le scandale d’un créateur détruisant sa création et avec elle ses créatures, trouve un écho dans la mise en scène d’une révolte à l’intérieur de l’Arche, Byron, Hugo et Vigny dénonçant tour à tour l’injustice de Dieu, quand Thomas Mann et les auteurs du xxe siècle font preuve d’ironie et de sarcasme quant à la prétendue bonté de Dieu. Quelques uns cependant voient dans cette incompréhensible cruauté l’image du retrait de Dieu au temps d’Auschwitz, l’arche devenant métaphore du cachot et lieu du cauchemar. Et loin de s’arrêter à Claude Vigée, M. Bochet cite ici un certain nombre d’auteurs contemporains comme Nelly Sachs, Timothy Findley ou Michèle Roberts, qui mettent en question la cruauté jusque chez Noé lui‑même, lequel se trouve ainsi totalement désacralisé, jusqu’à ne plus apparaître que comme un ivrogne incapable et monstrueux sous la plume de Julian Barnes. C’est ensuite l’Arche elle‑même qui est interrogée comme lieu de mémoire, au long d’un chapitre qui convoque toutes les interprétations symboliques susceptibles d’éclairer le principe de détermination et d’opposition sexuelle ayant présidé au peuplement de l’Arche. Mais ici encore, M. Bochet souligne à quel point le texte scripturaire reste discret sur l’identité des couples animaux embarqués, que les réécritures ultérieures auront beau jeu de révéler en les inventant, ainsi qu’en résolvant les poétiques problèmes de la surpopulation engendrée par d’hypothétiques naissances ou de la cohabitation improbable entre animaux sauvages et animaux domestiques. Ainsi par exemple de la version de José Saramago, qui soulève celui de l’hygiène et du nettoyage quotidien des excréments fatalement produits par autant d’animaux : puanteur, labeur, et finalement dangerosité, puisque la femme de Cham y finira sous les pattes d’un éléphant après avoir glissé sur le sol immonde. Toutefois, c’est bien comme métaphore du lieu de la conservation de ce qui est menacé de disparaître que l’Arche s’illustre le plus souvent : des différentes civilisations chez Éric‑Emmanuel Schmitt, dans L’Enfant de Noé, ou encore de la culture elle‑même dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Elle est ainsi à la bibliothèque ce que Noé est au collectionneur ou au sage dépositaire de tout le savoir humain.

4Sont ensuite envisagés successivement les cas du corbeau et de la colombe, ainsi que de l’arc‑en‑ciel. Les oiseaux symboliques deviennent ainsi l’intéressant critère d’une typologie des écrivains, opposant ceux qui prennent le parti attendu de la colombe à ceux qui, comme Leconte de Lisle, choisissent le camp de l’oiseau noir. Le signe d’alliance est l’objet d’infinies variations, jusqu’à sa disparition dans les romans contemporains de la mort de Dieu. Les deux chapitres suivants : « La quête de l’ailleurs » et « De l’Arche de Noé au vaisseau spatial », reviennent sur le véhicule en respectant une progression de l’analyse qui se veut chronologique et envisage alors le récit arrivé à son terme, dans une perspective d’ensemble, dont la cohérence apparaît davantage lorsqu’est finalement appréhendée « La montagne sainte », celle d’Ararat où s’échoua l’Arche. Cela n’enlève rien aux qualités d’un développement qui fait ici une large place au genre inattendu de la science‑fiction, et montre notamment la continuité historique de Cyrano de Bergerac aux auteurs contemporains d’un nouveau point de vue, tout aussi insoupçonné que la parenté qui se dégage de l’opposition entre « ailleurs extérieur » et « ailleurs intérieur » : celle qui conduit de la mystique à la SF.

5Mais la cohérence se brise à nouveau dans les derniers chapitres, ou plutôt la progression, dans la mesure où ceux‑ci sont consacrés à ce qu’on aurait pu légitimement voir traité dans le cours même du développement, sur un pied d’égalité avec la littérature : « Les merveilleuses images » des arts plastiques et du cinéma, ainsi que les transpositions musicales.

Noé était un homme juste…

6L’ouvrage de Marc Bochet, en s’inscrivant dans une salutaire démarche pédagogique de plus en plus nécessaire au fur et à mesure que diminue la connaissance biblique utile à la compréhension des œuvres littéraires du passé français et européen, apporte donc une pierre non négligeable à un édifice plus vaste, qui appelle, après l’étude du patriarche Noé, la même analyse cette fois consacrée à sa descendance, à la descendance de sa descendance, et jusqu’au Jésus des Évangiles. Il montre surtout comment, du point de vue des Écritures comme du point de vue de la littérature, celui‑ci peut-être considéré comme l’archétype de l’homme juste et pieux.