Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Héloïse Cabiron

Barbey d’Aurevilly ou l’obsession de la révolution

Pascale Auraix-Jonchière, Barbey d’Aurevilly et l’écriture. Formes et signes, Caen : Lettres Modernes Minard, coll. « Thésothèque », 2011, 314 p., EAN 9782852100688.

Un Barbey peut en cacher un autre. Tel, en somme, le thème que, sous les arabesques de très subtiles variations, les études ici réunies se proposent d’orchestrer dans un parcours qui illustre l’esthétique (et la morale) aurevillienne de l’anamorphose.

(Préface de Philippe Berthier, p. 5.)

1La critique a longtemps ignoré Barbey d’Aurevilly, le réduisant au personnage de catholique réactionnaire qu’il s’était façonné et, si son œuvre a été redécouverte et réévaluée, ce fut surtout par des études consacrées à la virtuosité de ses récits enchâssés et à la force de son imaginaire, double prisme qui a parfois arraché le romancier à son idéologie, comme le souligne Pierre Glaudes dans son Esthétique de Barbey d’Aurevilly1.  Si on se penchait sur cette œuvre, c’était en dépit des idées antimodernes de son auteur, qu’on mettait soigneusement de côté.

2Les travaux de Pascale Auraix‑Jonchière s’inscrivent avec ceux de P. Glaudes dans une nouvelle phase de la critique aurevillienne qui entend précisément renouer les fils de la pensée monolithique de Barbey avec ceux, protéiformes, de son esthétique. Avec Barbey d’Aurevilly et l’écriture. Formes et signes, P. Auraix‑Jonchière propose un recueil de dix‑neuf articles, bel échantillon d’un peu plus de quinze années de recherche, qui vise à démontrer que la pensée antimoderne de Barbey, loin de pouvoir être écartée d’un revers de main, constitue la source paradoxale et incontournable d’une esthétique moderne, mouvante et insaisissable.

« Histoire et écriture2 »

3Bouleversant l’ordre chronologique de ses articles, publiés entre 1994 et 2011, P. Auraix‑Jonchière a choisi une organisation en deux parties, « Écriture et idéologie », « Genres et styles », comportant chacune deux chapitres : « L’histoire en images », « Signes et contre‑signes », puis « Hybridations », « Prose et poésie ». Ce faisant, elle a parfois légèrement retouché ses articles pour en faire des sections construites en écho, qui convergent véritablement les unes vers les autres.

« Écriture et idéologie »

4« L’histoire en images » propose deux études qui confrontent successivement l’œuvre de Barbey à celles de Julès Vallès et de Michelet. La troisième quitte le terrain du comparatisme pour explorer la dialectique de l’exil et de la mémoire dans Le Chevalier des Touches. « Signes et contre‑signes » analyse une série de motifs (décapitation, défiguration de l’Histoire, disparition de toute Grâce et perversion de l’hospitalité) qui viennent hanter la fiction aurevillienne et transformer 1789 en « mythe eschatologique » (p. 75). De cette première partie se dégage une conception contre-révolutionnaire de l’Histoire et du temps qui s’apparente à une impossible recomposition, à une lutte perdue d’avance « contre l’irrémédiable » (p. 49).

« Genres et styles »

5Se déplaçant sur le terrain de « l’interpolation » ou du « brouillage » (p. 15), la deuxième partie donne quelques exemples des multiples « hybridations » aurevilliennes : écriture de soi dans une tension entre Correspondance et Memoranda, irruption de l’épistolaire dans le roman, réactualisation de topoï gothiques, équilibre délicat entre épique et parodie. Autre hybridation essentielle, celle qui unit « prose et poésie » pour tirer l’écriture vers le mythe et opposer à un réel univoque et décevant un autre monde, un entre‑deux peuplé de spectres. Mise en mots d’une unité politique et religieuse brisée, l’œuvre de Barbey apparaît dès lors comme un espace de mélanges et d’infinis hermaphrodismes.

« Prolongements»

6L’ouvrage s’achève sur un épilogue qui ouvre l’œuvre en aval. P. Auraix‑Jonchière procède alors à un double mouvement intertextuel, écartant d’abord Barbey de Rachilde (autour du motif de la « Belle Dame sans merci »), pour le rapprocher ensuite de Gracq (autour du « complexe du Roi Cophetua », ou « de la servante maîtresse », p. 302).

La Révolution, scission historique et ontologique

7Disciple de Joseph de Maistre, Barbey voit la Révolution française comme l’œuvre de Satan. Rien d’étonnant donc à ce que son discours de polémiste antimoderne fustige les Robespierre, les Saint Just, les Michelet. Mais l’ouvrage de P. Auraix‑Jonchière montre combien cette pensée contre-révolutionnaire innerve et éclaire l’ensemble de l’œuvre.

Le « contre-chant » aurevillien

8Accablé et révolté par son siècle, Barbey « chouanne » par la plume, « faute d’épée » (p. 10)3, assimilant les images révolutionnaires pour mieux les renverser, les invalider et faire émerger une autre voix, un « contre-chant » (p. 68) dans lequel la Révolution française, loin d’être « un commencement absolu […] qui découpe pour mieux reconstruire » (p. 75), devient la catastrophe absolue, signe de la fin des temps. La décapitation vient notamment hanter l’œuvre de Barbey et cristalliser cette vision de la Révolution comme une coupure du tissu historique.

9La fiction aurevillienne s’inscrit dès lors dans une tentative désespérée de conjuration. Si la chouannerie renaît par l’épopée fondatrice du Chevalier des Touches, ou la beauté monstrueuse et fascinante du prêtre défiguré de L’Ensorcelée, cette temporalité « libératrice » (p. 64) est une fragile construction mentale qui vient buter sur la réalité : écoulement linéaire du temps d’un côté, brutal assassinat du prêtre‑chouan de l’autre. P. Auraix-Jonchière voit dans ses deux romans l’utopie d’une « refondation » (p. 65) ou d’une « re-figuration » (p. 93) du monde après la catastrophe de 1789, utopie nécessairement fragile et éphémère dans un univers fictionnel marqué par la fatalité historique et l’impossible rédemption.

10Cette irrémédiable scission temporelle et historique entraîne une spectralisation du monde aurevillien. Les personnages de Barbey sont bien souvent des fantômes qui hantent une ville morte, associée à l’image du sarcophage. Le néant se fait source de création et de poétisation pour l’écriture d’une « œuvre‑tombeau » (p. 252) qui cherche à faire revivre le passé, par le souffle ténu du souvenir. Ainsi le « contre-chant » aurevillien se mue en poésie de la déploration, dont les héros sont les vaincus de l’Histoire. Mais plus profondément encore, la scission se révèle ontologique.

L’unité brisée : « Philémon et Lady Macbeth »

11Dans sa traque des multiples signes révélateurs de l’unité brisée, P. Auraix‑Jonchière s’inspire du docteur Torty pour forger le très intéressant « complexe de “Philémon et Lady Macbeth” » (p. 113). La métamorphose aurevillienne de Baucis en Lady Macbeth vient miner la référence ovidienne au rituel de l’hospitalité, « vestige de l’Ancien Régime » (p. 108), pour former un étrange monstre, oxymore qui dit la scission de l’être. Car d’après P. Auraix‑Jonchière, ce rituel de l’hospitalité immanquablement violé, perverti et souillé par un élément exogène (Alberte, Hauteclaire, Marmor de Karkoël, le père Riculf) vient révéler la présence tragique d’une altérité non pas tant extérieure au personnage qu’intérieure à l’être. Ainsi, le violeur d’Une Histoire sans nom ne serait que le « catalyseur » d’une « insoutenable vérité » (p. 118), ce « fantasme inavouable » (ibid.) de la mère et de la fille.

12Mais P. Auraix‑Jonchière n’entre pas pour autant dans une lecture psychanalytique du roman : elle considère la fracture ontologique comme une réplique interne et intime de la fracture historique et refuse de décrire la stupeur de Lasthénie comme un « traumatisme » (p. 129). Pour elle, l’événement central (le viol) dissimule l’événement révolutionnaire et, loin d’être détaché de son contexte historique, l’impensable viol a avant tout pour fonction de représenter l’impensable Révolution. Ainsi la « dislocation du sens » (p. 128) dans l’univers fictionnel d’Une Histoire sans nom renverrait fondamentalement au « non-sens » (p. 52) instauré par la Révolution.

Une esthétique mouvante et protéiforme

13La scission est telle pour Barbey l’antimoderne que tout est menacé d’éclatement. Mais de même que le néant, le chaos a pour son écriture « une fonction germinative » (p. 245), et l’idéologie radicalement contre-révolutionnaire qui aurait dû faire de lui un monolithe entièrement rivé au passé, l’entraîne paradoxalement vers l’audace et la modernité.

« Le caméléon et la chimère »

14P. Auraix‑Jonchière évoque à plusieurs reprises le caméléon et la chimère. D’abord pour caractériser le héros épique, qu’il s’agisse du chevalier des Touches (p. 215) ou de la figure héroïque de Charlotte Corday qui apparaît de façon diffuse dans L’Ensorcelée, sur le mode de la « dissémination » (p. 43) ou de la « diffraction » (p. 49), comme « une chimère qui hanterait l’œuvre sans parvenir vraiment à prendre forme » (ibid.). Mais aussi pour définir l’extraordinaire Vellini, « ondoyante et caméléonesque » (p. 164), incarnation fictive du « moi protéiforme, instable » (p. 234) de Barbey, qui s’exprime, entre posture et confession, dans la Correspondance et les Memoranda.

15Le caméléon seul dit « la perte du moi » (p. 236), mais associé à la chimère, il permettrait une « reconstruction […] par l’imagination » (p. 237). P. Auraix‑Jonchière propose de voir le caméléon dans l’œuvre de Barbey comme facteur non pas d’éclatement et de dispersion du moi, mais comme paradoxale reconstruction de ce « moi éclaté […] dans une mobilité édificatrice » (p. 242). Prise en charge et transformée par la fiction, la scission ontologique donnerait donc naissance à une esthétique du kaléidoscope.

Hermaphrodismes

16Tout se passe comme si Barbey cherchait, par la synthèse ou la « concrétion » (ibid.) d’éléments hétérogènes, à renouer vainement avec la fusion originelle. En témoigne Une page d’histoire, texte hybride, oscillant entre chronique et poème pour devenir « rêverie de l’impossible androgyne » (p. 228). La hache de l’échafaud vient briser l’amour coupable et incestueux des Ravalet dans une évidente anamorphose de la Révolution, et la déploration de l’unité perdue se transforme dès lors en « texte hermaphrodite », règne du « transgenre » avant l’heure, comme le signale Philippe Berthier dans la préface (p. 7).

17Le « texte hermaphrodite » par excellence (p. 253), c’est « Amaïdée », que P. Auraix‑Jonchière entend réévaluer à sa juste valeur. Exercice de style sans doute, assez proche de la nouvelle ou du conte, mais aussi « espèce de poème en prose » (p. 253) destiné à « exploiter les virtualités d’un genre encore informel » (p. 267), à mi‑chemin entre création et réflexion, « Amaïdée » s’inscrit hors de l’aphorisme de M. Jourdain, « première ébauche » sur « une forme à venir » (ibid.), que Barbey explore avec plus de succès et d’originalité dans Une page d’histoire.

18Dès lors toute hybridation aurevillienne semble hermaphrodisme, tel ce mélange étonnant dans Le Chevalier des Touches, non seulement entre roman et épopée, mais aussi entre parodie et épopée, grotesque et poésie. P. Auraix‑Jonchière rapproche cette pratique d’écriture du « comique absolu » théorisé par Baudelaire (p. 203), comique non « iconoclaste » (p. 203), grotesque sans caricature ou fausse parodie qui, au bout du compte, renforce la tragédie chouanne.

19Mais de cette notion d’hybridation ou d’hermaphrodisme se dégage surtout toute la complexité d’une œuvre qui, à l’image de la lettre dans Une Vieille maîtresse, est « objet protéiforme et monstrueux », « cumulation des contraires », « d’où la difficulté éprouvée à l’appréhender » (p. 166). Ainsi affirmer l’obsession de Barbey pour la Révolution n’entraîne pas P. Auraix‑Jonchière à fixer une grille de lecture figée, bien au contraire.

20La Révolution a instauré une scission et une déchirure que Barbey décide de prendre en charge sur le double mode du roman et du poème, dans une écriture résolument hybride, qui se donne comme un monstre hermaphrodite difficile à cerner et à décrypter. D’une section à l’autre, Pascale Auraix‑Jonchière ouvre de stimulants champs de réflexion qui révèlent les lignes de force d’une œuvre riche et complexe, déterminée par une croyance profonde en la perte irrémédiable d’une unité fantasmée. Assurément, l’ouvrage atteint son but, qui montre « un certain visage de l’écrivain » (p. 13), le visage ambivalent d’un Barbey qui ne cesse de déplorer l’éclatement de l’après 1789, tout en étant absolument fasciné par cet éclatement, ne pouvant dès lors écrire que par subversion, pour renverser les signes et les discours révolutionnaires tout en brisant les frontières génériques et littéraires. Visage paradoxal d’un auteur à l’œuvre hermaphrodite, foisonnante et déroutante, non pas en dépit, mais précisément en raison de son idéologie contre-révolutionnaire, voilà ce que dessine le magistral ouvrage de P. Auraix‑Jonchière.