Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Gaël Prigent

Saül, Samuel & la sorcière d’Endor : exégèse au sommet

François Lecercle, Le Retour du mort. Débats sur la sorcière d’Endor et l’apparition de Samuel, Genève : Droz, coll. « Les Seuils de la modernité », 2011, 504 p., EAN 9782600014885.

1L’ouvrage de François Lecercle est avant tout une œuvre d’érudition, comme l’indique son sous‑titre : Débats sur la sorcière d’Endor et l’apparition de Samuel, mais il ne se résume pas à cela, ainsi que l’annonce son titre : Le Retour du mort. Il s’agit effectivement de rendre compte de la somme des exégèses et controverses suscitées au long de l’histoire, dans le judaïsme aussi bien que dans le catholicisme et le protestantisme, par l’épisode de l’apparition du prophète Samuel devant le roi Saül et la vaticinatrice d’Endor (1 R xxviii, 1-25). Toutefois, cette entreprise est inféodée à deux buts qui la transcendent entièrement : éclairer la littérature et le théâtre des xvie, xviiet xviiisiècles, qui ont largement interrogé cet épisode1, mais aussi et surtout, peut‑être, nourrir la réflexion d’emblée posée comme l’horizon de toute cette enquête par l’auteur lui‑même, lorsqu’il rappelle, dans son avant‑propos, la propension qui est la nôtre aujourd’hui à ignorer les fantômes, refuser toute réalité aux revenants, rejeter les morts loin de nous tout en continuant à en cultiver la frayeur par une espèce de curieux et paradoxal refoulement. L’anecdote initiale fait donc tout le prix d’un livre qui dépasse très largement l’entreprise universitaire remarquable qu’il est aussi :

Adolescent, j’ai passé quelques semaines en Angleterre, dans une maison hantée. Contre le témoignage de mes propres sens qui me le faisait entendre, j’ai mis à dénoncer la présence du fantôme une passion qui n’était sans doute qu’une forme de dénégation. Établir l’inanité de cette superstition n’était sans doute que ma façon de m’accommoder de l’existence du mort : le fantôme existait par l’acharnement que je mettais à le récuser. Ce livre est en quelque sorte une réponse tardive à cette rencontre.

2L’enquête elle‑même porte sur une histoire très connue : le roi Saül, en proie au désespoir, abandonné de Dieu qui lui préfère David, dont l’armée l’assiège, va s’enquérir de ce que lui réserve l’avenir auprès d’une prophétesse, malgré l’interdit religieux et le décret par lequel il a lui‑même chasser tous les devins et autres magiciens du royaume. Celle‑ci suscite l’apparition du prophète Samuel, mort depuis moins d’un an, qui annonce au roi son imminente défaite et sa mort. Or, ce récit vétéro‑testamentaire porte en lui nombre de questions problématiques, que la Tradition n’a cessé de chercher à résoudre, et que Fr. Lecercle fait ici apparaître de manière claire et synthétique, en retournant aux sources talmudiques et patristiques, avant que d’en examiner les commentaires médiévaux, puis, au moment de la Réforme, en interrogeant les discussions, et même les disputes, opposant catholiques et protestants. Le premier problème tient à la prophétesse elle‑même, dont la science est proscrite par un judaïsme qui semble pourtant entériner son pouvoir par l’autorité du texte scripturaire, suivi en cela par le christianisme. Le second tient à la figure de Samuel, dont il s’agit de se demander quelle est l’identité exacte, ce qui amène, finalement, à interroger le rapport entre les vivants et les morts que sous‑tend ici l’Ancien Testament.

Du récit biblique à l’exégèse patristique

3Repartant du texte biblique pour dresser la liste des difficultés exégétiques offertes par le récit, Fr. Lecercle en souligne un sur lequel on peut particulièrement s’arrêter : contrairement à l’ambigüité de la loi, à la question de l’identité des protagonistes (Saül s’est déguisé, Samuel n’est qu’une ombre) et par conséquent de leur relation à la vérité et au mensonge, à l’opposition du sacré et du profane, la question de ce qu’il appelle « les silences du récit » relève autant de la littérature que de la théologie et de la loi. Ces silences, en effet, non contents d’être ceux sur lesquels se fonde la relation intertextuelle à l’Écriture (l’écrivain, ou le peintre, se saisissant de cet épisode, inventera aussi ce qui lui manque, c’est‑à‑dire les détails non spécifiés par le texte), sont également constitutifs de la narration elle‑même, qui semble laisser volontairement dans l’ombre certains éléments, comme les conditions de l’entrevue (le nombre des personnages co‑présents, la nature de l’apparition : simple voix, ou réelle présence vue de ses yeux par Saül), mais surtout la réalité concrète des pratiques magiques de la sorcière, objet d’une pieuse ellipse dans le passage incriminé. Se pose immédiatement la question de la réception du texte, à travers l’examen des différentes traductions françaises du chapitre, et de leur influence sur les lecteurs qu’elles ont rencontrés, telle cherchant à laisser entendre que l’apparition est bien celle de Samuel en traduisant littéralement sur la Vulgate qui appelle effectivement le spectre de ce nom, telle autre essayant au contraire de révoquer en doute cette identification par des gloses ou des commentaires.

4Le passage de l’analyse des commentaires juifs à ceux des Pères de l’Église ajoute encore un nouvel élément : désireux peut‑être de se distinguer, considérant d’un autre œil la nécromancie, entretenant une relation nouvelle à l’égard des textes sacrés et avec les morts, les chrétiens envisagent surtout l’interprétation de l’apparition à partir d’un facteur nouveau et qui n’est autre que l’existence du diable. Et là où l’exégèse talmudique hésite à reconnaître en Samuel une réelle évocation du prophète suscitée par la sorcière ou envoyée par Dieu, ou bien encore une supercherie magique, les chrétiens y ajoutent la possibilité d’une tromperie satanique. Défilent alors les noms d’Origène, de Méthode d’Olympe et d’Eusthathe d’Antioche, d’Augustin, et de beaucoup d’autres.

La Réforme et ses effets de lecture

5La Réforme accentua encore les divergences de lecture et d’interprétation de l’épisode, en ce qu’elle redonna à celui‑ci la dimension de « fable identitaire » que lui avait conférée le christianisme au moment de son émergence. Si le rapport aux morts était ce qui permettait aux chrétiens de se distinguer des juifs comme des païens, il devient alors ce par quoi les protestants se distinguent des catholiques. De sorte que prendre parti dans la querelle interprétative ne consiste plus seulement à se prononcer pour ou contre la véracité de l’apparition, en faveur ou non des pratiques démoniaques, ou encore pour telles ou telles pratiques à l’égard des morts, mais d’abord et avant tout à se déclarer en accord ou en désaccord avec Calvin, ou quelque autre célèbre commentateur du Livre des Rois. La Réforme a ainsi une double série de conséquences.

6La première la fait répondre à ce que l’auteur appelle une « logique clanique ». Ainsi, le protestantisme posant que les funérailles ne peuvent en rien être utiles aux morts, s’opposant à toute superstition, établissant un rapport au corps qui tienne le juste équilibre entre mépris et respect de même que, dans le deuil, à l’égard des défunts, il est évident qu’il ne pouvait adopter à l’égard du récit d’Endor qu’une interprétation diabolique. Pour lui, tout contact est impossible entre les vivants et les morts, la nécromancie ne peut être que satanique, Saül se prosternant devant Samuel adore le démon. Dans la lignée de Martin Luther, les protestants condamnent ainsi chez les adversaires catholiques qui accorderaient quelque véracité à l’apparition le désir excessif et peccamineux de savoir, la croyance dans le retour des morts, et celles dans d’autres aberrations « papistes » (purgatoire, culte des saints), d’une façon si systématique qu’elle perdure quand les catholiques auront cessé d’être aussi unanimement partisans de la thèse adverse.

7Car, ce que montre avec beaucoup de nuances et de précision Fr. Lecercle, c’est combien la position romaine n’est pas aussi claire que la polémique aurait pu le faire croire. Certes, contre toute attente, l’orthodoxie romaine se prononce pour la véracité de l’apparition : mieux même, le xvie siècle tridentin se prononce pour une apparition, non pas tant diabolique, que suscitée par Dieu lui‑même. Toutefois, cette position dominante — représentée par le cardinal Bellarmin, auteur d’un ouvrage décisif publié en 1586 — laisse place, ainsi que l’auteur le démontre avec maints détails et exemples probants, à une multiplicité d’hésitations : certains auteurs catholiques, comme Antoine du Verdier, se laissent séduire par des arguments protestants, quand d’autres, engagés dans la dénonciation des pratiques démoniaques, comme l’Italien Giovan Lorenzo Anania, auteur d’un De natura dæmonum (1581) ne renoncent pas à condamner le caractère satanique de la sorcellerie. Mais, au temps de la Contre‑Réforme, défendre cette position équivaut toujours à prendre le risque d’une sorte d’apostasie et de trahison d’un camp pour l’autre. Ainsi se met en place un débat interne au catholicisme, opposant le cardinal Bellarmin et le jésuite Martin Del Rio d’un côté, à quelques rares francs‑tireurs comme Pierre Le Loyer ou le jésuite Juan Maldonado de l’autre, ces derniers se voyant obligés, pour ne pas s’opposer frontalement à l’autorité de Rome et de la Curie, à adopter un certain nombre de stratégies savamment décrites par Fr. Lecercle. La parution du Traité sur la ventriloque de Leone Allacci en 1629, et le rôle joué surtout par sa réédition de 1698, marquent de ce point de vue une véritable rupture, puisque l’ouvrage, commentaire des œuvres d’Eusthate d’Antioche, prend parti pour la cause démoniaque, annonçant un xviisiècle beaucoup plus complexe.

La Ruse du récit

8La première raison de ce changement de régime tient à ce que l’auteur appelle le retour de la ruse : la troisième explication de l’apparition, celle d’une mystification ourdie par la sorcière elle-même, et par d’éventuels acolytes, tombée en désuétude depuis les commentaires rabbiniques, réapparaît avec force, dès lors et à mesure que la croyance en la puissance de la sorcellerie diminue. Conformément à l’étymologie du texte grec, la sorcière n’est qu’une ventriloque. Mais surtout, au siècle du développement scientifique et technique, le spectacle du prophète qu’elle suscite, trouve d’autres explications que celles jusque là proposées : un mathématicien comme Jean Péna explore toute les possibilités offertes par l’optique, tandis que d’autres, juristes, médecins et clercs engagés dans un processus anthropologique de réévaluation de la sorcellerie, s’évertuent à montrer les pythonisses et autres magiciens comme des victimes de leur propre imagination, sinon comme des escrocs. Parmi eux, il faut citer Jean Wier, mais surtout Reginald Scot, démonologue dont l’ouvrage de 1584, The Discoverie of Witchcraft, servira de pierre de touche à tous les exégètes anglais, jusqu’au roi Jacques lui‑même, dans leur examen de la question. C’est lui, en effet, qui fait de la ruse une hypothèse à part entière, s’opposant aux deux autres ensemble, tout en posant une méthode d’exégèse expérimentale qui ne fera plus que s’affiner jusqu’au xviiisiècle. La vérité du texte sera moins à trouver, dès lors, dans le texte lui‑même, que dans l’expérience apportée par l’observation minutieuse de cas contemporains comparables à celui de la femme d’Endor, comme l’affaire Marthe Brossier celle de John Darrel.

9À partir de ce moment, l’opposition entre protestants et catholiques cède la place à une autre, que Fr. Lecercle prend bien soin de ne pas immédiatement ramener à celle à laquelle elle aboutira au siècle des Lumières : il ne s’agit pas encore de reconnaître athées d’un côté et croyants de l’autre, mais d’opposer, parmi les exégètes chrétiens, le camp des sceptiques à celui des illusionnistes. Le scepticisme lui‑même est à bien discerner : il ne porte plus sur la réalité du retour des morts, mais sur celui de la sorcellerie, avant que de s’étendre à de nouveaux objets, l’immortalité de l’âme, l’existence du diable, ou celle de Dieu.

10Ainsi aboutit‑on à la vision de l’épisode propre aux Lumières, qui le transforment en pur et simple exemplum philosophique. Le traitement le plus emblématique et le plus intéressant du passage est certainement celui offert par Voltaire, à travers trois textes différents mais tous marqués par une ironie réduisant l’Écriture au rang de simple compendium de fables. À travers un conte, une pièce de théâtre ou une parodie de commentaire exégétique, le philosophe discrédite totalement, et le récit et ses personnages. Ce faisant, Voltaire retrouve une tentation déjà illustrée par Reginald Scot, mais aussi John Webster : celle de rendre le texte biblique à la littérature en en inventant toute la partie manquante, ou en transformant l’aventure, au gré de l’imagination, ainsi que le font certains auteurs de pièces dramatiques ou de traités philosophiques, en spectacle fantasmagorique de ventriloquie.

11Au terme d’un tel panorama, tranchera‑t‑on entre les diverses hypothèses proposées ? François Lecercle souligne que le lecteur contemporain n’en a certainement même plus la tentation, tant l’histoire de Saül, de la sorcière et du prophète Samuel a perdu aujourd’hui de son acuité. Il nous donne toutefois toutes les clés pour comprendre et mesurer l’importance qui a pu être la sienne dans les siècles passés, et l’envie de poursuivre l’enquête au xixe et au xxe siècle, malgré ses avertissements quant à l’appauvrissement des productions théologiques, sinon littéraires. Car à travers l’examen d’un seul chapitre de l’Ancien Testament et de sa réception de la Renaissance aux Lumières, c’est toute l’histoire religieuse occidentale de cette période qu’il nous fait apprécier. À partir d’un détail, c’est tout le vaste tableau de la modernité, petit à petit reconstitué comme un vaste puzzle, qu’il nous donne à voir. N’est‑ce pas à ce tour de force que l’on reconnaît un grand livre ?