Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Sarah Ossipow Cheang

L’utopie critique dans l’œuvre de Rousseau

Antoine Hatzenberger, Rousseau et l’utopie. De l’État insulaire aux cosmotopies, Paris : Honoré Champion, 2012, 731 p., EAN 9782745322524.

1En cette année jubilaire, marquée par de nombreux événements et publications commémorant les trois cents ans de naissance de Jean‑Jacques Rousseau (1712‑1762), la parution l’ouvrage Rousseau et l’utopie. De l’État insulaire aux cosmotopies est particulièrement digne d’attention. Rédigée par le philosophe Antoine Hatzenberger, cette étude pose un regard neuf sur l’ensemble de l’œuvre de Rousseau en procédant à une rigoureuse analyse des possibilités heuristiques offertes par l’appréhension rousseauiste de l’utopie. Pour ce faire, A. Hatzenberger s’attelle à deux tâches distinctes et cependant complémentaires, à savoir, d’une part l’analyse de l’influence intertextuelle de la tradition utopique dans le corpus rousseauiste et, d’autre part, l’impact provoqué par l’œuvre de Rousseau dans l’histoire du concept d’utopie. Ainsi que l’explique l’auteur, la dualité de son approche permet de mettre en lumière l’importance déterminante des textes fondateurs de la tradition utopique tels que La République de Platon et l’Utopie de More dans le traitement rousseauiste de ce concept. A. Hatzenberger souligne ensuite le rôle innovateur de Rousseau dans l’histoire de l’utopie et démontre que le philosophe des Lumières surmonte l’obstacle constitué par le problème de la clôture de tout système utopique. Le dépassement de la clôture inhérente aux utopies traditionelles est réalisé par la déterritiorialisation du concept d’utopie, qui se transforme alors en cosmotopie, c’est‑à‑dire en une conceptualisation d’« une société mondiale des peuples » (p. 687).

2Afin d’analyser le changement paradigmatique opéré par Rousseau, A. Hatzenberger procède, dans le premier chapitre de son ouvrage, à une analyse méticuleuse de la réception critique de l’œuvre du philosophe qui permet de « reconsidérer la question du rapport entre Rousseau et l’utopie » (p. 27). Passant en revue les interprétations existantes de cette problématique, A. Hatzenberger démontre que la plupart d’entre elles reposent sur une dichotomie opposant le réalisme à l’idéalisme. Cette opposition conditionne la réception critique de l’œuvre de Rousseau interprétée soit comme une chimère irréalisable et/ou dangereuse, soit de manière exagérément réaliste afin d’éviter de « prêter flanc aux critiques de l’irréalisme d’une philosophie chimérique» (p. 73). A. Hatzenberger souligne alors la faiblesse des approches fondées sur une opposition irréductible entre réalisme et idéalisme et déconstruit l’idée reçue selon laquelle il existe une incompatibilité insurmontable entre réalisme et utopie. Cette démarche lui permet d’analyser le « rapport dialectique complexe » liant ces deux notions dans l’œuvre de Rousseau. La première étape consiste à examiner la place et la signification attribuées à l’utopie à l’époque de Rousseau afin de replacer les écrits du philosophe genevois dans leur contexte historique.

3La signification attribuée à l’utopie dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est hautement paradoxale, observe A. Hatzenberger, dans la mesure où elle est à la fois niée et omniprésente, une situation résumée par l’auteur comme « l’impensé de l’utopie » (p. 122). Cette ambiguïté est mise en évidence par l’absence d’entrée pour le terme « utopie » dans l’Encyclopédie. Cette ommission est surprenante car les récits de voyages utopiques publiés à l’époque étaient praticulièrement abondants. A. Hatzenberger démontre que la réticence des encyclopédistes à considérer l’utopie comme un sujet digne de réflexion tire son origine de leur perception de l’utopie comme un système abstrait et peu fiable s’opposant à l’approche empirique exigeant une stricte observation des faits, méthode privilégiée par les encyclopédistes. Dans ce contexte, « la science est opposée à la pensée abstraite et à l’esprit de système dont l’utopie relèverait » (p. 100). La préférence pour une méthode empirique est la raison pour laquelle l’utopie, qui ne peut être conçue que de manière imaginative et hypothétique, en vient à être considérée par les encyclopédistes comme une sorte d’hérésie intellectuelle cantonnée à un âge d’or révolu, à un lieu lointain ou une expérience limitée. Par contraste, Rousseau réhabilite les notions de fiction et de chimère, considérées comme des moyens de penser des alternatives aux maux de la société. Rousseau recourt donc à l’utopie dans un but pragmatique, puisque la finalité ultime de cette dernière est de proposer des remèdes aux dysfonctionnements des systèmes politiques existants.

Rousseau et le processus de la modification paradigmatique de l’utopie au xviiie siècle

4A. Hatzenberger démontre que le mérite de Rousseau fut donc d’intégrer et de surmonter, au sein même de ses écrits utopiques, les reproches faits au concept d’utopie par la pensée rationaliste des Lumières et ceci grâce à une représentation nuancée de l’utopie qui n’exclut plus de son champ la reconnaissance de ses faiblesses potentielles. Le traitement réservé à l’utopie par Rousseau dans son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse est particulièrement représentatif de la capacité du philosophe à réconcilier la pensée utopique avec un esprit critique puisque, dans cette œuvre, « les défauts du modèle sont compensés par l’existence parallèle d’un contre‑modèle. Ainsi, au penchant paternaliste du législateur de Wolmar s’oppose le monde plus libre du jardin de Julie » (p. 171). Par la juxtaposition de deux modèles utopiques contrastés dans une seule et même œuvre, Rousseau ouvre la porte à une nouvelle forme d’utopie, l’utopie critique qui, loin d’être figée dans un passé à jamais révolu, s’ouvre sur les potentialités de l’avenir. Une telle innovation est radicale et sa prise en compte conduit à une modification du concept d’utopie lui‑même, qui ne doit dès lors plus être considéré uniquement comme un genre littéraire narratif aux règles strictement définies mais, plutôt, comme un mode littéraire dont la caractéristique principale est de mettre en mouvement un train de pensées tendant vers une amélioration du sort de tout un chacun.

5Un des mérites de l’étude proposée par A. Hatzenberger est de faire ressortir la vaste variété des modèles utopiques constituant les intertextes incontournables de l’utopie rousseauiste : le modèle platonicien de la République, le modèle constitué par l’Utopie de Thomas More, l’utopie pastorale, l’utopie festive, la République de Genève, le Valais sont tous des lieux‑clés de la pensée utopique de Rousseau. Cette multiplicité des modèles est fondamentale, car elle permet faire « ressortir les défauts des sociétés existantes et des modèles eux‑mêmes » (p. 257).

Le Projet de constitution pour la Corse, un essai de philosophie appliquée

6L’originalité de la démarche proposée par A. Hatzenberger tient aussi à sa prise en considération de textes moins connus tels que, par exemple, Le Projet de constitution pour la Corse (1763), texte qui allie la recherche d’un idéal politique aux considérations pragmatiques de sa mise en application. Au cours de son analyse du Projet,A. Hatzenberger souligne que ce dernier correspond à la reformulation du concept d’utopie comme « un texte qui place un espoir dans le possible et dans le futur, et en tant que cet espoir est motivé par la critique d’une situation donnée » (p. 422). Le problème le plus aigu posé par la réalisation du Projet de constitution pour la Corse, dans une perspective utopique, est alors celui de la clôture utopique, c’est‑à‑dire des relations entre l’espace fermé de la société utopique et celui du monde extérieur. La faiblesse du projet utopique que Rousseau conçoit pour la Corse réside dans le fait qu’il ne peut être réalisé que sur une île séparée du continent, car il a été forgé en réaction à la colonisation de l’île. A. Hatzenberger démontre alors que Rousseau surmonte le défi posé par la restriction spatiale du projet utopique grâce à une universalisation de l’idéalisme utopique au niveau transnational et même universel au moyen du concept de la cosmotopie, c’est‑à‑dire d’une entité englobant « tout type d’organisation qui (...) dépasse la fermeture de la nation sans jamais la recréer » (p. 512‑13).

7La contribution proposée par Antoine Hatzenberger à l’histoire de l’utopie constitue une fascinante exploration de ce concept que le chercheur parvient à réhabiliter en insistant sur l’apport réflexif apporté par le traitement rousseauiste de l’utopie. En outre, le concept de cosmotopie introduit par A. Hatzenberger constitue un outil conceptuel qu’il serait intéressant d’appliquer à l’analyse du développement de la communauté mondiale en général et, plus particulièrement, à la communauté virtuelle, formée par les utilisateurs d’internet.