Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Emmanuel Samé

Contre le père, tout contre

Alexis Chabot,Sartre et le Père (Le Scénario Freud, Les Mots, L’Idiot de la famille), Paris : Honoré Champion, coll. « Littérature de notre siècle », 2012, EAN 9782745323309

1À lire le livre d’Alexis Chabot, nous songeons inéluctablement à l’ouvrage de référence Les Écrivains français et la psychanalyse (1950‑2000) de Jacques Poirier et, plus particulièrement à ce chapitre consacré à Sartre dont le titre lui-même, « Jean‑Paul Sartre, contre Freud, tout contre », illustre parfaitement le rapport ambigu de Sartre à la psychanalyse1. Faisant l’hypothèse d’une trilogie sartrienne du père constituée du Scénario Freud, des Mots et de L’Idiot de la famille, A. Chabot semble reprendre le même argument, si ce n’est qu’il le fait glisser, dans une étude au long cours, vers cette figure centrale du père sur laquelle, pour éclairer le « continent Sartre », il tend à faire toute la lumière. En démontrant l’impossibilité du dépassement du déni du père, il a pour enjeu de montrer que l’œuvre sartrienne n’est pas un simple « parricide par les mots » doctrinaire, mais l’expression ambivalente et, sans doute, douloureuse, d’une quête irrésolue du père.

Une trilogie du père

2Tout l’intérêt du travail d’A. Chabot consiste à montrer, à partir d’une première étude sur Le Scénario Freud, combien ce « texte atypique dans la production sartrienne » (p. 91) nourrit l’écriture des Mots puis celle de L’Idiot de la Famille, dessinant les différents visages fantasmatiques de la figure sartrienne du père.

3L’auteur commence ainsi son étude de la trilogie par Le Scénario Freud, œuvre dans laquelle Freud apparaît « tiraillé entre le besoin de se donner des pères et le besoin de se passer de ces derniers » (p. 47), la psychanalyse freudienne étant présentée comme le produit de cette ambivalence. L’étude de la paternité de Freud par Sartre est marquée par ce refus d’admettre l’affaiblissement du père, en sorte que la peur de reconnaître le père en ce qu’il est réellement et la peur de soi s’articulent dialectiquement. Tout se passe comme si, du commentaire de l’autoanalyse de Freud et de la genèse de sa théorie, Sartre construisait sa propre autoanalyse et sa propre théorie. Bien qu’il soit tentant de comprendre cette insistance de Sartre sur le complexe du jeune Freud comme la tentation de faire de ce dernier le portrait dépréciatif d’un névrosé, A. Chabot affirme que l’on doit mettre en doute cette idée par trop facile selon laquelle Sartre dénigrerait la psychanalyse en insistant sur ce « caractère de dépendance qui apparaît comme un trait dominant du Freud de Sartre » (p. 78). Il n’est possible de croire ni à une improbable conversion à Freud ni à une indépendance qui relèverait du rejet ou de l’incompréhension. Si Sartre reconnaît quelque pertinence à la psychanalyse freudienne, c’est à la condition de se l’approprier et de la soumettre à la logique de la psychanalyse existentielle. Commenter l’œuvre du père freudien revient à l’assimiler pour mieux la dépasser. Le point de divergence tient au rapport de chacun des deux hommes au père. À la réconciliation post mortem de Freud avec son père, mise en scène à la fin du Scénario Freud, s’oppose la mise en accusation sartrienne du père et, ce faisant, le déni d’être sous l’emprise d’un quelconque sur‑moi dans Les Mots, comme si l’absence réelle du père prenait une égale valeur symbolique. Sartre admet que la psychanalyse freudienne puisse rendre compte avec justesse de « l’importance de la figure paternelle, et de la névrose paternelle, dans la création de soi » (p. 90) mais, en plaçant sur le même plan présence réelle et présence symbolique du père, le fils s’enferre dans une valse continue des signifiants que justifie la reconduction du complexe irrésolu dans la trilogie.

4N’a‑t‑on pas le portrait d’un Freud névrosé, dans Le Scénario Freud, auquel s’opposerait celui d’un Sartre en analyste triomphant de lui‑même (et sans aucun doute du « père » Freud) dans Les Mots ? Cette contradiction d’un Sartre trop enclin à s’affirmer libre pour l’être réellement conduit à étudier les paradoxes du discours sur le meurtre d’un père a fortiori déjà mort dans Les Mots. C’est « l’Être‑sans‑père » ou « le mouvement porté d’un style jamais en repos, dont la maîtrise et la rapidité mettent précisément “la puce à l’oreille” » (p. 104). Évoquant « un projet autobiographique permanent », A. Chabot cite significativement un texte écrit entre 1950 et 1959, période au cours de laquelle Sartre écrit Le Scénario Freud mais aussi la première version des Mots, La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste édité en 1991 aux éditions Gallimard. A. Chabot y évoque le passage du pouvoir des pères au pouvoir des mères dans la société vénitienne, qu’il met en rapport avec ce passage bien connu des Mots évoquant les « vertus négatives du matriarcat », son règne et, ce faisant, l’abandon de pères dont il semble difficile d’évoquer à la fois l’absence et le meurtre :

Le paradoxe saute aux yeux et nous rappelle le passage déjà cité de La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste [“Mais à Venise, quel père détester ? […] Que reste‑t‑il d’un homme, quand il n’est pas vu ?”]: comment exister sans rompre avec le père en particulier. […] Comment concevoir, en somme, le moment de la « personnalisation » sans faire sa part à ce moment de la « constitution » dont le père est un acteur essentiel ? (p. 104)

5Cette « paternité sans l’Œdipe qu’est la relation avec le grand‑père » (p. 109), trop sublime pour ne pas être dérisoire, est factice et apparaît comme une stratégie d’évitement face à un lien défait à l’avance, puisque le père s’est révélé absent et a prémuni ainsi le fils de tout attachement préjudiciable. L’insistante dégradation de la paternité désavouée du grand‑père fait obliquement écho à l’absence du père martelée dès l’incipit des Mots. En disant l’absence, Sartre évoque l’omniprésence d’un père dont il refuse la paternité au présent, en sorte de s’en purifier et « d’assurer sur l’enfance et sur la figure paternelle la suprématie d’un narrateur, donc d’un présent conquis contre l’enfance et contre le(s) père(s) » (p. 123). Mais la question demeure car la littéralité du signifiant n’empêche pas le signifié d’agir souterrainement : « Sartre en a‑t‑il réellement fini avec la littérature et avec le Père, comme il l’affirme dans Les Mots ? » (p. 127)

6L’Idiot de la famille prend place au sein d’une trilogie dont les thèmes récurrents seraient le père, la névrose et la création. Ainsi, Flaubert en proie à Achille-Cléophas constitue l’exemple d’un fils « agissant entre détermination et projet de soi‑même » (p. 145) et éprouvant cette conception sartrienne de la liberté qui ne serait pas de faire ce que l’on veut mais de faire quelque chose à partir de ce que l’on a fait de vous. Car, ce qui fait la spécificité du père de Flaubert dans la trilogie est qu’il incarne sans ironie ce « rude Moïse » contrairement au père en échec, faible et malade du Scénario Freud, et loin, semble‑t‑il, du père absent voire irréel des Mots. Le père, une fois mort, véritable chance pour Sartre, n’en continue pas moins d’agir en Flaubert, notamment sous la forme de l’épilepsie qui, remarque A. Chabot, serait liée à un choix hystérique. L’analyse de Freud sur Dostoïevski (1928)conclut à la convergence de la névrose, du désir parricide et de l’épilepsie ; cette dernière étant « un moyen d’expression de l’ambivalence à l’égard du père et du sentiment de culpabilité lié à la haine qu’il inspire ainsi qu’au désir de se substituer à lui » (p. 155). Elle permet un rapprochement avec l’analyse de Sartre sur Flaubert dans L’Idiot de la famille, que l’auteur refuse de considérer comme « un ouvrage de Sartre sur Sartre par l’entremise de Flaubert » (p. 159) mais comme une manière d’anti‑portrait. Or, « [p]ortraiturer Freud en fils névrosé, portraiturer Flaubert en fils névrosé, cela revient dans les deux cas à dire : voici ce qui arrive lorsqu’on a un père, lorsqu’on a un sur‑moi. Avec en creux un second discours : voici ce que, moi, je ne suis pas » (p. 162). Il faut donc lire L’Idiot de la famille non comme un portrait à charge, mais comme celui, en négatif, de Jean‑Baptiste, le père de Sartre, de sorte à lier inéluctablement L’Idiot de la famille aux Mots.

Le règne du père

7A. Chabot explique par la suite comment la puissance de l’aliénation du père, dont les manifestations sont déclinées dans la trilogie, fait écho à une hantise de la répétition déterminant le règne du père dans l’œuvre de Sartre.

8La figure du père aliénant et celle du fils aliéné se construisent mutuellement dans L’Idiot de la famille. C’est pour Sartre le moyen de regarder le regard inquisiteur d’Achille‑Cléophas et de l’affronter, à tel point que l’on ressent ce qu’il aurait pu en être de l’affrontement du fils à son père, Jean‑Baptiste. Par une phénoménologie de l’aliénation, A. Chabot évoque ce regard, omniprésent chez Sartre, symbolisant l’aliénation du fils au père, cette qualité essentialiste à réifier. C’est précisément l’expérience d’un savoir antérieur, de ces connaissances nourries à l’égard du fils et par rapport auxquelles il est appelé à se situer et, plus précisément à s’arracher, pour se connaître et accéder à la pleine conscience de soi. Ce regard du père est « pénétration », force sexuelle amenée à violer le secret du fils qu’évoque fantasmatiquement la figure emblématique de l’analyste Freud par Cécily dans Le Scénario Freud. C’est également, par introjection, un regard indéfini hantant le sujet au même titre qu’un sentiment diffus de culpabilité. Flaubert aurait adopté ce même regard chirurgical, aspirant à être Dieu, à voir sans être vu. Sartre, au contraire, aurait refusé l’omniscience du narrateur pour lui opposer un point de vue différent, qui ne jouerait pas de prescience en vendant l’avenir avant qu’il ne soit vécu : « “Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus” » (p. 183). Le conflit entre le père et le fils se joue sur des techniques romanesques variables définissant deux mondes opposés. Flaubert, par ce fantasme de l’invisibilité, ne marque là que sa profonde aliénation au regard paternel, cette soumission au fatum à laquelle il tente d’échapper par l’écriture et l’imaginaire. Or, pour Sartre, « l’essentiel n’est pas ce que l’on a fait de l’homme mais ce que l’homme fait de ce que l’on a fait de lui » (p. 187). Il s’agit de dénoncer la lecture essentialiste et tragique de Flaubert qui, à ses propres yeux, demeure un objet clos. Nous retrouvons cette idée importante qui veut que Sartre, jugeant Flaubert en proie à un père trop écrasant, se dédouanant lui‑même de telle névrose dans Les Mots, s’abîme en un commentaire vertigineux qui, en lui‑même, laisse croire que Jean‑Baptiste reste à affronter. Le déni du père correspond bien évidemment à tout un contexte socio-culturel autour de mai 68, dont A. Chabot rappelle l’importance tant pour l’édition des Mots que pour l’écriture de L’Idiot de la Famille. L’éducation est envisagée comme un dressage et une inféodation à un modèle servant à toutes fins à être imité, le fils étant l’avoir d’un père bourgeois représentant un ordre établi et une classe sociale alors vivement critiqués : « Le Père éducateur, figure de l’aliénation, se situe donc au confluent du Sartre philosophe de L’Être et le néant et du Sartre politique des années soixante et soixante‑dix » (p. 212‑213). Bien évidemment, l’existentialisme s’ancre politiquement dans la vie de Sartre. Barthes, Foucault, Deleuze sont autant de figures fortes de l’anti‑patriarcat de l’époque. Barthes comme Sartre associe l’absence de père à l’absence de sur‑moi en sorte de ne pas pouvoir s’attribuer les préoccupations œdipiennes de ses contemporains : « “pas de père à tuer, pas de famille à haïr, pas de milieu à réprouver : grande frustration œdipienne !” » (p. 226). C’est le temps de L’Anti‑Œdipe et A. Chabot évoque sciemment cette trinité, père, mère et fils, au titre d’une psychanalyse qui, à l’époque, est récusée — le père étant l’élément répressif et névrotique. Il remarque à juste titre l’élaboration, à l’intérieur de Flaubert, d’un Supersurmoi, abîme de passivité, impuissante négativité qui n’est qu’une expression hyperbolique faisant contraste avec la revendication d’un sur‑moi absent dans Les Mots. Voici qui a force de proposition. Jean‑Baptiste absent, ce ne peut être la prévalence d’un fils sans Œdipe mais au contraire le libre champ pour se rattacher de manière fusionnelle et incestueuse à sa mère : « Le complexe d’Œdipe n’est donc pas absent mais au contraire profondément à l’œuvre dans Les Mots » (p. 234). Enfin, la mère protège les ambitions scripturales du fils, non pas pour qu’il reprenne le mandat factice du grand‑père, mais pour qu’il écrive ce qu’il désire, et, notamment, du lieu de cette « minorité maternelle », image même de l’aliénation du fils ne faisant qu’un avec elle. Ainsi, il faut en conclure que

[L]a censure du désir incestueux est l’expression non pas d’une disparition du Père mais de la prégnance et de l’intériorisation de ce dernier, intériorisation dont l’autre nom est justement en termes psychanalytiques, ce Surmoi dont Sartre affirme être dépourvu. (p. 247)

9Pour A. Chabot, Sartre, par l’amour d’Anne‑Marie et malgré la disparition de Jean‑Baptiste, est un exemple d’une « obéissance après coup », en sorte que l’absent devienne plus présent que s’il eût été vivant.

10La hantise de la répétition met en jeu cette ressemblance des fils aux pères. C’est toute la question de la liberté et de l’ambivalence de l’histoire, à la fois détermination et arrachement. Le récit parodique des Mots constitue un faux‑récit des origines dans le but de « dissoudre la généalogie dans le grotesque et d’ancrer le sujet dans la liberté » (p. 257) — désacralisation qui n’est pas sans rappeler le déni donjuanesque. Le fils, sans père, est donc voué au présent et à l’invention de soi. Dans L’Idiot de la famille, tout porte à croire que le père Flaubert n’évite pas l’écueil de la paternité en devenant ce père qu’il a subi, comme si le lien en lui‑même était corrupteur et qu’il n’était pas réductible à un individu mais à un état. Il s’agit donc d’être au devant de soi et non, par l’oppression des pères, en‑deçà. Achille‑Cléophas, en sa paternité, représente cette essence figeant de manière mortifère l’existence du fils, devenu objet par avance, et y perdant là sa qualité de sujet. Or, le « sens » ne peut venir que de soi, car « “soi” n’existe jamais qu’en creux, comme une attente et un pro-jet » (p. 279). Ce refus de la paternité et cette hantise de la répétition conduisent Sartre et Flaubert à refuser d’être pères eux‑mêmes. L’homosexualité latente de Flaubert (peut‑être est‑ce une réminiscence du Saint Genet ?) s’expliquerait par un « “[…] refus de continuer le monde” » (p. 297). Il s’agit de contredire une représentation du temps et du progrès qui va à l’encontre de celle de la modernité dans laquelle s’inscrit Sartre. Il faut s’extraire d’une conception de l’histoire du fils, bourgeoise et aliénante, vécue comme une éternelle reprise, un cycle illusoire tendant à reproduire ce que le père a semé. Le temps qui passe doit être du côté du présent et d’un perpétuel arrachement à ce qui le fige et le possède. Ce sont peu ou prou les topiques révolutionnaires et marxisants. L’inconscient auquel souscrit la psychanalyse freudienne est ce temps qui ne passe pas, ce temps de l’écrasement de la liberté par la névrose. Ce n’est donc pas en vain que l’analyste sartrien est bourgeois et père par nature. Liquider le père dans Les Mots revient à réfuter toute idée de sur‑moi et d’inconscient, l’un et l’autre se fondant en une seule entité essentialiste dont il faut se défendre — image d’une soumission à un discours antérieur qui serait le règne de l’idée « reçue », faisant songer inéluctablement à la position passive de « l’idiot » dans l’étude sur Flaubert. C’est l’idée même de transmission et de reproduction qui est ici le sujet d’une violente ironie. Car il y a retour des origines, de l’archaïque et du père, comme il y a retour du refoulé. Dans cette hantise de la répétition, ces biographies sur quelques forçats de l’écriture (Baudelaire, Mallarmé, Genet, Flaubert) font de Sartre lui‑même une machine à écrire, comme si la répétition se jouait à son corps défendant. Voici qui est aussi étonnant et paradoxal que ce déni de la psychanalyse et son recours permanent dans la trilogie. Le refoulé signe l’indépassable antériorité du père qui, pour Sartre, devient la pierre angulaire de sa théorie de la liberté, en cette nécessité de sans cesse s’arracher à un passé qui revient. De même que Flaubert, pris dans la névrose paternelle, s’inscrit dans le passé et la répétition, Sartre, libre de père comme de sur‑moi, se veut ancré dans un présent synonyme d’arrachement perpétuel au temps. Le déni des Mots se pare d’atours politiques et philosophiques et signe l’irréductibilité de Sartre.

Tuer le père

11A. Chabot, enfin, s’enquiert des enjeux de l’athéisme. Cette nécessité d’écrire contre le père déterminerait‑elle un ultime enjeu, qui serait la liberté du fils ?

12Qu’en est‑il de l’athéisme de Sartre ? Ce serait d’abord expliquer les liens profonds qui unissent la figure du père et celle de Dieu. Freud l’a bien commenté. C’est l’image d’un sacré qui, pour Sartre, est une limite à sa liberté inaliénable et, en même temps, l’objet d’une fascination. Car, Sartre voue une véritable passion à la loi, en sorte de toujours « ensartriser » (le terme est de Claude Burgelin) Charles ou Achille‑Cléophas dans un même besoin d’irrévérence et de parodie, pour mieux exclure toute piété filiale et toute foi. Mais on ne peut que constater que « le sentiment du divin naît de l’absence de père » (p. 356). C’est un point fondamental que relève A. Chabot : l’athéisme est au cœur d’une religion secrète du père mort, dont l’absence signe une présence irrémédiable et incompressible. Car le fils sartrien, par quelques accents pascaliens, semble abandonné à la contingence. Et seule l’œuvre d’art et la création viennent répondre à cette nostalgie de la nécessité et du regard paternel. Du moins, elles le tentent, car rien ne semble véritablement arracher Sartre à ce sentiment aigu de la contingence revenant comme une antienne douloureuse. À ce titre, être en avant de soi relève davantage d’une fuite en avant associée à l’idée de suicide. Ainsi A. Chabot reconnaît comme étant valide l’hypothèse soulignée par C. Burgelin : « “D’être “fils de personne” et “fief du soleil” le voue moins à la liberté qu’à la soumission au plus inaccessible et implacable des pères, car bel et bien mort et totalement imaginaire” » (p. 375). Le père tout à la fois désiré et refoulé, Dieu et Diable, prend alors une signification ambivalente, nostalgie sartrienne et flaubertienne d’un Dieu qui s’offre puis s’interdit. L’ironie, tant à l’égard de la religion qu’à celui de la psychanalyse, révèle une distance qui est celle d’un fils déçu par la comédie des pères. C’est peut‑être là que s’ancre cette nécessité de désacraliser le passé pour ne pas dévaluer le présent, comme il faudrait désacraliser le père pour ne pas s’abandonner à se dévaluer par l’abandon de ce dernier : « l’athéisme est un exorcisme » (p. 406). L’existentialisme serait un rêve de compensation. La croyance dans le mal, cette mystique noire développée dans Saint Genet qui, pour Sartre, est chez Bataille un faux‑semblant, n’exclut en rien un même culte du père, si ce n’est qu’il est abordé sous un angle négatif. L’athéisme de Sartre n’est pas la mort du père à proprement dit, mais un projet qui se fonde sur l’absence du besoin de père et s’affirme contre ce retour.

13Cette question de l’athéisme est celle de l’écriture. En effet, pourquoi écrire ? L’écriture est‑elle ce refus de la réalité et ce déni du père ? À travers L’Idiot de la famille, Sartre évoque la hantise d’une écriture qui serait fuite et aveu d’impuissance reconduisant malgré elle le mandat paternel. Flaubert serait dans une écriture « féminine », se refusant à un véritable acte de contestation, cependant que Sartre semblerait vouloir faire de son écriture un instrument phallique de reconquête. C’est donc une place paradoxale qu’il occupe, tout à la fois indifférent au passé et soucieux de le dépasser. L’écriture de Flaubert est un contre‑exemple de ce qu’elle devrait être pour Sartre, par ce « refus du passage à l’acte, [par] la substitution volontaire de l’imaginaire à la réalité afin de s’interdire toute action dans le monde » (p. 428). Il faut évidemment ne plus « être parlé » comme il faut se refuser à ce discours qui dissèque et juge, ne plus se soumettre à une doxa insidieuse et, comme la définit Barthes, naturelle. Embrasser soi‑même le discours patriarcal revient à utiliser une arme contre le père, que ce dernier destinait au fils. Précisément, l’écriture n’en vient pas à bout car le fils devient son propre père et doit se trahir en permanence. Si le désir parricide s’inscrit dans l’écriture, c’est pour toujours manquer sa cible. L’écriture n’est pas « guérison » mais bel et bien l’expression de la névrose. Le choix de la littérature et de l’imaginaire est donc à l’image de la relation au père, tout à la fois dénié et désiré, pris entre son engagement dans le présent et la réalité, et son aspiration à la nécessité et à l’immortalité. L’origine de cette ambivalence est sans doute à quérir dans cette manière dont « Sartre fait mine de traiter avec négligence un père qui eut le tort de le négliger tout à fait » (p. 468) : fantasme scriptural d’auto engendrement par lequel Sartre affirme se passer d’un père qui se passa bien de lui. La religion littéraire n’est pas le fruit d’une liberté acquise à l’absence du père, mais le seul compromis pour tenter d’y suppléer. Pour conclure, la trilogie s’ancre dans une stratégie complexe consistant à

prendre en compte la figure paternelle en se fondant sur le personnage de Freud, à l’occasion de la commande de John Huston, puis à faire référence à la psychanalyse tant dans le récit d’enfance que dans le « Flaubert », à placer la figure paternelle au centre de l’explication de l’investissement de Flaubert dans l’écriture et l’imaginaire, mais pour mieux refouler son propre père et nier d’un même mouvement, le lien entre le père et l’écriture et le lien entre lui‑même et Flaubert. (p. 475)

14L’ultime enjeu réside dans le fait de comprendre que le père est nécessaire à la liberté et qu’il en est même constitutif. Toute la question est celle du choix à formuler face au père. Le Fatum est un refuge et non une fatalité, au même titre que l’inconscient. S’affirmer comme une essence close sur elle‑même dans le regard du père revient à s’affirmer comme une essence « névrotique » dans le regard de l’analyste. Là est la mauvaise foi, dans ce refus d’exercer sa liberté par le choix d’une soumission à quelques prétendus déterminismes corroborant l’idée d’une malédiction ou d’une chute, dont seul le père peut laver, comme on laverait le fils de ses péchés. Il existe donc une oscillation entre deux postures. Se définir dans les prérogatives du père répond au besoin de la nécessité et soulage dérisoirement de l’angoisse de la contingence au prix de la liberté, cependant que se livrer à la contingence contre le père apporte la liberté, mais ne permet pas de se soustraire à une angoisse à laquelle il faut salutairement répondre.

15Alexis Chabot a construit tout son travail sur un paradoxe : étudier la présence du père dans une œuvre qui, en sa totalité, clame son absence. Avec une érudition habile, des références riches et surtout une écriture limpide, cet auteur a su lier les enjeux philosophiques, politiques, psychanalytiques à l’enjeu littéraire, démontrant que la question du père chez Sartre n’est pas univoque mais ambivalente. Elle ne montre pas un Sartre péremptoire mais en conflit avec lui‑même. Ainsi, l’œuvre impressionnante de cet auteur majeur apparaît sous le signe d’une « impossibilité du dépassement de ce déni du père » (p. 525). Le père absent, un désordre apparent révèle un ordre intime que seule l’écriture tend à résoudre. Parricide par les mots, Sartre tend à attaquer ce père « présent partout, visible nulle part » dans une quête nécessairement irrésolue. Comme le remarque A. Chabot, citant Les Mots dans les dernières lignes de son livre, Sartre, à la disparition de Jean‑Baptiste, fut « ravi » : « comment mieux dire de manière détournée que la mort du père fut aussi une condamnation au rapt par le père imaginaire ? » (p. 532) Ainsi, est‑on condamné à être libre ?