Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
titre article
Jean‑Marc Moura

Mondialisation de la littérature & cosmopolitisation

Oana Panaïté, Des Littératures‑mondes en français. Écritures singulières, poétiques transfrontalières dans la prose contemporaine, Amsterdam : Rodopi, coll. « Francopolyphonies », 2012, 311 p., EAN 9789042035522.

1Depuis quelques années, la question du statut de la littérature, plus particulièrement des littératures d’expression française dans la mondialisation, se pose avec une certaine acuité en France. Les appels à un renouveau de l’histoire littéraire nationale se sont multipliés1, se confrontant notamment à la diversité « francophone » des xxe et xxie siècles. Parallèlement, la réflexion sur la possibilité d’une littérature mondiale se développe2. Ces questionnements sur la place de la littérature dans la mondialisation prennent acte de la nécessité d’un dépassement des frontières géographiques, politiques, culturelles et institutionnelles sans toujours apporter de réponse claire quant aux contours que pourrait prendre cet élargissement. Il s’agit là d’une problématique peu familière aux spécialistes de la littérature française mais que ces temps d’interconnectivité générale ne permettent plus d’esquiver.

La littérature‑monde

2Le manifeste publié à l’appel de Michel Le Bris et de Jean Rouaud par 44 écrivains dans Le Monde du 15 mars 2007, puis la publication la même année du volume Pour une littérature‑monde évoquait cette question à partir des littératures « francophones ». Ce texte en faveur d’une langue française qui serait « libérée de son pacte exclusif avec la nation » en appelait à une « révolution copernicienne » : le centre français se verrait dissous et au système littéraire d’hier, littérature française/littératures francophones, se substituerait une « littérature‑monde en français » transnationale, dont l’enjeu serait « la fin de la francophonie, et la naissance d’une littérature‑monde en français ». L’épanouissement actuel de celle‑ci (manifesté par les prix littéraires, en 2006, qui sont allés majoritairement à des « Francophones ») ferait de la francophonie « de la lumière d’étoile‑morte » et permettrait de la désigner comme le « dernier avatar du colonialisme. »

3Le manifeste évoquait l’avènement d’une post‑francophonie, qui serait de fait une francophonie générale, où la France deviendrait un pays francophone parmi les autres. Il posait ainsi la question du renouveau de l’historiographie des lettres d’expression française.

4Depuis 2007, ce texte, maintes fois critiqué, a pu être tenu pour dépassé dans la mesure où maints écrivains travaillaient déjà dans un contexte mondialisé et où la critique de la francophonie avait été entreprise depuis longtemps, par exemple par un Mongo Beti. On a pu dénoncer aussi son universalisme, finalement si typiquement français. En outre, il paraît contestable de faire des prix littéraires, l’une des institutions littéraires françaises les plus opaques, le signe d’un renouveau, d’autant que les auteurs couronnés à l’automne 2006 relevaient de dynamismes très différents. Le danger pour la littérature paraît donc moins provenir de la « littérature de laboratoire », dénoncée par le manifeste et qui a perdu de sa superbe, que des transformations récentes de l’édition : dans un monde où les directeurs littéraires sont plutôt des agents commerciaux, les ressources éditoriales et financières tendent à se concentrer sur des livres standardisés3.

5C’est de ce manifeste que part l’ouvrage d’Oana Panaïté pour envisager la littérature française contemporaine, les questions que la mondialisation pose aux écrivains et les réponses qu’ils y apportent. Il s’agit ainsi de signaler certaines impasses et fausses évidences de la critique littéraire aujourd’hui notamment par la prise en compte des champs littéraires émergents dont beaucoup relèvent de dynamiques postcoloniales.

Littérature & frontières

6En dépit des limites du manifeste, qu’O. Panaïté récapitule très clairement, il a un mérite, celui d’attirer l’attention sur les lettres « francophones » et les questions importantes qu’elles posent à nos conceptions de l’histoire littéraire française voire occidentale. L’ouvrage prolonge et développe ce questionnement. Il réagit contre l’européocentrisme de notre conception de la littérature tout en refusant une approche inspirée de la République mondiale des Lettres (Pascale Casanova), dont sont rappelées les défaillances méthodologiques, singulièrement les notions problématiques d’État‑nation et de compétition.

7En fait, les littératures « francophones » peuvent conduire à la remise en cause de nos conceptions de la littérature (telle est la position de Christopher L. Miller à propos des lettres africaines4). Elles imposent d’autres cadres de recherches, comme le souligne une Gayatri Spivak remarquant que la mondialisation postcoloniale, reposant sur des frontières démographiques plutôt que territoriales et sur des collectivités para‑étatiques, rend obsolètes les ancrages traditionnels du type national5.

8O. Panaïté propose donc de dégager des communautés d’écriture à partir de la notion, aujourd’hui éminemment transformée, de frontière. Celle‑ci est conçue selon trois modalités qui ordonnent l’ensemble du propos : la frontière comme « border » enfermant le sujet, la frontière comme lieu d’épreuve mais aussi d’échange, enfin la frontière comme dessin de « confins », espaces de l’entre‑deux où surgissent des états d’indécidabilité, notamment pour ce qui concerne la langue. Après une discussion serrée des conceptions de la littérature par temps de mondialisation, l’ouvrage analyse les modalités narratives de l’atavisme fictif dans l’écriture mémorielle (chez Boubacar Boris Diop et Jean Rouaud) ou de l’écriture « anti‑atavique » (Nicolas Bouvier, Annie Ernaux). Les relations entre sujet écrivant et communauté sont alors dégagées dans les œuvres de Pierre Michon et de Patrick Chamoiseau. La partie suivante est consacrée à l’imaginaire temporel contemporain, dans ses variations préhistoriques, historiques et contemporaines, les récits d’Éric Chevillard, Pierre Bergounioux et Jean Echenoz constituent quelques‑uns des exemples majeurs qui sont présentés. Enfin, la question de la langue dans les écritures contemporaines est abordée, celle‑ci étant conçue comme un espace où se jouent le déracinement, l’entre‑deux culturel et l’incertitude identitaire. L’hybridation de l’écriture, qui caractérise l’écriture de Chevillard, d’Alain Mabanckou ou de François Bon, est décrite et mise en perspective.

9Les analyses, judicieuses et suggestives, d’O. Panaïté s’effectuent à partir d’un corpus restreint d’œuvres (une vingtaine) dont on pourra toujours contester la représentativité (signalons une erreur factuelle : Paul Smaïl n’est pas un auteur « beur » mais le pseudonyme de Jack‑Alain Léger). On peut par exemple douter que Fatou Diome, Alain Mabanckou et Boubacar Boris Diop suffisent à représenter les écritures africaines d’expression française, mais le discours sur « l’extrême contemporain » est délicat. Il conviendrait par ailleurs de faire une assez large place aux auteurs « allophones » d’expression française (Andréï Makine, François Cheng, Nancy Huston6…). Le choix des œuvres paraît avoir été orienté par l’ouvrage de Dominique Viart et Bruno Vercier sur la littérature française contemporaine, ce qui est une excellente référence7.

La cosmopolitisation

10L’un des mérites de cette étude est de développer des virtualités négligées de l’histoire et de la critique littéraire majoritairement pratiquées en France. Elle esquive ainsi ce que le sociologue allemand Ulrich Beck (qui ne figure pas au nombre des références de l’ouvrage) appelle le « nationalisme méthodologique », c’est‑à‑dire la perspective nationale qui tient pour avéré que la nation, l’État et la société sont les formes sociologique‑politiques « naturelles » du monde contemporain8. La mondialisation impose en effet de sortir de ce type de nationalisme pour prendre en compte la cosmopolitisation (Kosmopolitisierung) contemporaine, qui n’est pas un idéal philosophique (Kosmopolitismus, théorisé d’Emmanuel Kant jusqu’à Jürgen Habermas) mais un programme de recherches en sciences sociales partant du fait que l’organisation nationale en tant que principe structurant des études est devenue une référence en grande partie obsolète. Le nationalisme méthodologique nous empêche de comprendre et d’analyser la condition humaine cosmopolite du xxie siècle.

11Ainsi, dans le domaine littéraire, l’historiographie française, centrée sur l’Hexagone, ne parvient pas à intégrer les œuvres francophones périphériques. Toutefois, se pose alors le problème du niveau d’analyse : si le cadre national n’est plus pertinent, quelle unité pourrait former la base de la cosmopolitisation ? U. Beck avance plusieurs réponses sur les processus de transnationalisation (les migrations) et les structures transnationales (telles les diasporas). Plusieurs chercheurs ont rompu l’équation « naturelle » société/nation/État et ont montré les directions de cette démarche nouvelle, d’Arjun Appadurai à Paul Gilroy sur la « Black Atlantic9». Ce dernier ne considère pas le « container » national pour sa recherche théorique mais un espace transcontinental, l’Atlantique noir. Son point de départ n’est plus une entité fixée mais l’image de bateaux en mouvement entre l’Europe, l’Afrique et les Caraïbes. Une telle perspective permet d'envisager de nouveaux découpages géographiques et spatiaux qui donnent lieu au développement d’un domaine qu’on appelle désormais les « Oceanic Studies10». Pour les lettres francophones, il est clair qu’un mouvement comme la Négritude ne peut être envisagé qu’à partir des circulations entre Afrique, Caraïbes et Europe, ou que le « réalisme magique » d’un Sony Labou Tansi se joue entre Amérique latine, Afrique et Europe. La recherche se confronte ainsi à la mondialisation des lettres à partir de travaux postcoloniaux privilégiant une échelle — les circulations transocéaniques — évitant le nationalisme méthodologique.

12On peut songer à d’autres échelles d’analyse de la cosmopolitisation. L’évocation d’une francophonie du Nord, donc d’une région assez homogène de la francophonie (Belgique, Québec, Suisse romande) par François Provenzano est un exemple venant répondre à ces interrogations dans l’historiographie littéraire11.

13Pour sa part, Oana Panaïté propose des communautés d’écriture ignorant la séparation français/francophone (et les coupures qui lui sont associées : culturelles, linguistiques, politiques…) à partir de la notion cardinale de frontière. Il s’agit d’une étude des lettres d’expression française adaptée à la mondialisation contemporaine et qui répond à la cosmopolitisation en tant que programme de recherche destiné à renouveler la critique littéraire. On ne peut que souhaiter voir fleurir d’autres tentatives de ce type dans le domaine, généralement un peu trop hexagonal, de l’historiographie littéraire en France.