Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Gabrielle Napoli

L’auteur contemporain, une figure d’autorité ?

Charline Pluvinet, Fictions en quête d’auteur, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2012, 309 p., EAN 9782753520097.

1Nombreuses sont les études sur l’auteur qui ont été menées ces dernières décennies, et pourtant aucune d’entre elles ne semble pouvoir cerner efficacement les contours de cette figure remarquable par ses instabilités. C’est ce manque que Charline Pluvinet se propose de combler dans un ouvrage intitulé Fictions en quête d’auteur, ouvrage tiré d’une thèse de littérature générale et comparée. Cette insuffisance peut être attribuée, d’après l’auteur de cette étude, à un « défaut d’articulation entre l’analyse critique et notre perception de l’auteur » (p. 7). La question de l’auteur pose en effet de nombreux problèmes dans la mesure où elle se situe à la lisière de plusieurs approches : historique, sociologique, littéraire, pragmatique, etc. Cette diversité des approches possibles de la notion et le lien qu’elle entretient avec la question de la lecture — elle aussi extrêmement problématique — contribuent à un certain flou théorique, flou que Ch. Pluvinet veut dissiper, en établissant des mises au point précises tout autant que précieuses.

2L’ambivalence de l’auteur prend en effet sa source dans l’écart entre l’image que le lecteur s’en fait et son existence réelle. Ch. Pluvinet remarque que « l’équation de l’auteur », notion qu’elle emprunte à Jérôme Roger et qui donne son titre à l’introduction de l’étude, est à ce point frappée du sceau de l’instabilité qu’elle semble impossible à résoudre totalement. D’une part, l’auteur est présent de manière massive dans la fiction, d’autre part il demeure pour l’essentiel une chimère, un fantasme, soumis dans le même temps à une représentation négative. Ce double mouvement de présence et d’absence, contradictoire, est renforcé par les études littéraires qui privilégient une vision binaire, quelque peu simplificatrice, alors même que la fiction rend à cette contradiction toute son épaisseur. En donnant un nouvel espace de vie à l’auteur dans différentes formes d’autoreprésentation, l’espace fictionnel permet en effet de conserver le décalage propre à la fiction et à l’auteur. Ainsi, l’auteur réel peut s’inventer un double fictionnel qui lui permet de transposer, dans l’espace de la fiction, ses propres relations avec le monde littéraire et avec la création. C’est une « épreuve de l’auteur » (p. 11) qui s’engage alors, épreuve qui est double : d’une part, le reflet de l’auteur réel dans la fiction permet de passer au crible le statut même de l’auteur, d’autre part, le caractère fictionnel de la représentation « joue de l’illusion romanesque pour créer un effet d’auteur transmis de l’écrivain réel au lecteur » (ibid.).

3Une des difficultés de la question est bel et bien la multitude des représentations d’auteur dans des formes narratives et dans des contextes littéraires très différents. Cette « hétérogénéité de la présence de l’auteur dans la fiction » (p. 13) peut d’ores et déjà être considérée comme « ligne de fond de la fictionnalisation de l’auteur » (ibid.). Ch. Pluvinet étudie ce phénomène dans la littérature contemporaine, en s’appuyant sur un corpus large. Elle s’appuie essentiellement sur des textes de Philip Roth, Enrique Vila‑Matas, Paul Auster, mais aussi Roberto Bolaño et J. M. Coetzee. Le critique couvre ainsi une quarantaine d’années de création littéraire, puisque Ph. Roth publie My Life as a Man en 1970 et Exit Ghost en 2007, E. Vila‑Matas publie La Easina ilustrada en 1977 et Exploradores del abismo en 2007, et P. Auster fait paraître The New‑York Trilogy en 1987, recueil qui trouve des échos dans Travels in the Scriptorium en 2006. Ch. Pluvinet s’appuiera également sur le roman de J. M. Coeetze The Master of Petersburg publié en 1994, et sur Soldados de Salamina de Javier Cercas, paru en 2001. Elle prend également comme points de références des textes de Romain Gary et d’Émile Ajar, d’Antonio Tabucchi, de Julian Barnes, de Jose Saramago, entre autres auteurs contemporains. Elle privilégie ainsi deux aires culturelles — les littératures européennes et la littérature nord-américaine — auxquelles s’ajoutent deux incursions dans les littératures du Chili et d’Afrique du Sud. La richesse et la variété du corpus sont à l’image du foisonnement de la réflexion dès lors qu’il s’agit de vouloir dessiner les contours de l’auteur, et de ses représentations fictionnelles, dans la littérature contemporaine. En outre, l’étude de Ch. Pluvinet étudie, parallèlement aux œuvres littéraires, les analyses critiques sur la notion d’auteur qui se développent dans les aires culturelles concernées, puisqu’elle part du principe que la place que prend l’auteur dans l’espace fictionnel n’est pas sans lien avec les travaux théoriques entrepris sur cette notion.

4L’ouvrage se présente en quatre parties qui chacune aborde la notion d’auteur de manière distincte. Ch. Pluvinet propose dans un premier temps de s’essayer à une typologie des genres narratifs fictionnels contemporains tout en sachant d’avance que la tentation typologique ne peut être qu’une étape, nécessaire, vers une saisie plus efficace de la notion d’auteur. En effet, en réorganisant les représentations de l’auteur autour de l’hétéronymie, épicentre de l’étude qui permet de lier différents aspects de la figure de l’auteur, elle propose dans une deuxième partie, une nouvelle approche du personnage d’auteur. Dans une troisième partie, à la logique plutôt thématique, Ch. Pluvinet montre que la fictionnalisation de l’auteur se fait toujours par un prisme négatif, d’où un paradoxe entre le foisonnement des représentations d’auteur dans les fictions et le sceau de la négativité qui lui est forcément apposé, paradoxe qu’elle se propose de résoudre dans une quatrième partie. Pour cela, elle s’appuie sur les trois instances qui se « confondent dans notre perception d’auteur » (p. 15), l’homme, l’écrivain, et l’auteur et étudie comment le brouillage de ces trois instances est à l’origine de notre perception erronée de l’auteur. Dans une mise à l’épreuve de l’auteur dans la fiction, c’est la question de l’autorité de l’auteur qui est en jeu. Chaque étape de la démonstration de Ch. Pluvinet s’appuie sur des analyses très précises des textes fictionnels qu’elle a choisi de prendre pour appui, mais également sur les textes critiques qui ont jalonné ces dernières décennies l’histoire de l’auteur.

Tentations typologiques

5Les fictions dans lesquelles apparaissent des personnages d’auteur sont extrêmement variées, et leurs contours sont flous, non seulement parce qu’elles sont nombreuses, mais aussi parce qu’elles appartiennent le plus souvent à des « formes frontières qui interrogent les classifications existantes et incitent à la création de nouveaux regroupements » (p. 20). L’écrivain comme personnage de roman relève d’une solide tradition littéraire, qui existe depuis la naissance même du roman et qui se développe de façon manifeste parallèlement à la prolifération du genre romanesque au xixe siècle et à l’émergence du « sacre de l’écrivain » (Bénichou). Ch. Pluvinet fait le point sur différentes traditions romanesques et établit des distinctions entre Bildungsroman, Künstlerroman, « roman de la vocation littéraire » (Michel Prat) ou encore « roman du poète » comme les études universitaires ont pu désigner un corpus à l’occasion d’un programme d’agrégation de littérature comparée. Au début du xxe siècle, on trouve fréquemment la présence d’un personnage d’écrivain pris dans des problématiques d’écriture particulières, dans un récit qui mime, dans sa fragmentation, les difficultés de création de l’écrivain. Le personnage de l’écrivain tend donc, déjà, à être représenté par un prisme négatif. Les récits dans lesquels prennent place des auteurs représentés sont évidemment propices à tout un jeu de spécularité qui complexifie la perception que peut avoir le lecteur de l’auteur, mais également la classification de ces textes.

6Dans les fictions contemporaines, le phénomène se développe encore davantage et prend une orientation nouvelle dans la mesure où, en représentant des écrivains imaginaires, le récit fictionnel peut fonctionner comme un miroir du monde littéraire et de ses crises, sans pour autant que la spécularité soit stricte. Les jeux métafictionnels, qui opèrent de très nombreux glissements, demandent des mises au point théoriques que Ch. Pluvinet fait avec beaucoup de minutie dans cette première partie d’ouvrage, notamment au sujet de la métafiction, dont le sens diffère selon les études critiques. Qu’elle soit considérée comme un « mouvement littéraire », comme un « concept critique », comme un « procédé autoréflexif » ou encore comme un « nouveau genre littéraire » (p. 29), la métafiction est un outil efficace d’analyse des récits qui mettent en fiction des auteurs et qui relèvent de stratégies littéraires répertoriées par Patricia Waugh (p. 30). En effet, elle constitue une « catégorie suffisamment souple pour rassembler une grande partie de la production romanesque de la fin du xxe siècle. » (p. 34). Ch. Pluvinet aborde ensuite les récits dans lesquels les auteurs représentés ne sont pas des auteurs imaginaires, mais sont des auteurs de chair et d’os, récits qui se situent entre biographie et autobiographie. Or ces deux genres ont connu des mutations profondes ces dernières années, constituant le lieu d’un retour du sujet, dont la critique a fait état, tout en mettant à nu les contradictions qui sont constitutives de ce retour du sujet. La fictionnalisation d’auteur accentue encore davantage les ambiguïtés caractéristiques de ces genres-limites, ambiguïtés exposées et théorisées par Ph. Lejeune ou par D. Madélénat. La difficulté de définir les formes de ces récits qui prennent pour objets des auteurs réels peut être surmontée en adoptant comme critère de classification le rapport au réel entretenu par le personnage d’auteur, notamment concernant l’autobiographie. L’auteur réel s’éloigne de son personnage, tout en mettant en avant certaines ressemblances. Ces « forces divergentes » (p. 70) sont constitutives de sa définition même. Ce double mouvement contradictoire engage Ch. Pluvinet à explorer la piste de l’hétéronymie, réponse à  la tentation de créer des passerelles entre des personnages qui peuvent « chevaucher la distinction entre auteur réel et auteur imaginaire fournie par l’histoire littéraire » (p. 71). La distinction entre l’auteur représenté et l’auteur réel n’est pas forcément de mise. Il peut en effet arriver que les deux se confondent, lorsque la figure auctoriale qui « prend en charge la responsabilité de l’œuvre » est pourtant fictive, « et ce malgré les garanties d’authenticité que semblaient fournir l’objet-livre » (p. 73). L’identité de l’auteur est alors flouée, de manière plus ou moins appuyée selon la consistance qui va être donnée au personnage représentée. Deux cas se présentent, que Ch. Pluvinet va analyser, la pseudonymie et l’hétéronymie. Si le pseudonyme est indissociable du récit, puisque sa figure est entièrement dédiée à l’œuvre littéraire, n’existant que par la médiation littéraire, l’hétéronymie semble constituer une figure plus complexe dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’inventer un nom mais où il faut également inventer une identité, une biographie qui sont ensuite transmises au lecteur par le biais de l’œuvre. C’est sur cette différence fondamentale que Ch.Pluvinet fait reposer son argumentation, en posant l’hypothèse que ces « pratiques éditoriales en trompe-l’œil sont le point de gravité des fictionnalisations de l’auteur » (p. 89), hypothèse qui sera vérifiée dans cette étude. Cette première partie dessine un parcours typologique complet permettant de cartographier les lieux et les formes de la littérature contemporaine, offrant à l’auteur fictionnel un espace de vie. La réflexion trace des cercles concentriques conduisant le lecteur de la « représentation pour un écrivain d’un autre que soi à la figuration d’un être presque identique à soi» (p. 90). Malgré l’hétérogénéité de cette analyse que Ch. Pluvinet souligne elle‑même à plusieurs reprises, des points de jonction se dégagent, points de jonction qui convergent vers l’hétéronymie qui, en tant que création auctoriale, « se greffe sur deux modes de mise en fiction de l’auteur (l’auteur semble réel mais il est imaginaire) pour engendrer un troisième type de personnage au statut irréductible » (p. 90).

Un ordre troublé

7La première partie de l’ouvrage, dans la typologie historique et critique qu’elle tente d’élaborer des modes de fictionnalisation de l’auteur, a le mérite de poser des cadres, et par conséquent de faire le point sur des genres controversés, mais elle ne peut fonctionner efficacement soit parce que les œuvres fictionnelles dans lesquelles apparaissent les auteurs ont des contours génériques flous, soit parce que ces œuvres ne correspondent à aucune des classifications envisagées. Le prisme du genre semble donc inopérant, et Ch. Pluvinet troque la perspective du genre pour celle de la généricité, selon les travaux de R. Dion, F. Fortier et E. Haghebaert qui s’appuient eux‑mêmes sur les analyses de J.‑M. Schaeffer. Dépasser la notion de genre pour aborder l’œuvre selon un mouvement dynamique semble être la démarche appropriée pour aborder les fictions dans lesquelles un auteur est représenté. Le personnage d’auteur n’est effectivement pas un personnage comme les autres dans la mesure où on ne peut exclure les liens qui l’attachent à l’auteur réel. Ch. Pluvinet aborde dans cette deuxième partie le personnage de l’auteur dans sa construction référentielle par rapport à l’auteur réel, c’est‑à‑dire dans le rapport qu’il entretient avec la réalité de l’histoire littéraire. Elle distingue pour cela les effets de référentialité et les effets de fictionnnalité, en montrant que l’hétéronymie constitue le point de suture entre deux effets, mise en évidence par la démystification seulement, c’est-à-dire précisément au moment où elle n’existe plus en tant que telle. Ainsi, l’hétéronymie laisse la possibilité d’une lecture référentielle tout en s’appuyant sur des effets de fictionnalité importants. Elle permet donc de maintenir l’ambivalence du personnage d’auteur. Aux effets de référentialité et de fictionnalité doivent s’ajouter les différents niveaux diégétiques du personnage d’auteur, qui donneront au lecteur des indications quant à la manière dont le texte présente le personnage et lui donne forme. Il faut également définir les états possibles de l’auteur comme personnage et Ch. Pluvinet s’appuie pour ce faire sur les travaux de P. Franssen et T. Hoenselaars, et sur ceux d’A.Iovinelli. De ces effets de référentialité et de fictionnalité, de l’étude diégétique des personnages d’auteur, et de l’étude des auteurs comme personnages, Ch. Pluvinet élabore ce qu’elle appelle des « dynamiques du personnage d’auteur » (p. 121), en réorganisant le corpus étudié pour créer une symétrie entre les récits qui inventent un personnage d’auteur et ceux qui visent à réécrire la vie d’un auteur réel. L’axe médian de cette symétrie est constitué par l’hétéronymie. En reprenant les catégories étudiées dans la première partie de l’ouvrage, Ch. Pluvinet parvient, comme elle l’avait promis, à dépasser la logique typologique pour redonner sens, et dynamisme au corpus. Les personnages d’auteur n’occupent pas de place déterminée, ou fixe, mais ils sont au contraire sujets à des déplacements, de part et d’autre de cet axe médian constitué par l’hétéronymie. Ainsi, Ch. Pluvinet montre que les personnages d’auteurs sont irrésistiblement attirés par l’hétéronymie en tant qu’elle constitue le point de jonction d’un mouvement réciproque des auteurs inspirés du réel et des auteurs imaginaires, dans une inversion des effets de référentialité et de fictionnalité :

la fictionnalité de l’auteur historique tend à se renforcer et surtout à se manifester au lecteur tandis que la représentation de l’auteur inventé cherche à accroître l’effet référentiel du personnage. Cela suggère que la représentation du personnage d’auteur se rapproche, à des degrés différents selon les textes, de la création hétéronymique où les effets doivent s’équilibrer pour élaborer cette forme d’auteur paradoxale et fugitive qui existe et n’existe pas. (p. 125)

8La tendance est donc double : déréalisation des auteurs réels et assimilation de l’auteur imaginaire à l’auteur réel. Ce jeu métafictionnel permet l’élaboration d’une figure paradoxale, l’auteur qui conjugue le statut d’auteur réel et d’auteur imaginaire. Ainsi, Ch. Pluvinet fait de l’hétéronyme un « auteur impossible » qui naît de « la conciliation des contraires — l’existence et l’inexistence » (p. 145). C’est en cela que l’hétéronyme constitue le centre de gravité de la notion d’auteur, incarnant « un absolu impossible où l’auteur est à la fois fictionnel et réel » (p. 147). Dans la littérature contemporaine, le retour de l’auteur ne peut donc être considéré comme un phénomène rétrograde, ou comme le signe d’un épuisement de la littérature, mais au contraire comme la réappropriation de la figure de l’auteur « dans une double dynamique qui lui donne une forme de présence particulière » (p.154).

L’auteur, entre présence & absence

9Pourtant cette surreprésentation dans la fiction contemporaine se conjugue à une thématique du déclin, ou de la négativité, nouveau paradoxe auquel Ch. Pluvinet propose de s’attaquer dans la troisième partie de l’ouvrage. Elle souligne le lien possible entre le mythe de la malédiction littéraire, particulièrement fécond depuis le début du xixe siècle, à la source d’une « stratégie rhétorique paradoxale, dans une valorisation retorse » (p. 158) et cette thématique de la négativité. Cependant, si les fictions contemporaines gardent trace de cette mythologie, elles mettent en question la responsabilité personnelle du personnage, en particulier dans sa dévalorisation morale et sociale. Les personnages d’auteurs disparaissent dans les fictions, leur présence se délitant progressivement, et ce par différents procédés. Le nom de l’auteur, qui a d’après Foucault une « fonction classificatoire » à partir du xviiie siècle, et qui donc ne fonctionne pas comme un nom propre traditionnel, dans la mesure où il est constitutif de la notion d’auteur dans le champ littéraire contemporain, fonctionne au contraire dans les textes étudiés par Ch. Pluvinet comme un simple nom propre attribué à un personnage, quand il n’est pas tu, ou pris par quelqu’un d’autre. Cette instabilité du nom d’auteur est significative de l’instabilité de la notion même d’auteur dans la littérature fictionnelle contemporaine. Le personnage d’auteur peut également connaître une véritable crise d’identité, ambivalence de son statut puisque son travail d’écriture n’est pas tout à fait une profession qui lui est propre, mais il n’est pas non plus une occupation qui fait de l’auteur une figure complètement marginale. Cette indétermination est constitutive de l’identité de l’auteur, là encore instable, tout autant qu’elle est soumise à des critères non pas d’observation, mais bien plutôt d’évaluation (N. Heinich). Ces personnages d’auteurs éprouvent de manière intime un profond sentiment de dévalorisation qui peut aller jusqu’au rejet d’une vocation au profit d’activités plus lucratives. Enfin des auteurs peuvent être privés d’œuvres, que cette œuvre soit inachevée, ou qu’elle n’existe pas. Les personnages d’auteurs sont alors fragilisés davantage encore, jusqu’à atteindre parfois même l’inexistence. Ainsi, les récits fictionnels contemporains semblent laisser place aux personnages d’auteurs pour mieux signifier leur ambivalence, leur instabilité ou fragilité, voire même leur inexistence. Le personnage d’auteur, lorsqu’il existe bel et bien dans l’espace de la fiction, est frappé d’infamie, au sens foucaldien du terme. Enfin l’étape ultime de ce sceau de la négativité que Ch. Pluvinet étudie est la mort de l’auteur, ce qui ne signifie pas pour autant son absence puisque le plus souvent l’auteur mort continue de hanter l’espace fictionnel, sous la forme d’un fantôme ou d’un revenant, qui pourra éprouver encore plus vivement sa disparition. La figure du fantôme est, pour Ch. Pluvinet, une figure intéressante puisqu’elle incarne l’ambivalence dont il est question depuis le début de cette étude, entre présence et absence, entre ici et ailleurs, entre fiction et réalité. L’oubli dans lequel sombrent certains personnages d’auteurs vise à mettre en accusation le système littéraire tel qu’il fonctionne aujourd’hui, dans lequel le goût des lecteurs médiocres et la recherche lucrative l’emportent sur les talents artistiques. La fiction restaure alors au personnage d’auteur une légitimité à l’auteur, mais de manière extrêmement furtive, pour aussitôt l’écarter de nouveau, le repoussant toujours plus loin dans l’infamie. Ainsi, Ch. Pluvinet trace un parcours qui va de la simple dépréciation à une déchéance en bonne et due forme. Dans tous les cas, c’est un mouvement négatif qui préside à la représentation du personnage d’auteur dans l’espace fictionnel. Il n’y a pas, dans la fiction contemporaine, de rejet simple et ferme de la notion d’auteur de la critique littéraire, mais bel et bien une « mise à l’épreuve ». Ch. Pluvinet s’appuie sur les analyses de G. Agamben pour montrer que cette « mise à l’épreuve » revient pour l’auteur à jouer son statut, « présent dans le texte qu’en tant que geste qui rend possible l’expression dans la mesure même où il instaure en elle un vide central » (p. 213).

L’auteur éprouvé dans le jeu métafictionnel : redéfinition d’une autorité

10Cette mise à l’épreuve de l’auteur dans la fiction fait l’objet de la quatrième partie de l’ouvrage. Ch. Pluvinet commence par rappeler qu’il n’y a aucune interprétation binaire qui soit possible et que deux logiques sont renvoyées dos-à-dos dans les fictions contemporaines, à savoir celle de la disparition de l’auteur de l’espace littéraire, dans la lignée de la critique structuraliste, ou celle de son retour supposé dans la critique littéraire, cette fois-ci en dépit de la critique structuraliste. Si l’auteur s’est déplacé, ces dernières décennies, du côté de la fiction, c’est parce qu’il fait coexister en son sein des tensions contradictoires. Pour aborder ce dernier point, l’auteur de l’étude rappelle qu’il y a plusieurs manières de comprendre ce que c’est qu’un auteur, en distinguant trois instances comme J.‑L. Diaz qui évoque à son sujet le réel, le textuel et l’imaginaire, ou comme D. Maingueneau qui aborde la notion d’auteur selon la personne, l’écrivain ou l’inscripteur. Dans les deux cas, ce qui semble important est l’effort fait par les critiques pour distinguer « cette part de l’auteur qui préexiste à l’œuvre, celle qui l’accompagne dans le champ littéraire, et qui se développe à ses côtés, et celle qui se constitue seulement à travers l’œuvre qui en émerge » (p. 218). Ces trois aspects sont inséparables et s’entrelacent étroitement, allant jusqu’à se confondre. L’espace de la fiction joue de cet entrelacement puisque, même dans le cas où le personnage d’auteur a un référent extratextuel, il est réinventé dans la trame narrative et devient littérature à la manière de l’auteur-inscripteur, alors que son image se déploie seulement dans l’espace fictionnel, et reste donc cantonnée au texte. Les « effets de brouillage » (p. 219) sont multiples et montrent une impossible continuité entre les différentes instances. La mise en fiction de l’auteur permet de s’interroger sur ce qui constitue une identité littéraire. Ainsi, la dynamique du personnage d’auteur est liée à la mise en cause du statut même d’auteur, et conduit à trouver la possibilité d’un lieu et d’une forme susceptibles de revenir sur une autorité d’auteur, principal « point litigieux » (ibid.) dans la littérature contemporaine. Ch. Pluvinet fait le pari d’une possible restauration de l’autorité de l’auteur réel, dans le jeu de l’auteur fictionnel sur le modèle de l’hétéronymie.

11Avant d’aborder cette délicate et litigieuse question qui a trait à l’autorité de l’auteur, Ch. Pluvinet revient sur les interminables querelles entre critique biographique et critique structuraliste. Dans les fictions étudiées, il s’avère que l’on rencontre soit l’opposition entre antibiographisme et représentation transitive de l’acte créateur, soit à l’inverse de l’histoire littéraire, la substitution du sujet biographique à la figure d’auteur construite dans le texte. La mise en fiction du point de vue de la réception montre une tendance partagée chez le lecteur à considérer l’œuvre comme le reflet de l’existence de l’auteur, et les exemples analysés par Ch. Pluvinet exposent la difficulté à maintenir un écart satisfaisant entre l’auteur et la personne biographique. La mystification littéraire à laquelle s’adonnent certains auteurs amplifie encore davantage le phénomène, mettant en évidence le caractère éventuellement réversible de la représentation fictionnelle de l’auteur. C’est la même figure auctoriale, celle de l’hétéronyme qui dénonce les égarements du lecteur dans son interprétation alors qu’elle mime dans la fiction une parfaite correspondance entre l’auteur et l’homme. L’horizon hétéronymique est alors un point d’attraction très puissant, « point de passage où ce rêve d’auteur tente de forcer les frontières de la fiction. Il constitue en cela un horizon attirant mais périlleux : le personnage d’auteur se contente ainsi dans la plupart des cas de prendre le chemin de l’hétéronymie pour devenir à son tour une émanation de son œuvre, une création en aval qui remplace une existence en amont » (p. 231). L’auteur peut alors devenir personnage de son œuvre et sa seule présence fictionnelle lui garantit son statut d’auteur, ce qui semble au cœur de l’ambivalence exploitée par Ch. Pluvinet dans cette étude. Il peut être considéré comme un « auteur négatif » qui réapparaît « sous une forme métonymique », dans le récit offert au lecteur. L’auteur de l’étude atteint ici au plus près les enjeux de la fictionnalisation de l’auteur, ceux de l’affrontement de l’inadéquation entre l’homme et l’auteur pour en transgresser les règles, avec toute la liberté permise par l’espace fictionnel. C’est seulement dans cette quatrième partie que l’auteur distingue l’écrivain de l’auteur, le premier étant la représentation du deuxième. Ainsi la littérature contemporaine voit se renforcer le pouvoir de l’écrivain au détriment de l’auteur, cela étant largement favorisé par les discours médiatiques, alors même que la critique littéraire tend à faire prendre conscience de plus en plus nettement du caractère factice de l’image de l’écrivain. L’auteur ne peut certes être dépourvu de l’image de l’écrivain, que celle‑ci soit le résultat d’une élaboration, ou l’émanation d’une création inconsciente.

12Ch. Pluvinet en arrive ainsi à l’étude des différents types de scénographies auctoriales qui là encore se caractérisent par leur grande diversité mais qui sont toutes inspirées du passé et de modèles pré‑existants. Les auteurs dans les fictions sont représentés dans des jeux de postures, qui s’incarnent tour à tour pour être ensuite éprouvées, dans un interminable jeu de mise à l’épreuve qui permet une libération relevant de l’ordre de la « profanation » (G. Agamben). Or l’enjeu le plus intime, et le plus profond, de ces jeux auctoriaux, concerne l’auteur qui reste, ou la question de la possibilité même de la littérature pour soi en tant qu’auteur. Le récit qui met en scène l’auteur met en jeu son identité d’auteur et son autorité, mise en jeu qui est encore renforcée par la manière dont le récit fictionnel lui‑même expose une crise de l’autorité du personnage fictionnel. Ainsi l’auteur retrouve dans cette mise en jeu, non pas une autorité première, pleine et légitime, que le champ littéraire contemporain refuse, mais ce que Ch. Pluvinet nomme une « autorité seconde, celle qui reste après sa disparition » (p. 264). L’hypothèse de l’auteur est renforcée par le fait que les récits sur lesquels s’appuie l’étude naissent à des moments charnières dans les vies de leurs auteurs, moments où il semble nécessaire de mettre en question leur statut littéraire et les enjeux de la littérature. Ainsi la crise d’autorité dans la fiction s’élabore et se résout par la dynamique du personnage d’auteur, tout en demeurant dans l’espace fictionnel. En effet, cette circulation de l’autorité n’est possible que parce qu’elle est restaurée dans l’espace de la fiction. En tant qu’auteur, on s’expose comme l’hétéronyme réel d’un auteur fictionnel pour maintenir un décalage indispensable à l’écriture. Les représentations fictionnelles de l’auteur semblent donc regrouper trois enjeux fondamentaux : elles permettent d’envisager les rapports de l’auteur à son œuvre, d’observer comment se joue la comédie littéraire, et de mener une enquête sur la mise en jeu de l’autorité de l’auteur. L’auteur représenté résiste à toute destruction parce que, quelles que soient les dissemblances des œuvres étudiées, la superposition des représentations fictionnelles ouvre sur une réflexion complexe sur l’auteur :

un auteur fictionnel, qui se substitue à son œuvre en la vivant, qui incarne parfaitement l’illusion de l’écrivain imaginaire et qui récupère l’autorité chancelante de l’auteur — un auteur qui suggère alors qu’il pourrait prendre la place de celui qui est devenu désormais son double. (p. 287)

13Les auteurs se réinventent en personnages d’auteurs, voyant dans cette réinvention le moyen de négocier une nouvelle autorité qui tienne compte des apories de la notion d’auteur et du caractère illégitime de son autorité. C’est autour de la figure de l’hétéronyme que s’articule cette réflexion, figure fantomatique qui participe de l’ici et de l’ailleurs. La fictionnalisation de l’auteur exploite la question de la possibilité de revendiquer, dans le monde littéraire, une quelconque autorité. Dans la fiction, l’écrivain se rend responsable de l’autorité d’un autre, avec la complicité de son lecteur. En cela, il effectue ce geste d’engagement qui met à l’épreuve son lecteur (E. Bouju).

14Les très nombreuses microlectures associées à la richesse de la réflexion théorique permettent au lecteur de suivre l’auteur de l’étude au plus près de sa réflexion, et d’assister, voire de participer, à l’élaboration d’une pensée. Le lecteur a tout intérêt à se pencher sur cette question du retour de la figure de l’auteur dans la fiction car au‑delà du retour du sujet, ou du retour de l’Histoire étudiés par la critique universitaire ces dernières années, et auxquels est très souvent lié ce retour de l’auteur, il s’agit de s’interroger sur les enjeux profonds de la littérature contemporaine. L’auteur ne se contente pas de revenir dans le récit, sous des formes parfois masquées, il se réapproprie une voix et accède à une nouvelle légitimité à dire le monde, engageant ainsi son lecteur dans ce monde. L’étude des mises en fiction d’auteur doit entraîner le lecteur dans une réflexion sur la place du lecteur, sur sa légitimité à construire du sens et sur la légitimité même de la littérature, réflexion que l’étude de Charline Pluvinet nous engage à entamer.