Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Marina Davies

Albert Cohen, entre judaïsme & judéité

Maxime Decout, Albert Cohen : les fictions de la judéité, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxisiècles », 2011, 371 p., EAN 782812402760.

1La critique des œuvres d’Albert Cohen tourne autour du thème de la judéité depuis longtemps, car Cohen ne cesse d’explorer ce sujet, dans ses romans comme dans ses autres écrits, et dans ses entretiens, où il insiste sur sa propre judéité comme clé essentielle pour comprendre sa vie et son œuvre. Et pourtant, l’on évoque parfois le sujet comme point de départ, ou comme s’il allait de soi, et que les enjeux étaient évidents. Maxime Decout affirme que ces enjeux sont complexes et cette judéité multiple. Il commence son étude sur les judéités cohéniennes par une question ambitieuse mais essentielle : « qu’est‑ce qu’être juif ? » (p. 12), à laquelle il répond par une définition qui tient compte de la variabilité historique, culturelle, et sociale, mais se fonde surtout dans la subjectivité et dans l’imaginaire personnel, une définition qui s’accorde donc avec la judéité telle qu’elle est évoquée, travaillée, et retravaillée chez Cohen sous maintes formes. Cette conception d’une judéité subjective internalisée dans l’œuvre contribue sans doute à un obstacle herméneutique important, à savoir « une assimilation trop facile entre l’œuvre et la vie » (p. 20). M. Decout consacre justement son premier chapitre, « Mystères et fantasme autour d’une vie, autour d’une œuvre », à l’image publique de Cohen et notamment aux efforts que fait Cohen pour créer et encourager une image de lui-même qui s’accorderait à l’imagerie orientaliste de ses romans, et aux allures mystérieuses de leur héros Solal ; le lecteur de Cohen s’affronte donc à un problème axiologique important et à un auteur qui cherche à fusionner son œuvre et sa vie pour les expliquer l’une par l’autre.

2M. Decout discute de la vie de Cohen dans cette optique, dans son deuxième chapitre, « La judéographie chez Albert Cohen » et analyse le fameux épisode du camelot, lorsqu’Albert, âgé de 10 ans, se fait insulter violemment dans des termes antisémites par un camelot dans la rue :

C’est là seulement que la judéité lui est révélée, dans toute sa violence identitaire coercitive, qui était à la fois une violence extérieure exercée par l’Occident et une violence intérieure exercée par la judéité. Voilà l’enfant irrémédiablement clivé entre deux pôles d’appartenance antithétiques. Alors comment dans ce cas faire bonne figure ? Comment appartenir d’un côté sans trahir l’autre ? (p. 50)

3L’Occident et la judéité, l’Occidental et le Juif, ces binarismes forment la base esthétique et éthique de l’œuvre de Cohen et sont sans cesse complexifiés tout au long de cette œuvre. Cette présentation des conséquences biographiques de l’épisode du camelot est celle prônée par Cohen lui‑même, et amène M. Decout à une conclusion qui est également compatible avec la vision de Cohen auteur :

Pour résoudre l’antinomie de ces deux termes, l’Occident et la judéité, nul besoin de grever l’un des deux plateaux de la balance, de renier l’une de ses appartenances, Cohen ne peut s’y résoudre, ce serait s’amputer pour échapper au dilemme. Il a donc opté pour l’outrance. (p. 52)

4Puisque M. Decout affirme par ailleurs que le contexte culturel et collectif construit lui aussi la judéité, il aurait été intéressant d’en tenir compte dans la description de la « judéographie » de Cohen, qui n’est pas uniquement fonction de sa vision littéraire et de son désir de la fusionner avec sa biographie (fusion qui s’opère d’ailleurs autour d’un événement biographique qui a peut-être été rétroactivement construit ou reconstruit), mais aussi d’une France Belle Époque dans laquelle il ne fallait pas forcément trancher entre l’assimilation universaliste et le judaïsme, où les Français d’origine juive avaient parfois un rapport complexe vis-à-vis de leur francité et de leur judéité, qu’ils ne vivaient pas toujours comme antinomie ou binarisme entre judaïsme et assimilation. À la bibliographie très riche et intelligemment développée de M. Decout pourraient s’ajouter des études sur la judéité de cette période, dans des ouvrages historiques classiques sur la question (comme Les fous de la République de Pierre Birnbaum) ou dans des ouvrages plus récents qui cherchent à lier histoire culturelle et littérature, dans l’optique pluridisciplinaire des « études juives », non pas pour réduire les prises de position individuelles à de simples fonctions de leur époque, mais afin de contextualiser les enjeux identitaires et créatifs des fictions de la judéité (voir les études de Maurice Samuels ou de Nadia Malinovich).

5Dans le troisième chapitre, « La judéité ou comment retisser l’origine trouée », M. Decout considère les conséquences ontologiques pour la judéité de la séparation d’avec le judaïsme, ou au moins d’avec la croyance religieuse. La façon dont Cohen récupère la Loi est assez particulière, et M. Decout rappelle au lecteur que lorsque Cohen évoque les commandements dans ses romans, il parle en fait des Dix Commandements :

La Loi, ou Torah, englobe les cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque, c’est-à-dire plus que les Dix Commandements. La Torah comporte en fait 613 commandements et le Décalogue n’en est qu’une partie. Cohen semblerait dès lors employer le mot « Loi » dans le sens restreint, mais souvent non précisé, de Décalogue. Et encore, pas exactement. (p. 61)

6Cette réduction de toutes les mitsvot aux Dix Commandements signale‑t‑elle une lecture chrétienne de la Bible hébraïque de la part de Cohen ? Autrement dit, quelle sorte de lecteur des textes sacrés Cohen est‑il, pour la Bible hébraïque (car il se réfère à d’autres textes hébraïques que la Torah) aussi bien que pour le Nouveau Testament ? On peut évoquer plusieurs possibilités, potentiellement compatibles les unes avec les autres : un exégète athée, un lecteur conscient de sa propre judéité, un « Occidental » malgré lui qui connaît surtout les topoï chrétiens, un écrivain qui anticipe la perspective chrétienne ou christocentrique de son lectorat, ou un écrivain qui choisit les passages qui répondent à certains critères romanesques et esthétiques. M. Decout commence à aborder cette question de la position du lecteur Cohen plus tard, lorsqu’il écrit que Cohen reprend « le christocentrisme chrétien mais l’ampute de sa divinité et de la sorte le judaïse » (p. 194) et que sa lecture des textes sacrés doit « bricoler les bribes puisées dans les deux traditions grâce à une lecture indocile et indisciplinée » (p. 195) ; quelles traces de ce processus de bricolage Cohen a‑t‑il laissées ?

7Dans son analyse de la Loi, M. Decout identifie Solal à Moïse, non seulement par rapport au prophétisme et au messianisme, mais aussi dans le contexte du déracinement, qui peut s’exprimer par l’exil, le nomadisme, ou d’autres formes d’isolement socialement construites. En même temps, il insiste sur la complexité de la judéité, qui ne se réduit pas à une situation sociale particulière :

L’écrivain refuse de s’assujettir à un point de vue strictement sociologique et ne peut accepter de restreindre la judéité à un simple marqueur social. (p. 104)

8Dans le quatrième chapitre, donc, « Portrait d’une société à réformer », Solal est présenté comme un personnage socialement unique, capable de naviguer parmi toutes les couches sociales de l’univers romanesque cohénien sans pour autant être contraint par elles. La femme doit être au-delà de ces préoccupations aussi : « cette dernière doit donc être promesse d’exception et d’amour authentique, ce qui est entièrement antinomique d’intérêts relatifs au social » (p. 107). Comme on le sait, le social reviendra toujours s’imposer entre Solal et la femme, car le temps passe, et cette promesse d’exception sera impossible de tenir, comme on le voit dans la déception d’Ariane après l’annulation de la partie de tennis avec Mrs. Forbes : « Ô force du social. » Seuls les Valeureux ne se laissent pas piéger par le social, grâce à leur sens de l’humour, par lequel ils récupèrent tout événement extérieur à leur univers dans une sorte de détachement à la fois égoïste et généreux. Pour M. Decout, il s’agit d’un humour juif qui « suspend tout, plonge dans l’incertitude, prodigue la bonhomie, rend les événements légers, réversibles, et ôte les mobiles bas aux actions  en les renvoyant à l’unique plaisir du jeu qui est plaisir de vivre » (p. 128). On ne voit pas clairement en quoi la particularité de l’humour juif est déterminante ici, puisqu’il est présenté comme phénomène réactif et ironiquement auto-dérisoire, tel qu’il pourrait se manifester dans l’humour d’autres groupes marginalisés.

9M. Decout revient à la lecture que fait Cohen des textes sacrés au cours du chapitre cinq, « La vocation juive, réaliser les messianismes », dans une analyse basée sur des exégèses plus que sur une analyse directe de la Bible. Il prend la scène de séduction qui ouvre Belle du seigneur comme point de départ pour comparer Solal à la figure du Messie. L’incipit se sert des clichés romanesques sur la rencontre des amants, et ceci jusque dans le roman médiéval, comme Érec et Énide : le chevalier, sa monture, le confusion de défi et de séduction, la belle femme, démunie de pouvoir mais noble et muette (même si on a tout de même accès à ses pensées dans les deux textes, par la voix narrative omnisciente chez Chrétien de Troyes et le journal intime chez Cohen). Tout comme Énide, le vieux Juif « est une sorte de leurre » (p. 174), car ils piègent l’autre en même temps qu’ils sont sa récompense. L’accumulation de détails prépare l’entrée du vieux Juif, dont l’apparition tente de remplacer les clichés de la rencontre romantique ; pour continuer la comparaison évoquée ci-dessus, si le premier sosie de l’amie médiévale dans le texte est Ariane, son deuxième et définitif sosie est Solal, doublement travesti. Cette première démarche sera répétée et amplifiée par la suite, car « la judéité ne fait pas le poids devant la longue tradition de l’amour […] le Juif a échoué » (p. 175). Ce n’est pas l’échec lui‑même qui importe, mais plutôt le va‑et‑vient entre deux traditions textuelles qu’il déclenche, et qui finit par illuminer « un syncrétisme judéo-chrétien fondé sur la notion d’amour mutuel » (p. 180). M. Decout fournit ainsi un argument particulièrement concis contre l’interprétation grand public de Belle du Seigneur, d’après laquelle ce roman raconte une belle histoire d’amour.

10M. Decout se concentre sur le personnage féminin dans le chapitre six, « Du Messie des femmes aux femmes messies », en évoquant les personnages féminins bibliques ayant joué « un rôle actif et décisif aux côtés des hommes, que ce soit Myriam, Déborah, Noémi, Sarah ou Bethsabée » (p. 229). Selon la tradition exégétique choisie, on pourrait même catégoriser certaines femmes bibliques comme des prophétesses, dans la mesure où elles parlent à Dieu (ou, plus généralement, sont inspirées par Dieu) et agissent en fonction de cette position privilégiée, comme par exemple Déborah ou Rébecca. Qui dit prophétesse ne dit pas « femme messie », mais le rapport potentiel est à évoquer, surtout pour Belle du Seigneur, roman qui termine par les propos de la naine Rachel, qui transmet la parole divine. M. Decout évite l’aporie qui consiste à considérer Solal comme actif et ses femmes comme passives en complexifiant les rapports entre les deux, et même la différence entre leurs êtres ou leurs identités, sans pour autant affirmer une fusion de ces identités : « En Ariane, Solal cherche le même et croit trouver l’autre alors qu’il trouve aussi bien le même et l’autre » (p. 262). Mais opère également une récupération de l’identité d’Ariane comme fonction de sa propre identité :

L’enjeu n’est ni plus ni moins qu’une transposition désinvolte de l’autre dans son domaine de pensée et dans son registre de paroles. Ariane se réduit ainsi à une découpe dans la psyché de Solal. (p. 277)

11Si l’Autre sert d’abord (ou même principalement) à penser soi‑même, l’Autre féminin chez Cohen semble servir exclusivement à penser soi-même ; est-ce la différence entre narcissisme simple (la condition humaine par défaut) et misogynie ?

12Dans son dernier chapitre, « Les Échecs des messianismes », M. Decout se demande comment appréhender les messianismes après la Shoah. Déjà à l’intérieur du texte, l’exclusion est transformée par les exclus, car les exclus se transforment en élus. M. Decout constate cette même transformation chez Isaïe : « Le renversement serait alors une autre facette du messianisme, inscrivant sa dynamique jusqu’au cœur de l’expression stylistique de l’identité juive » (p. 301). Pour développer cette idée, M. Decout étudie les deux Jérémie, le prophète et le juif errant chez Cohen, dont le deuxième « emblématise pour Cohen l’heureux malheur d’être juif » (p. 302). Il serait intéressant de développer cet intertexte, car le Jérémie cohénien est glorieux dans son abjection. Par exemple, il existe sinon une lueur d’espoir, au moins une riposte humoristique dans la description de sa vie intime : Jérémie a un chien qui s’appelle Titus. Jérémie, qui assiste à la destruction du Premier Temple, apprivoise Titus, celui qui a détruit le Second Temple ; le Juif est finalement le maître du païen. Mais malgré de tels renversements, M. Decout souligne avec justesse un enjeu important de l’échec messianique, qui que soit le perdant :

Cohen n’hésite pas à prendre le risque de l’universalisme de l’expérience juive […] Cohen fait ainsi de ses Juifs des Juifs ‘allégoriques’ de l’ensemble de l’humanité. (p. 337)

13Maxime Decout maintient le cap tout au long du livre, en maintenant ensemble la multiplicité de fictions de la judéité, « qu’elle se contredisent ou qu’elles se complètent » (p. 343) ; il évoque, en effet, non seulement les itérations textuelles de judéité, mais des enjeux philosophiques importants en ce qui concerne certaines questions identitaires. Avec un tel sujet, il n’est pas facile de trouver le juste milieu entre taxonomie et synthèse, et M. Decout a le mérite de l’avoir cherché. Albert Cohen : les fictions de la judéité représente ainsi un effort remarquable de conceptualisation de l’élément le plus récurrent et fuyant de l’œuvre de Cohen.