Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Yona Hanhart‑Marmor

La fabrication du chef-d’œuvre

Georges Didi‑Huberman, Sur le fil, Paris, Minuit, coll. « Fables du temps », 2013, 96 p., EAN 9782707322821 et Blancs soucis, Paris, Minuit, coll. « Fables du temps », 2013, 128 p., EAN 9782707322838.

1Les quatre œuvres auxquelles Georges Didi‑Huberman a décidé de consacrer sa pensée et son écriture dans ces deux ouvrages n’ont a priori pas grand‑chose en commun : à la limite peut‑on plutôt facilement mettre en rapport, un rapport historique et somme toute assez simpliste, le dispositif mis en place par Esther Shalev‑Gerz à la mairie de Paris en 2005 intitulé Entre l’écoute et la parole : derniers témoins. AuschwitzBirkenau, 19452005 (autour duquel s’articule l’essai Blancs soucis de notrehistoire)et la sculpture de Pascal Convert Le temps scellé. Joseph Epstein et son fils, exposée au Grand Palais dans le cadre de l’exposition La Force de l’Art. Pourtant, le lien le plus important ne se situe pas dans l’atroce période sur laquelle ces œuvres font retour. Il ne réside pas non plus uniquement entre ces deux œuvres et les deux autres en question ici, d’une part un petit film de Sarkis intitulé Au commencement, l’apparition, de l’autre une création de timbres‑poste commémorant la Guerre d’Irak de Steve McQueen, Queen and Country. Car ces essais, en effet, viennent une fois de plus mettre en lumière la cohérence de l’œuvre de G. Didi‑Huberman. Par des chemins toujours originaux, elle ne cesse de s’interroger sur les notions fondamentales de survivance, d’anachronisme, de mémoire et de chef‑d’œuvre, et sa richesse la situe à la croisée des domaines de l’histoire de l’art, de la philosophie et de la littérature.

Une interrogation sur la notion de chef‑d’œuvre

2Tout part de cette question apparemment d’une simplicité déconcertante : à quoi se repère, comment se définit un chef‑d’œuvre ? — question qui en recouvre en fait plusieurs autres et non de moindre portée.

3Et tout d’abord celle‑ci : comment parler de souveraineté du chef‑d’œuvre alors même que celui‑ci est fatalement confronté aux pouvoirs des institutions politiques et sociales ?

4Question à laquelle se mesure au premier chef l’œuvre de Steve McQueen qui se construit malgré le contrôle et l’opposition des autorités britanniques, voire à partir d’eux. Ce contrôle s’est opéré sans discontinuer dès avant le début de la production de l’œuvre et jusqu’après son achèvement. Sur le terrain, à Bassorah, Steve McQueen n’a en effet rien pu voir, et ensuite, une fois son œuvre produite — à savoir des timbres‑poste à l’effigie des soldats tués en Irak —, elle a certes été exposée dans l’une des institutions les plus prestigieuses de Grande‑Bretagne mais n’a pas pu être diffusée : les timbres sont restés à l’état de fac‑similés, sans devenir de véritables timbres en usage.

5L’œuvre de Steve McQueen, dès lors, se définit aussi par son échec, et s’appréhende comme une œuvre destinée au peuple qui manque, pour reprendre, comme le fait G. Didi‑Huberman, une formule de Gilles Deleuze.

6Peuple qui manque à trois reprises dans le parcours de cette œuvre d’art : tout d’abord sur le terrain, à Bassorah, lorsque l’artiste ne put établir de contact d’aucune sorte ni avec les soldats britanniques, ni avec les habitants irakiens ; peuple qui manque, ensuite, lorsque Steve McQueen prend la décision de consacrer son œuvre aux soldats disparus, fatalement réduit, en conséquence, à se contenter d’un dialogue avec leurs proches ; peuple qui manque, enfin, lorsqu’est refusé à l’œuvre l’accès à ceux auxquels elle s’adressait, à savoir non à quelques visiteurs de musée triés sur le volet, mais au peuple dans son entier par le biais de la diffusion postale.

7Cette notion d’œuvre adressée au peuple, d’œuvre pour autrui est capitale dans la pensée de G. Didi‑Huberman, dans le paradoxe même de son ontologique liaison avec la souveraineté ou, pour le dire autrement, la solitude absolue du chef‑d’œuvre. C’est ce qui ressort de façon évidente de son évocation de la sculpture de Pascal Convert Le Temps scellé. Joseph Epstein et son fils — poursoi du chef‑d’œuvre à la fois « reclos sur lui‑même et sa mélancolie » dans cette « foire » de l’exposition sur La Force de l’Art, et incarnant par excellence le « travail pour autrui » de l’artiste puisque, non content d’« interroge[r] l’histoire des images comme des images de l’histoire », l’artiste cesse de considérer l’art et la beauté de l’œuvre d’art comme une fin en soi et se montre prêt à déterritorialiser son travail, voire à l’interrompre lorsque le pour autrui le réclame, ainsi Pascal Convert renonçant à la fabrication d’objets sculpturaux pour se consacrer à l’écriture d’une biographie de Joseph Epstein.

La procédure de fabrication comme partie intégrante du chef‑d’œuvre

8Toujours dans cette tentative de s’approcher au plus près du chef‑d’œuvre en ses constituants essentiels, G. Didi‑Huberman travaille dans ces essais sur la présence délibérée de la procédure dans le chef‑d’œuvre, sur la façon dont l’œuvre consiste dans la monstration de la manière dont elle a été produite. Il ouvre l’essai intitulé Blancs soucis de notre histoire, consacré au travail d’Esther Shalev‑Gerz, par une très belle réflexion sur la respiration, les reprises de souffle, les silences du flûtiste — en l’occurrence Marc Hantaï — audibles dans l’interprétation d’une partita de Bach. L’œuvre accepte ainsi d’être dans le manque, la perte autant que dans l’avoir, intègre le désordre, le blanc souci dans son achèvement même et crée un espace dans lequel le regard ou l’écoute mettent au jour l’existence d’un souci commun. G. Didi‑Huberman centre alors sa réflexion sur les silences venant scander le récit des témoins priés de raconter leur expérience de la Shoah, et montre comment par le montage de ces silences, par la fabrication d’un dispositif faisant entrer en résonnance, en interaction silence et récit et mettant en lumière le pouvoir d’évocation presque insoutenable de ces silences, Esther Shalev‑Gerz parvient à montrer l’indicible, au point que son œuvre devient paradigmatique de la pensée moderne, capable, au lieu de censurer les blancs, d’en faire les constituants même de la scansion de son rythme et de son espace. Les silences deviennent alors l’expression des blancs soucis de notre histoire, ils sont très exactement la charnière à laquelle s’articulent le caractère absolument solitaire, privé du témoignage, et le collectif de la transmission qu’ils essaient de mettre en place. Ils sont la tentative de « maintenir ensemble le singulier et le pluriel » et, dès lors, bien loin de devoir disparaître de la version finale, de l’œuvre achevée, ils sont mis en exergue par différents procédés et techniques de montage, en tant que fêlures singulières qui s’adressent à la communauté.

9Les mêmes enjeux sont à l’œuvre dans l’essai intitulé Le lait de la mort et consacré au film de Sarkis Au commencement, l’apparition. En effet, l’œuvre consiste ici dans la mise en récit, ou même dans la mise en dramaturgie, de sa fabrication. Son sujet réside beaucoup moins dans la fleur rouge créée par le contact du doigt de l’artiste avec le lait qui fait affleurer à sa surface la peinture rouge, que dans les gestes qui président à la production de cette fleur. Le principal protagoniste du film est en dernière analyse la main de l’artiste, qui manipule et met en contact les différents éléments nécessaires à l’avènement de l’œuvre. Partant de ce constat, G. Didi‑Huberman qualifie le film de Sarkis de « fable technique », et propose une transposition philosophique des différents éléments du film — la lettre, le bol, le tact, la lumière :

Philosophiquement, on pourrait dire qu’à toute apparition il faut sans doute un langage que l’on puisse interloquer sans l’oublier pour autant ; un fond qui s’ouvre soudain ; un milieu matériel qui s’impose alors ; une condition de visibilité pour tout cela ; et, enfin, un corps qui agit, qui se meut, qui fait l’expérience d’une telle apparition. 

10En outre, il n’est pas anodin pour G. Didi‑Huberman que le lait soit le support de l’« action » tout entière du film. C’est également selon lui une manière de mettre en scène la condition de possibilité même de l’œuvre d’art ainsi que ses significations les plus profondes. G. Didi‑Huberman se livre alors à un passionnant historique des significations et des fonctions du lait, dans les domaines à la fois pictural — puisque, rappelle‑t‑il, les Anciens peignaient au lait —, et, pour aller vite, psychanalytique : substance fondamentalement liée au regard (Michelet décrit comment, dans une Vierge à l’enfant d’Andreo Solario, la mère voit l’enfant car elle le nourrit, et c’est en tétant que l’enfant se voit dans l’œil de la mère), substance sexuelle, liée à la fois au féminin et au masculin (sang menstruel et sperme), et donc à la fois symboliquement structurante, liée au langage, à l’échange, au social, et imaginairement déstructurante en ce qu’il épouse la loi de l’inconscient, et contamine, atteint, modifie les représentations de la réalité ; substance contradictoire, aux qualités nourricières hypostasiées mais qui se transforme facilement en poison. Cette ontologique ambivalence du lait correspond au travail de Sarkis qui, sans jamais se départir de sa douceur, de son onction, est un travail de déplacement, un travail de profanation, un travail qui se fait à partir de la perte et du manque (Sarkis est un immigré, l’un de ceux que l’histoire a déplacés), un travail sur les vestiges et les débris qu’il s’agit de reconfigurer autrement.

11Chez Esther Shalev‑Gerz comme chez Sarkis, ce sont la réflexion de l’œuvre sur elle‑même et le travail qui a présidé à son élaboration qui constituent son sujet même et qui, de façon plus générale, en font des œuvres paradigmatiques de ce que peut être un chef‑d’œuvre moderne.

Le temps de l’œuvre, le temps à l’œuvre

12Évidemment, à l’instar de l’ensemble des travaux de G. Didi‑Huberman, le temps est au cœur des enjeux analysés par ce dernier dans ces quatre essais. Le temps de l’œuvre d’art dans ses intervalles, ses discontinuités, ses anachronismes et ses survivances. Chacune des œuvres évoquées tisse son rapport au temps d’une façon spécifique, et à la fois l’interroge et en fait l’assise même de son élaboration. Ainsi, Steve McQueen, face à l’impossibilité — l’interdiction — première de produire une œuvre sur la Guerre d’Irak, tire de cette frustration une décision artistique et décide, en raison de l’impossibilité d’une quelconque monumentalisation, de « commémorer sur le fil du temps ».

Le temps — un long processus qui s’étend jusqu’en 2010 — aura été le fil sur lequel l’artiste cherchait les moyens de sa danse, de sa liberté souveraine, de sa puissance à créer les formes d’un Désastre malgré tout.

13Prenant la décision de commémorer les soldats tombant au fur et à mesure de la Guerre d’Irak, l’artiste choisit comme sujet de son œuvre non une victoire — ou une défaite — mais un « événement en cours ». Ce qui implique que tout au long de l’élaboration de l’œuvre, l’artiste suive le fil du temps : demander aux familles des soldats disparus leur accord ainsi que des photographies, recadrer ces photographies en fonction du format du timbre‑poste, et surtout recommencer le travail au fur et à mesure que meurent d’autres soldats. L’œuvre de Steve McQueen, dès lors, loin d’être une pétrification du temps, s’appréhende comme la restitution même du fil du temps et suscite la réflexion sur les rapports entre l’œuvre d’art et les événements présents.

14Quant au dispositif mis en place par Esther Shalev‑Gerz, il interroge de toute évidence le temps, puisqu’il consiste dans la transmission — ou sa tentative — par des rescapés de la Shoah de leur expérience, mais cette problématisation est loin de s’arrêter là. En effet, par sa décision de laisser apparaître les silences dans la parole des témoins, Esther Shalev‑Gerz suggère « une possibilité de survivance jusque dans l’échec à prononcer une phrase sur l’histoire », invite les vivants d’aujourd’hui à recevoir aussi la transmission de l’échec, de l’incommunicable, de la solitude absolue des rescapés. L’intégration et le montage des silences dans la version achevée de l’œuvre permettent à l’artiste de mettre en scène la temporalité spécifique à la parole qui témoigne, elle en fait un recueil de moments transitoires, chaque geste se voyant coupé par l’autre, et produisant donc une impression de discontinuités visuelles alors que durent les silences.

Discontinuités et durées, failles et persistances, n’est‑ce pas là le statut même de la parole qui témoigne ? [...] Elle met en forme des situations interlocutoires, elle questionne sans relâche la transmission jusque dans ses effets de déroute ou de perdition.

15C’est pourquoi les moments de silence sont si importants dans le dispositif d’Esther Shalev‑Gerz :

Les silences montrés et montés par Esther Shalev‑Gerz ne sont pas simplement des défauts de la parole des témoins. Ce sont des moments de transition, des chevilles dialectiques, des scansions dans le tempo de l’histoire elle‑même. Ce sont donc des événements dans la parole, et même d’authentiques événements du témoignage. Événements tout ensemble singuliers et collectifs.

16Les silences restituent le temps singulier du témoignage, leur indicible évoque des instants dans la temporalité du récit qu’il est impossible de mettre en récit, et qui ne peuvent s’intégrer au temps du témoignage que si on leur donne justement le temps de se taire, si on leur permet de déployer leur mutité dans le cours du récit.

17Ils sont aussi, ces silences, les moments où s’articulent les deux temporalités distinctes du passé de l’histoire et du présent du témoignage. Ils sont à la fois la tentative et l’impossibilité pour les témoins de faire le lien entre les deux temps, d’instaurer une continuité dans cette béance entre leur expérience et le présent durant lequel ils essaient de la mettre en mots :

Ils interrompent le cours du récit au moment même où c’est du temps — un autre temps que celui du récit — qui remonte par les fêlures entre les mots prononcés. Ils marquent le rythme réel de la mémoire au travail. Ils sont donc affaire de temps et de contretemps, de coups et de contrecoups. Ils surgissent en des lieux privilégiés, là où tout pourrait tout à coup bifurquer, ce que les géomètres nomment pertinemment des catastrophes. Ils sont le fléau de la balance destinale, la croisée des chemins de la parole. Ils adviennent à la cheville dialectique des conflits inhérents à la mémoire elle‑même : quand le récit lutte avec ce qui veut l’effacer du dedans (douleur de dire) ou du dehors (effroi d’entendre).


***

18Comme d’ordinaire, Georges Didi‑Huberman a moins ici choisi des œuvres qu’il ne s’est laissé choisir par elles, qu’il n’a accepté de suivre l’« invitation à l’écriture » qu’elles lui adressaient. Invitation qu’il a perçue avec une telle évidence parce que chacune d’entre elle, à sa façon singulière, entrait en résonnance avec la réflexion qu’il poursuit de très longue date sur les œuvres d’art, ce qui permet de les définir comme telles et le rapport spécifique au temps qu’elles mettent en place. Réflexion toujours intensément consciente de ce que la souveraineté et la temporalité propres du chef‑d’œuvre impliquent de solitude absolue, de désespoir essentiel de l’artiste‑funambule.