Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Marielle Macé

Perspective cavalière

Récits de la pensée. Études sur le roman et l’essai, sous la direction de Gilles Philippe, Paris : SEDES, 2000, 381 p., EAN 9782718193212.

1Le discours et le récit se pensent mieux mêlés, c’est le pari que prend ce recueil1. Son propos est ambitieux : évaluer les oppositions systématiques entre prose narrative et prose d’idées, les démarcations ou les non-démarcations entre essai et roman. La réflexion se place donc sur plusieurs échelles, de la linguistique textuelle à la philosophie des genres : on y étudie les rapports entre séquences argumentatives et séquences narratives, les relations entre roman et essai, la différence de la fiction et du réel.

2Le recueil est issu des travaux du « Centre d’études du roman et du romanesque » (Université d’Amiens) ; légitime donc que, plutôt que de se tenir dans une approche stricte des rapports entre les deux genres, il oriente souvent l’analyse vers une connaissance du roman telle qu’elle surgit de la confrontation de celui‑ci avec son autre, le non‑fictionnel et le non‑narratif a priori, c’est‑à‑dire l’essai : interrogation toujours fructueuse des marges, ou des rencontres. Le volume de l’ouvrage et le choix inédit de son sujet suffisent à nous en faire apprécier l’importance. Sa difficulté réside sans doute dans l’ampleur de son questionnement, c’est‑à‑dire dans le double choix d’une analyse séquentielle (mode narratif contre mode argumentatif) et d’une interrogation générique (roman contre essai), dont les intervenants montrent qu’elles ne peuvent pas avoir le même objet. Le risque serait d’assimiler trop rapidement les diverses catégories. Toute une série de communications parviennent cependant à penser la distinction et la possible dépendance de ces deux approches, discursive et générique, offrant ainsi à l’ouvrage des échappées vers une véritable « poétique comparée » des deux genres.

3Le volume se présente en cinq parties. La première partie entend fournir des « préalables formels et théoriques » à l’étude du couple roman-essai ; l’ensemble des orientations du recueil s’y rencontrent : interrogation générique, analyse séquentielle, problèmes d’hybridation et de configurations textuelles singulières qui leur sont liés, etc. Gilles Philippe, autour d’une étude de l’épiphanie chez Sartre, dégage deux modes d’être argumentatif pour le texte narratif : insertion d’un morceau de discours, à la charge du narrateur ou d’un personnage — digression ; et refiguration globale du texte autour d’une visée spécifique — allégorie ; il montre que l’efficacité argumentative du récit est liée à la combinaison de cette insertion séquentielle et de cette visée allégorique : « le roman n’accède à une portée démonstrative générale que par l’interaction perpétuelle du mode digressif et du mode allégorique » (p. 22). La communication d’I. Langlet, comparant le comportement des deux genres à l’égard de leurs théorisations, et celle de L. Dahan-Gaïda, consacrée à la corrélation d’une théorie de l’essai et d’un pratique du roman chez Musil, jettent des bases solides pour l’interrogation générique. Les études de F. Noudelmann et E. Chevrel, orientent plutôt la réflexion vers l’autre pôle — discursif — du recueil, étudiant les modes d’insertion de l’argumentation dans la narration ; l’intérêt de F. Noudelmann, plus qu’à une question de généricité comparée, va ainsi à l’évaluation de l’efficacité cognitive des schèmes fictionnels : « dire le vrai tout en étant romanesque » (p. 24). J. Bernard, dans une réflexion menée sur la case vide d’un tableau croisant les catégories de fiction (vs non-fiction) et de narration (vs discours), propose la définition d’un type de discours non encore nommé, d’une fiction non narrative : le discours fictionnel.

4La deuxième partie cherche à déterminer la répartition des écritures narrative et argumentative dans des œuvres majeures : Diderot pour C. Duflo, Chateaubriand pour Ph. Antoine, Malraux pour J‑C. Larrat, Bernanos pour Ph. Le Touzé, Feuchwanger pour N. Thau ; il s’agit de voir comment, à l’intérieur de l’œuvre complète d’un auteur donné, certaines problématiques impliquent certaines identités discursives. On s’oriente ici vers une distinction générique en termes de « matière », et surtout vers une évaluation générique en termes d’« effets ». Les conclusions de plusieurs études se rejoignent ainsi autour de l’idée d’efficacité comparée des deux modes discursifs, comparaison qui marche à sens unique puisque c’est bien souvent l’essai qui se trouve ici emprunter à la puissance du roman : on montre alors la supériorité de la puissance argumentative de la fiction sur celle du discours. C. Duflo signale que ces principes de classements génériques ont leur origine chez Diderot : « Ce qui devient central [...] c’est la question d’efficacité du discours » (p. 95). D’autres configurations formelles que le tout puissant récit s’imposent cependant dans ces choix discursifs : la description manifeste sa « résistance à la mise en récit » chez Chateaubriand (Ph. Antoine) et s’impose dans cette prose comme « le lieu privilégié où viennent se rejoindre le roman et l’essai » (p. 106) (cet entre-deux descriptif fera aussi l’objet d’une analyse de Sand chez C. Souny) ; de même chez Malraux la distinction entre roman et essai perd de son importance devant la tentation d’une tierce forme, le discours poétique, qui se refuse à « composer », le texte revendiquant, « finalement, le droit au discours poétique monologique » (J.‑C. Larrat, p. 114). Description et discours poétique, deux configurations textuelles globales, s’offrent ainsi comme des discours médiateurs entre argumentation et narration.

5Les deux parties centrales rassemblent des études sur les échanges formels, les emprunts d’un genre à l’autre ; une grande partie de ces études s’inscrit dans une problématique plutôt séquentielle (l’insertion de morceaux argumentatifs voire démonstratifs dans le récit, ou, symétriquement, de morceaux narratifs dans l’argumentation), et renouvelle une ancienne interrogation, celle des rapports entre une fable et sa leçon.

6Du côté de l’essai, on assiste à la fictionnalisation de l’argumentation chez Hugo, Balzac, Stendhal, Bernanos, Gide, ou dans les traités de conversation du xviie siècle. On trouve présenté ici un éventail très large des ressources extra-discursives de l’argumentation : M. Ricord signale que des « échappées poétiques » servent obliquement le processus de définition d’une notion évanescente, la délicatesse, dans les traités de conversation classiques ; chez Gide, les opérations discursives des « traités » construits autour d’un récit exemplaire parviennent à « briser les résistances de la narration et [à] la contraindre d’aller jusque à sa fin, son terme et sa destination » (J.‑F. Cocquet, p. 173) ; P. Campion souligne à un autre pôle de la production textuelle l’importance des ouvrages de J. Rancière dans l’étude de l’écriture des discours de savoir, et montre la fertilité, hors des institutions littéraires, de cette « poétique du savoir », « étude de l’ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature » (p. 184) ; on a là affaire à une problématique bien plus large que l’interrogation du couple roman/essai, et dont on connaît la fertilité dans l’étude des textes anthropologiques. Cette troisième section du recueil intitulée « L’essai comme le roman » permet en tout cas de penser les rapports entre les deux genres essentiellement en termes d’emprunts de procédures ou d’instruments (en particulier sur le plan de l’énonciation et sur celui des figures), et, partant, de transferts d’effets.

7Du côté du roman on observe symétriquement la présence de procédures de persuasion qui posent divers problèmes d’agencement narratif : paroles de personnages, discours rapporté, digression, narrativisation ou mise en récit d’une argumentation. On retrouve là en fait les deux modes d’être argumentatifs de la narration que G. Philippe a très justement dégagés en ouverture du recueil : digression et allégorie. Tout se rapporte en effet à des problèmes d’insert d’une part et de refiguration d’autre part. Quelques exemples simplement parmi de riches études de cas : D. Pernot dégage, à propos des romans didactiques de la fin du xixe siècle, différentes techniques d’insert qui orientent sa réflexion vers une vaste poétique de la digression (« récits de parole », inscription dans un cadre intertextuel, « phénomènes interdiscursifs »...) et qui entraînent le roman vers les voies de l’essai privilégié par la culture du temps, tandis qu’à propos de Zola, A. Wrona étudie l’actualisation romanesque du théorique, et J. Pourcelot la puissance argumentative de la configuration mythologique du texte narratif. Il n’est sans doute pas anodin qu’une grande partie des études soit consacrée au roman du xixe siècle : l’étude des effets argumentatifs de ces fictions montre que le roman que nous tenons pour roman par excellence tient à énoncer quelque chose du monde, à le toucher par quelque moyen indirect. Il serait intéressant de tester les hypothèses ici proposées, pour une culture romanesque plus ancienne, moins éloignée chronologiquement des modèles allégoriques dont elle cherche à s’affranchir.

8La dernière partie se pose la question de l’hybridation à propos d’œuvres singulières ; on semble s’orienter vers une approche nécessairement textuelle ; pourtant certaines études n’abandonnent pas le problème de la généricité de ces oeuvres. La communication de V. Bridges-Mousson compare deux « essai-récits » de Poe et de Mallarmé, et reconnaît une efficience comparable aux deux modes de développement, narratif et argumentatif ; N. Perot à propos de Corinne,  A.‑M. Amiot à propos de Nadja, M. Borgomano à propos de Le Clézio et Kundera, et O. Ammour-Mayeur à propos de deux livres aux discours mêlés, en excès, d’H. Cixous, se posent le problème de l’œuvre mixte, et s’attachent en particulier à en décrire l’indécision énonciative ; l’étude de D. Vaugeois, portant sur Henri Matisse roman d’Aragon, se situe par contre délibérément du côté d’un travail des catégories génériques : elle parvient à penser de façon dynamique le couple roman-essai « cela non pas en vue d’une abolition de la généricité [...] mais afin de jouer les formes et les identités génériques les unes contre les autres » (p. 352). Le recueil se conclut de belle façon sur une lecture de Sarraute et Duras par B. Alazet où s’épuisent la parole romanesque comme la parole essayiste dans des œuvres qui opposent « l’événement sans épaisseur narrative ni argumentative aux sollicitations des discours qui saturent le monde » (p. 374).

9On le voit, ce recueil propose des analyses théoriques et textuelles très riches et couvre un corpus fort large, tant dans le domaine français que dans le domaine étranger ; c’est en tenant pour acquise la reconnaissance de cette richesse que l’on se permettra d’insister sur les questions qui restent en suspens et qui présentent un intérêt théorique particulier.

Perspective cavalière : nivellements notionnels & symétries en trompe-l’œil.

10G. Philippe donne apparemment d’entrée de jeu à la réflexion un tour séquentiel, insistant sur la distinction de deux modes de production discursive : argumentation et narration, mais propose tout aussitôt d’évaluer les possibilités ou les impossibilités de passage de cette analyse séquentielle à une réflexion générique. Les intervenants ne s’orienteront pourtant pas tous vers l’étude de ce passage, préférant manier des catégories génériques globales à l’intérieur d’analyses textuelles. La difficulté est alors que les oppositions peuvent être mêlées et durcies, et les couplages notionnels mis en équivalence : argumentation, vérité, raison, essai, souci de communication, d’une part ; narration, fiction, imagination, roman (voire littérature), souci d’expression, de l’autre. Certes, on cherche souvent à affiner l’approche de textes aux statuts incertains, la description de tiers discours, d’œuvres de l’entre‑deux, et les études de cas sont toutes de grande qualité. Mais la géographie duelle des catégories ne change pas nécessairement, et les nuances ne peuvent alors se faire qu’en termes d’inserts, d’emprunts, de brouillage ou de contamination. Il y a pourtant dans ces couplages notionnels des découpages très différents des phénomènes littéraires. La réflexion prend donc le risque de fonctionner par paquets de notions. Le champ de l’argumentation et, de proche en proche, celui de l’essai, recouvre par exemple la visée générale, la présence de l’idéologie ou du didactisme, le portrait du romancier en savant. Une telle géographie notionnelle correspond sans doute pour une part à la dynamique effective de la lecture. Mais c’est de la remise en cause de ces mises en équivalences habituelles de notions fonctionnant sur des plans différents que peut partir J. Bernard pour proposer l’existence d’un mode non narratif d’écriture fictionnelle.

11La seconde difficulté théorique soulevée par le recueil est celle d’une vision peut-être trop symétrique des deux genres. On postule implicitement l’équivalence de statut, de tradition, de fixité des deux genres. Mais l’essai ne se comporte pas vis-à-vis de l’institution comme le roman, l’étude d’Irène Langlet le montre, et surtout c’est un label générique qui n’a sans doute pas la même netteté identificatoire que le nom de « roman ». Preuve en est l’extrême diversité des significations que donnent au mot « essai » les différents intervenants, alors que l’on s’entend assez bien sur ce que « roman » veut dire ; Marc Angenot a pu signaler dans La Parole pamphlétaire qu’on a avec le mot « essai » un « cas d’homonymie exemplaire » : il désigne au moins deux objets quasi contradictoires, qu’on l’entende, pour simplifier hâtivement, au sens des sciences humaines ou à celui de Montaigne. Et en effet ces deux sens tout aussi légitimes l’un que l’autre sont actualisés tout à tour dans le recueil : l’essai comme discours sérieux, assertif, théorique, paradoxalement identique au « traité » ou à la « dissertation », qui « s’achève sur le triomphe de sa thèse » (I. Husson-Casta, p. 286), et l’essai comme quête d’une pensée incertaine de soi-même, discours fragmentaire, lieu d’un langage à effets de fiction, « autre sorte d’écriture romanesque, où le je et le réel trouvent à se dire conjointement » (A. Spiquel, p. 154). Il y a là deux formes quasiment opposées, et qui n’entretiennent pas les mêmes rapports avec le roman. L’essai est souvent à la mesure du romancier qui le fonctionnalise, s’en servant comme mur à abattre (c’est la conception pathologique de l’essai chez Doderer, analysée par E. Chevrel), ou comme utopie discursive. Dans le cas des pratiques de Musil, il faut en effet opposer à l’essai comme actualisation d’un genre, actualisation au fond impossible, l’essayisme comme éthique et « stratégie discursive », « potentiel transgénérique » (L. Dahan-Gaïada). La question des effets de fictionnalisation et des démarcations génériques tient sans doute largement à l’« essai » qu’on choisit de prendre en compte.

Analyse séquentielle ou interrogation générique

12Ce sur quoi il faut peut-être insister, c’est que la plupart des études ne s’orientent pas vers une question de généricité comparée, mais vers l’évaluation des effets de la fiction : capacité de la fiction à dire le vrai, efficacité argumentative (en termes de persuasion) des schèmes fictionnels, ou efficacité cognitive (en termes de « forgerie » comme disait Barthes, de production de concepts) de ces mêmes schèmes. Cela se passe à l’intérieur d’une poétique du roman, et le recueil présente à ce titre un très solide corpus critique d’étude des effets de la fiction, et d’évaluation de son efficacité rhétorique. Ce qui permet alors de déterminer ce qui relève de l’essai, c’est simplement l’indexation d’une matière (sérieuse, abstraite, philosophique, voire idéologique).

13Tout se passe comme si l’approche séquentielle avait du mal à déboucher sur une comparaison générique : l’essai et le roman sont en effet deux genres textuellement hybrides, multi-séquentiels, et en termes de séquentialité leur différence ne peut apparaître que comme une question de dosages, de dominantes.

14Les réflexions proprement génériques se situent donc à un tout autre pôle, éloignées de la syntaxe des textes. La communication d’I. Langlet invite à s’interroger sur deux régimes comparés de généricité, évitant de postuler les symétries entre les deux genres (le roman, narration qui peut être argumentative, contre l’essai argumentation qui peut emprunter à la fiction), et de leurs supposer des statuts (en matière de légitimité et d’histoire littéraire) comparables. I. Langlet insiste précisément sur la non-symétrie des catégories, montrant que les deux genres, en dépit des apparences, se comportent de façons assez différentes à l’égard de leur théorisation : « là où la théorie et le roman paraissent en dialogue fructueux, la théorie et l’essai paraissent en concurrence quasi-déloyale » (p. 46). La réflexivité inhérente aux deux genres est dans les deux cas cause de cette résistance à la théorie, mais cette réflexivité apparaît comme un danger pour le roman, fragilisant le régime fictionnel, alors qu’elle est vécue comme le mode même d’accès au vrai pour l’essai. C’est donc sur l’axe fiction/non-fiction, et en termes de visée globale des textes que s’élabore ici la différence des genres. I. Langlet conclut à la nécessité d’un autre type d’approche générique dans le cas de l’essai : c’est du côté des poétiques conditionnalistes que l’on déterminera la spécificité de l’essai : diction contre fiction, plutôt qu’argumentation contre narration.

15À son tour, l’étude de D. Vaugeois à propos de Henri Matisse roman s’écarte de la piste de l’hybride, « d’une réduction à la catégorie globale de “l’écriture” » (p. 352) ; elle parvient à établir un passage entre le couple argumentation/narration et le couple roman/essai. Ce passage repose sur la prise en compte de la composition du texte qui est ici la grande trouvaille aragonienne. Le livre est effectivement bâti sur la coprésence de morceaux argumentatifs et de passages narratifs ; mais D. Vaugeois montre qu’ici ce n’est pas l’existence d’une hybridation entre ces séquences qui compte, mais bien la présence de deux indications génériques : le livre est à lire comme roman et à lire comme essai. Ce que l’ouvrage a d’un roman ne se loge pas dans les passages narratifs, ce qu’il a d’un essai ne se limite pas aux morceaux argumentatifs. La nature romanesque du livre se loge dans une configuration temporelle spécifique qui embrasse les diverses séquences, narratives ou argumentatives, configuration liée à des périodes de rédaction différentes, et à une technique de l’« allongeail » à la Montaigne. Au fond, c’est là où le livre pourrait être un essai, dans la richesse de ses bords, qu’il devient un roman. C’est donc en partant des indexations génériques globales que le fonctionnement du texte est ici décrit. Cette analyse peut s’autoriser de l’intérêt même d’Aragon pour les labels génériques ; il est certain que tous les écrivains modernes ne travaillent pas avec autant d’acuité sur la productivité de ces références aux genres. L’approche générique et l’approche séquentielle seraient alors pour une bonne part dictées par le comportement des œuvres concernées à l’égard des labels génériques. Une science par objet textuel ? Au moins deux en tout cas.

Une mise en relation du roman & de l’essai : configuration & identité

16On s’attardera sur une proposition de théorie et d’histoire littéraires qui manifeste tout l’intérêt du sujet de ce recueil. Une remarque de Paul Ricœur sert de point de départ à l’importante communication de Bruno Clément (première ébauche d’un chapitre de son récent ouvrage, Le Lecteur et son modèle, PUF, 1999, dont on peut lire le compte-rendu dans les pages d’Acta fabula2), qui trouve des échos et des confirmations dans bien d’autres études du volume. Cette remarque de Ricœur permet de penser les rapports entre l’essai et le roman en termes de chronologie, et lie ce processus à la question de l’identité : analysant des cas de perte de configuration des narrations, dont L’Homme sans qualités est un exemple privilégié, Ricœur écrit :

La décomposition de la forme narrative, parallèle à la perte d’identité du personnage, fait franchir les bornes du récit et attire l’œuvre littéraire dans le voisinage de l’essai [...]. Ce n’est pas un hasard si maintes biographies contemporaines, celle de Leiris par exemple, s’éloignent délibérément de la forme narrative et rejoignent, elles aussi, le genre littéraire le moins configuré, l’essai précisément3.

17C’est aussi sur une la considération d’un premier état de cette analyse de Ricoeur que s’élabore une partie de la réflexion de M. Borgomano, qui souligne la possibilité de désordre de la forme essayiste.

18Dans l’ouvrage de Ricœur, ce phénomène de perte de cohésion apparaît plutôt comme un accident dans l’histoire du roman — ce qu’il a ailleurs appelé le « moment de nuit de l’entendement narratif », dont il espère qu’il puisse bientôt se refermer. Br. Clément retourne axiologiquement ce constat et en tire profit pour conceptualiser d’une façon extrêmement convaincante la relation qui unit le roman et l’essai dans une analyse du William Shakepeare de Hugo. Cette relation suppose une chronologie : chronologie externe, montre Br. Clément, puisqu’elle réfère au récit moderne ; chronologie interne, poursuit-il, puisqu’elle postule une relation de dépendance de l’essai — du moins de cet essai-là — à l’égard du récit : « L’essai vient [...] après le récit devenu incapable de configurer l’identité » (p. 157), l’essai apparaît comme une forme dérivée du récit, un récit « défiguré ». Cette filiation générique se manifeste à l’occasion de l’investissement du thème même de l’identité, de la relation père-fils : Hugo construit un commentaire, une théorie du génie en lieu et place d’un récit, et configure ce commentaire grâce au retour d’images de filiation inversée. De même que la question de l’identité « dépend » de celle de la temporalité, l’essai dépend du roman. Il est important de remarquer que cette hypothèse n’empêche pas d’analyser, à côté de cette filiation, l’insert narratif sous forme de morceau ; on voit ici fonctionner ensemble les deux modes postulés par le recueil : le rapport de type séquentiel, digressif, entre argumentation et narration, et une relation générique (et non uniquement textuelle) entre l’essai et le roman, en termes, si l’on peut dire, de refiguration à l’échelle de l’œuvre tout entière.

19L’analyse comprend une proposition de corpus, l’ensemble des essais baptisés « hétéronymiques », essais qu’un écrivain consacre, le plus souvent à un autre écrivain, éprouvant son essence en commentant celle de l’Autre. L’hypothèse trouve ainsi des échos dans d’autres communications du recueil, et un véritable débat à distance s’ouvre sur une poétique comparée du roman et de l’essai lorsque les deux genres s’actualisent à propos d’une question d’identité. Deux points essentiels sont à retenir dans les propositions de Br. Clément : l’analyse généalogique des deux formes, et la reconnaissance d’un problème spécifique de thème dans la répartition des genres. Inutile d’insister sur le fait que la suggestivité des propositions, chez Ricœur comme chez Br. Clément, réside dans l’articulation étroite de ces deux points. On retrouve d’ailleurs la possibilité de cette articulation dans l’étude que L. Dahan-Gaïada consacre à Musil : « pluralisation du sujet et remodélisation de l’économie des genres vont de pair » (p. 62).

20Sur le versant généalogique, le point commun à plusieurs communications du recueil est de postuler une relation d’hypotextualité entre les deux genres ; il y a un désaccord de fond sur cette chronologie interne (« venant effectivement après le récit, [...] l’essai suppose le récit, pas le contraire », affirme Br. Clément ; « Pour [Balzac et Stendhal], l’essai apparaît donc comme le porche du grand œuvre romanesque », écrit A. Spiquel (p. 147), « Dans Louis Lambert, l’essai fait plutôt figure d’un hypotexte supposé », ajoute A. Mura-Brunel (p. 211) ; on note que la filiation essai/roman concerne en fait dans ces deux dernières études la genèse des œuvres considérées) ; mais malgré ces désaccords l’hypothèse d’une relation de dépendance de l’essai à l’égard du roman, dépendance qui se mesure en terme de fermeté de configuration, se trouve renforcée. Il y a là en effet de quoi réfléchir à la place ou à la fonction respectives du roman et de l’essai dans un système moderne des genres.

21Sur l’autre versant, thématique, la pertinence de la question identitaire unit aussi une série d’analyses de ce recueil. Là encore, les visées sont très différentes et on ne cherchera pas à en réconcilier les perspectives : pour Fr. Noudelmann, portant son attention vers le Flaubert de Sartre qui a retenu aussi celle de Br. Clément, la configuration fictionnelle répond précisément à l’appel thématique de l’identité : « la fiction instauratrice [...] configure le désir et l’identité » (p. 30) ; J.‑C. Larrat montre que chez Malraux, l’irréductibilité du « moi » offre une résistance au récit, à la nappe romanesque ; A. Mura-Brunel analyse la mise en roman comme la configuration formelle la plus adaptée au discours sur l’autre ou avec l’autre : « Le roman, ce genre aux contours indéfinis, est suceptible d’accueillir l’intrus et de faire disparaître les coutures. Il est donc à même de “mettre en intrigue” l’autre » (p. 209) ; et N. Thau écrit que, dans l’œuvre de Feuchtwanger, « pour ce qui est de la problématique identitaire, l’essai pèche » (p. 134), « le narratif figure ce qui échappe au discours » (p. 127).

22La proposition de Br. Clément présente cet avantage de ne pas réellement chercher à déceler un manque d’efficacité ou de séduction dans l’un ou l’autre genre (recherche qui, on l’a dit, se fait généralement au profit du roman), mais bien plutôt de savoir quelle forme, si défigurée soit-elle, est accessible à l’essai — question peu souvent abordée — et, partant, quel investissement thématique s’accommode de ce type de configuration plutôt que d’une mise en récit qui est aussi nécessairement une mise en durée, comme le montre l’analyse de D. Vaugeois. Une étude d’Adorno, « L’essai comme forme »,  a fait date, on le sait, dans l’histoire des théories de l’essai ; avec d’autres outils et d’autres postulats, cet article de Br. Clément permet à son tour de saisir le genre comme porteur d’une forme spécifique, qui n’emprunte pas totalement son efficacité à la configuration narrative, mais qui lui demeure étroitement liée.

23Certes, des éléments peuvent porter à discussion : le choix d’un essai de Hugo, lorsque la proposition de Ricœur porte sans doute sur une évolution plus récente, dans le siècle, du genre romanesque devenu « sans qualités » ; l’applicabilité de cette hypothèse théorique à des essais qui ne se construisent pas directement sur le réinvestissement d’un matériau biographique, donc sur la transformation de ce qui aurait pu être narration - « Je ne m’aventurerai pas à prétendre que tout essai suppose un récit, ni que tout récit appelle un essai » (166), précise B. Clément. Mais il y a là des propositions fortes pour comparer les régimes de généricité du roman et de l’essai, et théoriser tout un pan de notre histoire littéraire.

24La lecture de ce recueil permet donc, en en manifestant les brouillages, de réfléchir à la question des critères de démarcation générique : dominantes discursives, fiction/non-fiction (c’était le critère original retenu par K. Hamburger), narration/argumentation, configuration/désordre. L’objet du volume se démultiplie au fur et à mesure qu’on avance dans sa lecture ; un ensemble de solutions très diverses sont proposées à ces problèmes de démarcations, que ce soit du côté de l’efficacité rhétorique, de l’effet littéraire, ou de la structuration profonde des discours. Malgré les questions méthodiques que cela pose (par exemple des problèmes de stabilité des catégories, qu’il s’agisse de la fiction ou de l’essai), on voit quel profit il y a à trouver dans de telles approches génériques qui ne se font pas en termes d’essences, mais de jeu en particulier historique des genres les uns contre les autres. Bien des textes modernes trouvent dans de telles propositions de poétique comparée une description formelle adéquate.