Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Olivier Bessard‑Banquy

La littérature à prix cassés

Sylvie Ducas, La Littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, Paris : La Découverte, « Cahiers libres », 2013, 240 p., EAN 9782707175175.

1Pourquoi tant de haine ? Pourquoi tant de bruits et de fureurs autour des prix littéraires chaque année ? Et pourquoi si peu de travaux sérieux, dépassionnés, sur leur logique, leur sens, leur place dans l’histoire littéraire ? Comment comprendre leur apparition au tout début du xxe siècle ? D’où viennent-ils et que peuvent‑ils devenir ? Telles sont les questions soulevées par le stimulant essai de Sylvie Ducas, fruit de nombreuses années d’étude et de réflexion sur l’évolution des belles lettres vers une nouvelle forme de commerce du livre débridée, dans une ambiance de « désacralisation de l’écrivain et de la littérature » (p. 7). Car si le travail de S. Ducas se fait dans une vive perspective critique du « sacre de l’écrivain » aux « tous auteurs » de la génération internet et dans une lecture décapante des littératures commerciales d’hier et d’aujourd’hui, il entend très sérieusement s’interroger sur l’évolution globale de la production littéraire et la figure de l’auteur perdu dans la course aux prix. Qu’est‑ce que les prix ont fait aux lettres ? ou Qu’ont‑ils fait des lettres ? aurait pu être le titre de cet essai. Mais dans l’esprit de S. Ducas, les prix ne sont que des symptômes, des signes, des éléments, c’est toute l’évolution démocratique du livre qui l’intéresse dont les prix sont un moment ou un aspect. « Avec eux, se démocratisent des pratiques réservées jusque‑là aux élites lettrées et aux experts. L’agora ose rivaliser avec le prytanée ; la consécration se fait prescription et promotion » (p. 12). Ainsi la spécialiste des prix rappelle‑t‑elle que ce système est d’abord un moyen de saluer le talent et ensuite de le faire connaître au plus grand nombre. Et d’entrée de jeu, adoptant une perspective large, S. Ducas évite le piège de la réflexion sur la qualité littéraire des textes primés ; son travail n’est pas une étude sur le bon ou le mauvais goût des jurés, encore moins sur leur plus ou moins grande marge de manœuvre face au pouvoir grandissant des maisons d’édition, mais une réflexion sur les perspectives dans lesquelles les prix ont pu être créés et sur ce que leurs palmarès ont pu révéler des intentions de cette élite ainsi mandatée pour récompenser et promouvoir une certaine littérature auprès du public. Ou plus précisément auprès des nouveaux publics gagnés à la lecture qui ont besoin en quelque sorte d’être stimulés, encouragés, accompagnés dans leurs pratiques culturelles.

Les nobles ambitions des Goncourt

2S. Ducas rappelle que le prix Goncourt, le premier des prix, a été fondé il y a plus d’un siècle pour « combattre l’industrie des lettres à coups de lauriers » (p. 17). Car c’est devant le nouvel affairisme des éditeurs, l’essor de la publicité dans le monde des livres que le dernier des Goncourt décide d’attacher son nom à une entreprise de défense de la création et de mettre sa fortune au service des hommes de lettres dans la difficulté — qu’ils n’aient pas besoin d’aller au journalisme comme à Canossa. Avant d’être célébration et promotion, la logique des prix a été d’offrir la liberté à quelques hommes de plume et de les occuper à faciliter la carrière des jeunes auteurs talentueux en signalant leur œuvre prometteuse à l’attention du public.

Depuis que la logique du mécénat littéraire et artistique de l’âge classique a laissé place aux contraintes liées à l’économie de marché, la condition de l’écrivain s’est donc considérablement dégradée et sa situation de dépendance a changé de forme : d’une dépendance culturelle et politique exercée par le mécène et le pouvoir politique en place, sans laquelle nul capital symbolique ne pouvait être autrefois engrangé, l’écrivain est passé à une dépendance économique à l’égard de son éditeur. (p. 20‑21)

3Cette dépendance, telle que Tocqueville lui‑même l’a très bien perçue, est en fait une dépendance du public. Dès lors que la littérature est entrée dans une logique industrielle, l’écrivain n’est plus ipso facto qu’une plume au service du public. S’il vient encore du monde élitiste des lettres dans une logique d’écriture pour des lecteurs au goût formé, tendanciellement il aspire de plus en plus à une reconnaissance plus large, très légitimement puisque les nouvelles possibilités de l’édition productiviste peuvent le lui faire espérer. « D’affaire d’État, la littérature est devenue une affaire tout court et les frontières semblent désormais devenues poreuses entre la notoriété et le profit brigués. » (p. 21)

4Pour S. Ducas, l’histoire du prix Goncourt est essentiellement celle d’un « mécénat dévoyé ».

Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes qu’à l’origine le but premier de l’académie Goncourt ait été d’atténuer les effets négatifs de l’économie de marché, alors qu’aujourd’hui elle assoit son pouvoir symbolique sur sa capacité à investir ce même marché. (p. 40)

5C’est justement là le signe de sa grande réussite. C’est parce que la presse et le public lui ont reconnu une importance que l’académie Goncourt est devenue prescriptrice.

C’est sans doute sur ce point que repose l’originalité de l’académie Goncourt : avoir réussi à se voir reconnaître un rôle national en créant une société d’écrivains professionnels ayant qualité pour légiférer en matière d’innovation littéraire. (p. 41)

6En ce sens faut‑il remarquer que sa conception est liée à un monde vertical où les experts orientent les choix du public, dans un contexte de « bonne volonté culturelle », à une époque où rien — ni l’auto, ni la TSF — ne vient perturber le tranquille triomphe du livre dans la société.

L’académie Goncourt est sans doute le plus bel exemple de détournement d’un mécénat littéraire par l’économie de marché : fondée dans le but de soustraire l’écrivain aux déboires du journalisme, elle a très vite été entraînée sur la pente que son fondateur voulait éviter, dès lors que les éditeurs se sont aperçus que le prix Goncourt faisait vendre. D’où un dévoiement des prix littéraires de leur origine mécénique et une évolution qui reflète la reconfiguration d’un protocole de consécration devenue peu à peu une économie du prestige, une industrie de la récompense. (p. 43)

7Si les éditeurs s’en sont emparés, c’est que la presse la première a décidé de couvrir cette actualité. Et si la presse s’y est intéressée, c’est qu’elle a senti dans le public un frémissement, un intérêt que depuis la fin du xixe siècle les acteurs du livre avaient su susciter parmi un large lectorat de nouveaux venus qui ne demandaient pas mieux que d’être titillés, ou aiguillonnés, aux yeux desquels le cénacle des Goncourt offrait quelques garanties.

Succès, gloire & légitimité

8S. Ducas analyse l’évolution du Goncourt et « autopsie » ce qu’elle appelle donc « un mécénat dévoyé ». Elle rappelle que le prix a bien évolué et que les plus célèbres de ses temps forts — le sacre de Proust en 1919, l’affaire Céline en 1932, le refus de Gracq en 1951… — balisent une histoire qui est d’abord celle d’une reconnaissance avant de devenir celle d’une promotion, une histoire qui révèle une prise de pouvoir continue des opérateurs économiques plaçant le prix sous influence, justifiant de fait qu’il y ait eu bien des ratages pour peu de réussites.

Proust reste aujourd’hui un faire‑valoir brandi comme la garantie du bon goût, le premier d’une liste d’exceptions qui, environ tous les dix ans, rachètent une académie condamnée pour survivre à entretenir la mythologie du meilleur roman de l’année. Car ce sont ces quelques trouvailles, extirpées d’une masse de romans oubliés, qui confèrent au prix son pouvoir structurant dans le champ littéraire et assurent aux yeux de l’écrivain sa pérennité : elles consolident l’autorité des jurys littéraires et légitiment, quoi qu’on en dise, leur pouvoir d’expertise ; elles donnent à l’écrivain, ainsi reconnu grand sur l’échelle du temps et du talent, l’aura que seule induit la rareté de l’excellence. (p. 52)

9Cette expertise n’est reconnue que par les personnes qui ont besoin d’une autorité, d’un repère, pour se déterminer dans leurs choix de lectures, mais, précisément, plus le processus de démocratisation des lettres progresse et plus les auteurs sont mécaniquement tentés de préférer le suffrage du grand nombre et la légitimité des grosses ventes à la reconnaissance désuète des pairs et la réussite auprès de quelques happy few.

10Plus de dix ans après le sacre de Proust, l’affaire Céline révèle la nouvelle mainmise des éditeurs sur le prix et le succès des manœuvres en coulisse sur la pure logique de récompense méritoire.

On ne se trompe plus de lauréat par myopie ou faute de goût, mais parce qu’on a les mains liées. Pour la première fois de leur histoire [au moment de l’affaire Céline], les Dix révèlent les pressions éditoriales dont ils sont l’objet et révèlent que leur rôle de Christophe Colomb d’une Amérique littéraire n’est qu’un miroir aux alouettes, une croyance de dupes. (p. 53)

11Ces manœuvres surviennent en pleine période de crise et de marasme économique ; ce que révèlent ces tractations en coulisses, ce n’est peut‑être pas tant l’âpreté au gain des éditeurs que la nécessité dans laquelle ils sont de sauver leur trésorerie par tous les moyens. Et les prix en sont devenus un. L’un des premiers. L’un des plus importants.

12Le refus du prix par Gracq, au début des années 1950, montre que le système a changé.

Le prix est désormais plus proche de l’officine de publicité que de la récompense littéraire et le prestige littéraire est devenu une économie. Le dispositif des prix n’accompagne pas l’écrivain dans le temps long de son œuvre, tout au plus contribue‑t‑il à la fabrique éphémère de l’auteur dans une configuration nouvelle du littéraire qui a désormais la circulation et la diffusion du livre pour priorité, non plus l’écrivain et sa consécration. (p. 67)

13Il n’est pas sûr que tout cela soit très nouveau ; dès les débuts de l’industrialisation du livre, les auteurs sont entrés dans une logique qui est celle du commerce et de la volonté de s’enrichir par les textes, en les calibrant autant que possible pour plaire au plus grand nombre et vendre plus que jamais, ce que le célèbre Désiré Nisard a appelé « la littérature facile ». A perduré une autre logique des lettres, aristocratique, qui s’est même radicalisée au temps de Mallarmé, en réaction contre les nouveaux succès bruyants de la vie du livre et de la littérature industrielle. Mais ce qui a changé, c’est qu’au fil du temps la légitimité ancienne de la production supérieure a baissé dans un monde de plus en plus démocratisé, jusqu’à ce que les succès publics soient devenus en eux‑mêmes potentiellement source de légitimité. Tant est si bien qu’aujourd’hui nombre de lecteurs de bonne foi croient que le succès va au talent et que la reconnaissance libérale du chiffre vaut couronnement littéraire.

De l’hyperproduction de livres en démocratie

14L’intérêt de l’auteur va à ce qu’elle appelle « un babel de labels », une inflation de prix, si bien qu’il semble y en avoir un pour chaque auteur. Elle les évoque tous avec leurs différences, leurs histoires, leurs spécificités. Mais un glissement s’est opéré, reconnaît‑elle, d’hier à aujourd’hui : « De la reconnaissance par des pairs à la reconnaissance de la rue, les prix se muent en labels vendeurs dans une économie du prestige qui reconfigure la donne littéraire » (p. 77). Que ce soit le Renaudot, le Médicis, le Femina, tous les prix n’ont plus tant pour fonction de saluer un travail, de célébrer une réussite, que de faire vendre une œuvre fabriquée par une grande maison dans une logique industrielle. Non plus pour porter la création d’un auteur de talent mais pour aller à la rencontre des goûts ou des attentes du grand public.

Telle est sans doute l’ultime ruse du consensus démocratique qui domine l’industrie actuelle des prix littéraires : avoir court‑circuité l’autorité symbolique des instances classiques de légitimation et s’être désolidarisé des étalons d’excellence véhiculés par les élites intellectuelles et lettrées, au nom d’une adhésion participative de tous à la littérature immédiate en train de s’écrire, mais avoir condamné du même coup ce que Benjamin nommait dès 1935 l’aura de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. (p. 112)

15Il est certain que le processus d’hyperdémocratisation à l’œuvre aujourd’hui dans la société sert les intérêts marchands des grandes maisons qui vendent de plus en plus aisément des « romans aspartam » (Jean‑Marie Laclavetine) sinon une « littérature sans estomac » (Pierre Jourde) sans rencontrer la moindre résistance : tous les critères classiques de jugement et d’appréciation de la richesse des œuvres ont été évacués pour être remplacés par des jugements purement subjectifs et une sorte de logique totalitaire du « c’est mon choix » dans un contexte de refus ou de négation des hiérarchies culturelles constituées.  

Les lettres face aux revendications d’une démocratisation débridée

16L’auteur se penche alors sur cette « reconfiguration de l’expertise littéraire ». « Puisque le marché fait la loi et que l’université n’a plus le monopole des légitimités intellectuelles, il  n’est pas du tout déraisonnable de faire ouvertement l’impasse sur l’avis de deux mille professionnels, en leur opposant un million de lecteurs de magazines et dix millions de téléspectateurs », assure Régis Debray, cité par S. Ducas (p. 117). « La valeur marchande, elle, a fait oublier de longue date la valeur littéraire du produit livre et l’écrivain semble désormais soluble dans le marché » (p. 120). Il l’a été depuis les débuts de l’industrie du livre au xixe siècle et les nouvelles demandes des auteurs de rémunérations en lien avec la réalité de leurs ventes bien plus prometteuses à partir de la publication des romans‑feuilletons dans la presse. Mais le mythe du grand écrivain, le sacre de l’auteur ont continué à imposer un autre modèle vertueux à la Gracq, considérant que l’auteur doit être libre de tout et opposé à toute quête de succès public pour pouvoir écrire la littérature la plus pure, la plus désentravée, la plus dégagée qui soit de tout souci démagogique ou populiste. C’est ce dernier modèle qui a été complètement rongé par la poussée du libéralisme et plus globalement par la marchandisation du monde. Même un Pascal Quignard a tout tenté pour décrocher le Goncourt et publié, à côté de ses œuvres fines pour lettrés, des romans grand public en vue de recueillir des suffrages plus larges et une reconnaissance qui est aussi économique.

17Quant aux lecteurs, ils veulent participer à une célébration de la littérature démocratisée, dans un refus des canons classiques et des hiérarchies héritées du passé. S. Ducas le note au sujet des prix décernés par des jurés amateurs comme le prix du livre Inter ou des lectrices du magazine Elle :

C’est le sacre du public, ce consommateur culturel des temps modernes, qu’avec ces jurys populaires on célèbre. Et les lecteurs se plaisent à se reconnaître dans ces parangons d’eux‑mêmes, en marge comme eux des sphères détentrices du pouvoir intellectuel et créateur. L’univers de la valeur et de la croyance a donc aujourd’hui bel et bien changé : le lecteur lambda, tout comme le journaliste qui l’intronise, inspire davantage confiance que les élites lettrées toujours suspectées d’accointances avec les autres acteurs du champ. (p. 121)

18 Ce n’est peut‑être pas le statut du critique‑juré‑auteur‑éditeur‑chroniqueur‑éditorialiste qui a le plus changé, nombreuses étaient déjà les plumes critiques à dénoncer dès l’entre‑deux‑guerres les conflits d’intérêt aux abords de chez Drouant. D’ailleurs que savent vraiment les acheteurs de Goncourt de la situation sociale de Pierre Assouline ou des liens de Régis Debray avec Gallimard ? En revanche, il est sûr que le refus des hiérarchies constituées, brutal, explique pour une large part cet « adieu à la littérature », ce rejet des classiques, cette sortie des grands textes au profit d’un droit imprescriptible et indiscutable, pour tous, à lire librement n’importe quel texte, bon ou mauvais. « À la question de la qualité littéraire du texte primé se substituent les principes d’une esthétique populaire impressionniste, fondée sur les normes de l’éthique, de l’émotion ou du plaisir » (p. 124). Avec internet tout est bouleversé, « la logique d’excellence laissant la place à une logique d’appartenance et de connivence fondée sur une communauté de goûts partagés » (p. 143). Et de fait, S. Ducas, évoquant ces prix et notamment le prix des lectrices du magazine Elle, remarque que leur palmarès est à tout le moins aussi conventionnel que celui du Goncourt ou du Renaudot. Les amateurs sont par définition davantage sensibles aux trompettes de la renommée, aux campagnes de publicité et plébiscitent sans surprise les auteurs dont tout le monde parle, les Daniel Pennac et autres Amélie Nothomb ou Éric‑Emmanuel Schmitt. L’incitation à lire les grandes œuvres, jadis portée par la presse et l’édition, a disparu, le consensus social autour des vertus de la grande culture qui a si longtemps poussé à la lecture et conduit vers les chefs‑d’œuvre de même s’est brisé. Ne reste plus que la logique publicitaire des grandes marques éditoriales qui ne rencontre plus ni l’esprit critique des plumes respectées de la grande presse ni la méfiance qui devrait pourtant être naturelle face à tout ce qui est industriel ou fabriqué.

Dans la tension qui travaille aujourd’hui tous ces prix, du prytanée des élites lettrées à l’agora des jurys populaires et aux tribunaux des professionnels de la médiation culturelle, les prix littéraires font donc cohabiter formes classiques et élitaires de prescription verticale et formes modernes d’une prescription horizontale plus directe et démocratique. (Ibid.)

Le réalisme des prix

19L’exploration de ce que S. Ducas appelle « l’épreuve de la valeur » constitue la cinquième partie de son essai ; l’auteur s’interroge sur les choix des jurés. Elle évoque les votes de personnes comme Hervé Bazin ou Michel Tournier et en conclut sans surprise qu’ils plébiscitent globalement des auteurs qui leur sont proches par leurs démarches littéraires. « La littérature de l’écrivain lecteur et juré tisse […] une dialectique subtile entre le lire et l’écrire […] [l’écrivain] archilecteur flairant dans les jeunes générations qu’il évalue la perpétuation de son propre talent et de ses propres goûts » (p. 183). Loin de soutenir de jeunes auteurs téméraires, le juré vise au contraire à la poursuite d’une seule et même esthétique littéraire — la sienne, la plupart du temps proche de ce que la critique formaliste a jadis appelé le roman traditionnel.

Dans les palmarès littéraires issus de jurys lettrés ou amateurs, le point de rencontre est que rien ne s’y donne à lire de bien révolutionnaire. Les jurys de pairs lettrés se contentent de dénicher dans la pléthore éditoriale de quoi perpétuer la valeur littéraire moyenne qu’illustrent leurs propres productions. (p. 184)

20Il est vrai que l’étalon des prix, le Goncourt, est intimement lié à l’esthétique naturaliste et que ses promoteurs ont toujours jugé que seul le roman réaliste pouvait aller à la rencontre du grand public et gagner ainsi à la lecture nombre de personnes trop éloignées du livre. Il y a par définition incompatibilité entre expérimentation littéraire et logique des prix. Le Goncourt attribué à Houellebecq l’a très bien montré : c’est pour son livre le plus plat, le plus neutre, qu’il a été couronné, et non pour ses œuvres antérieures plus choquantes ou plus frappantes.

Écrits vains

21S. Ducas s’intéresse enfin aux évolutions de la figure de l’auteur et la logique dans laquelle il entre dès lors que sa carrière peut être considérée comme une course aux prix en tous genres. Sorti des mondes de la rareté et de la figure d’exception parmi quelques happy few pour devenir un plumitif parmi tant d’autres en quête de lauriers, l’écrivain devenu auteur n’a plus rien de très remarquable qui le rattache à la grande période de son sacre.

Après la reconnaissance d’État du Grand Siècle (dont l’Académie française est une survivance) et la reconnaissance des pairs (dont les prix littéraires seraient l’ultime avatar), la reconnaissance de la rue, aliénée aux impératifs du marché et à une fabrique de l’auteur, s’édifie sur les ruines d’une certaine idée de la littérature et de l’écrivain. (p. 189)

22Écrire était jadis une vocation, c’est désormais un métier. Une carrière. De fait, l’auteur n’est plus au service de son œuvre, il n’est mû que par l’obsession très naturelle de sa propre réussite, dépendante des goûts du public. Le prix ne signale plus l’œuvre de qualité à recommander mais l’ouvrage bien formaté qui peut être lancé à la rencontre du public.

À ne sanctionner qu’un livre ponctuel et une littérature immédiate soumise à la temporalité restreinte de l’activité éditoriale, le prix littéraire condamne le lauréat au bricolage d’une image auctoriale bancale, dans l’hiatus qui sépare le simple plumitif à succès condamné à court terme à l’anonymat du palmarès ou aux bacs à soldes des bouquinistes, de l’écrivain — cet auteur majuscule — tendu vers la création singulière et durable dont l’œuvre et l’écriture sont les deux impératifs. (p. 191)

23Rares sont désormais les auteurs à se préoccuper davantage de leur œuvre que de la juste reconnaissance qu’ils sont en droit d’attendre du public par la vente effective de leurs livres.

La sécularisation contemporaine du littéraire, en conjuguant consommation et consécration dans le fétiche du livre‑marchandise et en défendant une prescription confondant de plus en plus distinction et sélection, entretient donc l’idée navrante selon laquelle l’écrivain célèbre est désormais soluble dans le marché. (p. 199)

24C’est la sélection des élites par les mathématiques et non plus les lettres, le refus parmi le public d’une hiérarchie dans la culture, le culte du divertissement au détriment de la vie de l’esprit, et plus globalement la décontraction et la décrispation des non‑lecteurs qui ont vidé la littérature de sa superbe et l’ont fait tomber de son piédestal. L’auteur, pour exister aujourd’hui, est obligé de s’adapter à cet état de fait. Mieux, il en est le produit, et cela lui est donc aisé de renvoyer à ses propres lecteurs comme en miroir l’idée de sa propre vacuité ou de sa propre inutilité. Les romans contemporains qui mettent en scène des auteurs, ou qui ont pour toile de fond la vie littéraire, renvoient tous presque uniformément une seule et même vision des lettres, futiles et vaines.

Vers la fin des prix ?

la littérature contemporaine a mal à son panthéon. Dans une époque qui confond grand écrivain et best‑seller, chiffres de vente et qualité littéraire et semble avoir troqué sa bibliothèque et ses temples contre des listes mondialisées de meilleures ventes, les prix littéraires reflètent toutes les lignes de tension qui traversent une nation encore très littéraire, mais qui peine à assumer les reconfigurations de la carte du littéraire. (p. 215)

25Effectivement, chaque ville a sa rue Voltaire ou Rousseau, mais ces grands noms sont devenus vides de sens en hyperdémocratie où les pressions sont fortes pour remplacer dans les programmes scolaires les vieux textes classiques par des refrains de chansonniers en vogue. Les prix sont coincés entre deux systèmes, deux époques, deux manières de concevoir les lettres.

Les prix sont des oxymores : à la fois valeur marchande et symbolique, et toujours producteurs de capital social. Ils sont ces boussoles de lecture, ces chambres d’écho qui donnent à lire […] ; ils aident aussi à élargir le lectorat habituel d’un auteur, encouragent le format de poche, celui‑là même qui aujourd’hui fabrique du classique scolaire, favorise l’inscription dans le durable, le livre s’inventant désormais […] avec ce format industriel une légitimité en voie directe. (p. 217)

26Les prix devaient distinguer, saluer, célébrer, aider à la reconnaissance ; ils sont devenus de simples outils de promotion et banalisent l’auteur, primé avec mille autres par toutes sortes de cénacles sans grandeur, comme des produits labellisés en supermarché. Les prix ne sont plus désormais qu’un simple élément dans un vaste ensemble de moyens de pression publicitaires pour peser sur le public au goût trop peu formé pour se déterminer dans ses choix de lectures librement. Mais ils révèlent encore, étonnamment, l’envie de lecture, « la bonne volonté culturelle » de tous ceux qui, sans être de fervents lecteurs, continuent, alertés par le tintamarre de la grande presse et des médias en pleine rentrée, de se préoccuper de savoir ce que les écrivains portent en eux et ce qu’ils ont pu produire pour devenir des « bêtes à Goncourt ». Le grand mérite du livre de S. Ducas est d’échapper à tout discours préconçu et formaté sur les prix, manœuvrés, manipulés, aux palmarès risibles et vains : elle montre justement que leur souci n’est plus de révéler mais de faire vendre dans un monde où les chiffres sont devenus plus importants que les lettres et où de facto le plus légitime, aux yeux du grand public, est le plus vendu. Les prix ne sont certes pas responsables de cette évolution mais ils ont accompagné cette évolution et servi sans état d’âme cette mutation socioculturelle.


***

27Manquent peut‑être dans ce livre important quelques remarques sur l’hystérie des auteurs, prêts à tout pour décrocher un prix, une enquête de terrain auprès de ceux qui considèrent les prix comme des livres de qualité, une analyse aussi de la perte d’influence du Goncourt et des autres prix qui ont conduit les dix de chez Drouant à choisir de plus en plus des textes déjà en tête des ventes pour masquer leur influence sur le déclin et peut‑être enfin une évocation du travail mené notamment par Benard Pivot pour essayer de réformer voire de sauver le Goncourt de l’intérieur… Mais la question demeure : les prix classiques ne sont‑ils pas déjà condamnés ? Quel peut être leur sens dans un monde où plus personne ne veut suivre l’oukase tombé du haut d’une assemblée d’experts dans « l’ère du soupçon » ? Ne restera‑t‑il plus que des communautés sur le web, des assemblées d’anonymes groupés par affinités sauvages, se recommandant à grand renfort de superlatifs mal orthographiés tel texte publié par un internaute de Beauvais sur Amazon Direct Publishing ? Et comment l’idée même d’une littérature avec un grand L, production par essence supérieure, produite par des êtres d’exception, pourra survivre dans un tel contexte de refus de tout ce qui peut être vertical ? Telles sont les questions qui restent en suspens et qui, espérons‑le, agiteront demain d’autres essayistes du même talent que Sylvie Ducas.