Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Violaine Ribardière

Danse & débandade, Athènes au regard des satyres

François Lissarrague, La Cité des satyres : une anthropologie ludique (Athènes, vie‑ve siècle avant J.‑C.), Paris : Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, coll. « L'histoire et ses représentations », 2013, 327 p., EAN 9782713223846.

1Avant même de commencer la lecture, quand on parcourt l’ouvrage de François Lissarrague, c’est à un catalogue d’exposition que l’on pense aussitôt. Et en effet, il semble bien que ce livre soit le lieu d’une exposition rêvée, irréalisable sans doute tant les vases et cratères reproduits ici sont non seulement fragiles, mais aussi nombreux et venus de pays, musées, bibliothèques et collections les plus divers. Si l'exposition demeure donc imaginaire, son catalogue n'en est pas moins publié, et la photographie ou les dessins de la main de l'auteur sont les médias qui nous permettent d'accéder aux objets. Ils pourraient, eux, donner lieu à une exposition : en 1984, une exposition itinérante a ainsi circulé de Lausanne à Paris, affichant des images de céramiques attiques jusque dans les couloirs de la station de métro Châtelet ! F. Lissarrague avait participé à la rédaction du catalogue qui rendait compte, pour un public spécialisé et profane, des derniers travaux de recherches sur ces pots venus de l'Antiquité grecque. Le titre de ce catalogue et de cette exposition, La Cité des images, confirme par un lien de filiation évident que La Cité des satyres se rêve d’abord comme un « musée imaginaire1 » et ambulant.

Dans le sillage de La Cité des images : quelques questions de méthode

2À feuilleter l'ouvrage, le lecteur est frappé par le soin apporté à la mise en page qui permet de regarder chaque objet à mesure que le texte le décrit et le commente. Les images sont en effet abondantes, et leur insertion dans le texte toujours judicieuse : on n'éprouvera pas le désagrément de devoir tourner les pages du livre pour aller à la recherche de telle ou telle image, elle se trouve toujours sous nos yeux au moment où elle est évoquée ; plus encore, le texte semble très souvent dessiner et souligner les contours de l'objet représenté puisqu'il s'adapte à ses formes. Ainsi la mise en page suggère‑t‑elle que les objets sont premiers et que leur présence n'est en rien illustrative. Ce soin est en outre la traduction d'un souci scientifique, celui de ne jamais séparer les images produites par les peintres de leur support, « qui faisait lui‑même l'objet d'une série de manipulations » par les buveurs et convives des banquets : « vase à transporter, à mélanger, à boire ; vase à eau, à vin, à parfums2 ». Si la photographie et le livre aplanissent l'objet qu'ils représentent, la mise en page tente d'en rappeler les volumes, et le texte ne manque jamais de préciser l'usage qui en était fait à Athènes : on découvrira ainsi des oenochoés, hydries et autres canthares typiques du symposion. La destination des objets est en effet essentielle pour leur analyse : que les images aient été regardées par des buveurs a du sens pour nous aujourd'hui. L'image est inséparable du vase, le vase de son contexte et de son usage.

3Pourtant, s'adressant dès ce titre en forme de clin d'œil à des lecteurs qui n'ignorent pas que La Cité des images précède La Cité des satyres, F. Lissarrague ne rappelle pas les éléments de méthode qui guident sa démarche, ou bien de façon allusive et éparse. C'est ainsi que l'éventuel lecteur non spécialiste, qui n'aurait connaissance ni de cet intertexte ni des méthodes débattues par les céramologues, découvrira peu à peu, et comme en passant, les règles du travail de l'iconographe et anthropologue. Des points de méthode essentiels sont ainsi explicités par l'auteur tandis que progresse son analyse du répertoire satyresque, comme par exemple la nécessité de prendre en compte les limites imposées par l'étude d'objets venus jusqu'à nous, mais séparés des pratiques culturelles ou religieuses où ils s'inséraient, témoins nécessairement partiels d'usages disparus qu'ils ne sauraient tout à fait éclairer, moins encore représenter. On sait gré à l'auteur de l’exactitude et de la mesure avec lesquelles il mentionne de temps en temps ces limites, et quelquefois l'aporie à laquelle il se heurte. C'est que « l'image ne répond pas aux questions posées par le chercheur mais conduit à reformuler les questions ou à en poser de nouvelles à partir de ce qu'elle montre ou ne montre pas, et suivant la manière dont elle le montre3 ». Les images ne répondent pas aux questions formulées à l'avance, et elles n'illustrent pas non plus ces textes grecs qui nous sont parvenus bien avant elles et à partir desquels on pourrait courir le risque de les interroger, comme F. Lissarrague ne manque pas de le rappeler à propos des pièces de théâtre : « les vases servent plus à commémorer qu'à reproduire le spectacle » (p. 35). Ils ne nous disent pas comment se déroulait tel ou tel rite, ils en évoquent plutôt des symboles qui étaient parfaitement signifiants pour un Athénien du vie ou du ve siècle. Ainsi, « l'étude de l'image paraît être un domaine particulièrement empirique, où chaque image, chaque série dans le meilleur des cas, produit ses procédures d'analyse. (...) Ici comme ailleurs, la diversité peut s'avérer féconde, si elle ne sombre pas dans l'arbitraire et le subjectivisme4. » En 1984, préfaçant La Cité des images, Jean‑Pierre Vernant rendait hommage à la prudence ainsi qu'à l'absence de dogmatisme des auteurs à cet égard. Il concluait en donnant du sens au fonctionnement propre et séparé de tout système d'images, qui, quand il provient de temps éloignés, peut aussi quelquefois laisser le spectateur dans l'incapacité de l'interpréter :

Aucun système figuratif ne se constitue comme la simple illustration du discours, oral ou écrit, ni comme la pure reproduction photographique du réel. L'imagerie est une construction, non un décalque ; c'est une œuvre de culture, la création d'un langage qui, comme tout autre langue, comporte un élément essentiel d'arbitraire.

4Il poursuivait en ces termes :

La palette de formes figurées que chaque civilisation élabore et qu'elle organise à sa façon, dans son style, en les disposant sur certaines surfaces, apparaît toujours comme le produit d'un filtrage, d'un découpage, d'un codage du réel suivant les modalités qui lui sont propres.

5C'est à la lumière de ces paroles, et sur les pas d'un guide avisé, qu'il convient d'entrer dans La Cité des satyres.

Un répertoire choisi

6À La Cité des images, trente ans plus tard, La Cité des satyres emprunte la structure de son titre, et l'altération du complément du nom est significative : il s'agit pour F. Lissarrague de s'intéresser de plus près à une partie de l'imagerie attique des vie et ve siècles, période de grand raffinement et de développement de la peinture sur vases à Athènes, et de définir un répertoire plus précis mais non des moindres, celui des satyres. L'univers qui l'intéresse ici est celui de Dionysos : l'usage des vases ne sera pas funéraire mais festif, les satyres nous mèneront au banquet et non au cimetière.

7Le répertoire satyresque est d'une très grande richesse, et il existe plus de 7000 vases attiques mettant en scène ces êtres hybrides, dès l'époque archaïque et donc dans les deux techniques auxquelles les peintres ont eu successivement recours. La Cité des images propose une description précise de ces deux techniques que F. Lissarrague suppose connues de son lecteur. Dans la première, dite à figures noires, « les vases sont décorés d'images incisées et peintes en vernis noir rehaussé de blanc ou de violet, sur le fond rouge de l'argile ». Vers 520 s'est développé une « technique inverse », dite à figures rouges :

8la surface du fond est vernie de noir et les personnages réservés en silhouette rouge. Dès lors il n'est plus besoin d'inciser les détails anatomiques ; ils sont peints d'un trait beaucoup plus souple, soit noir épais, soit brun clair lorsque le vernis est dilué, ce qui permet de nuancer le graphisme et d'obtenir un modelé plus précis5.

9L'auteur commence donc son ouvrage par un rapide parcours de l'imaginaire occidental qui fait du satyre un être cornu, un homme sauvage, lubrique, ou encore un démon païen, figure du tentateur, abondamment représenté tant dans la littérature que dans les arts, de Mantegna ou Rubens jusqu'à Fellini. Mais ces satyres‑là, précise‑t‑il, sont bien différents des premiers satyres, ceux de la Grèce antique. Comment tout a‑t‑il donc commencé ? La réponse est différente selon le point de vue adopté : pour le mythe, les satyres n'ont pas d'origine connue ou relatée, ce qui a son importance, car, n'étant engendrés et n'engendrant jamais, ils se situent en dehors du temps linéaire des générations ; cette observation vient alors étayer la thèse de F. Lissarrague selon laquelle les satyres seraient « une invention picturale du début du vie siècle », thèse qui s'oppose à celle de certains historiens de l'art ou des religions qui considèrent que les satyres sont issus du folklore rural. L'absence de mythes liés aux satyres, à l'exception des seuls Marsyas et Silène que leurs noms distinguent de la bande en les individualisant, aurait favorisé la liberté d'invention des imagiers qui auraient créé un monde imaginaire, reflet de la cité au moment où elle‑même se développait. F. Lissarrague prétend donc faire une « histoire visuelle », adoptant le regard de l'iconographe, partant toujours des images pour voir comment « l'univers des satyres constitue une humanité à la marge, un monde comique, obscène et décalé » (p. 19) qui a sans doute bien des choses à nous dire sur la cité d'Athènes.

10Si les satyres sont représentés en si grand nombre sur les vases attiques, c'est sans doute parce que les vases où ils apparaissent sont destinés au banquet. Il y a un rapport pertinent et intime entre la représentation des satyres, l'objet sur lequel ils sont peints, et l'univers dionysiaque du vin, de la fête, du comos et du symposion. Ce n'est pas un hasard si les vases eux‑mêmes sont très souvent représentés en abyme entre les mains de satyres buvant, dansant, ivres et illustrant les plaisirs liés à la consommation du vin. Les activités des satyres reflètent donc celles d'Athènes aux yeux des buveurs, mais toujours de façon décalée et comique. C'est tout particulièrement vrai de l'usage des vases par les satyres, déformant comme dans un rêve obscène et grotesque l'usage qu'en font les comastes : l'un « tient en un équilibre improbable un canthare au bout de son sexe en érection », un autre se transforme en outre ou en cratère et reçoit directement par sa bouche ouverte le vin que verse un acolyte, un troisième se délecte enfoncé jusqu'aux fesses dans une amphore... C'est une part de l'imaginaire athénien qui se découvre dans ces représentations impertinentes, venues d'un monde marginal, celui de Dionysos qui entre dans Athènes par le banquet, ou par le théâtre.

11Bien que cela ne soit pas le cœur de son sujet, l'auteur consacre le deuxième chapitre de son ouvrage au drame satyrique et aux images du théâtre sur les céramiques. Mais le détour est pleinement justifié, puisque le rôle des satyres au théâtre a bien des points communs avec celui qu'ils jouent dans la céramique. Associé aux trois tragédies, écrit par le même auteur, le drame satyrique provoque le rire mais de toute autre façon que la comédie. Il n'aborde pas l'actualité, il ne joue pas de l'illusion théâtrale à la façon de la comédie dont le chœur apostrophe le public, il ne parodie pas les personnages tragiques. Ce qui fait rire, c'est la simple présence des satyres : « la recette en somme serait la suivante : prendre un épisode mythique connu, injecter des satyres, mélanger et observer le résultat. » Bien entendu, le résultat relève de la subversion, les satyres agissant en naïfs qui font voler en éclats la cohérence du mythe. L'anthropologue soutient ainsi que les satyres permettent de réinterpréter le monde et la cité par le biais de la fantaisie : « ils apparaissent, au théâtre et en images, comme des modèles manipulatoires ouverts, des facteurs d'aberration et c'est pourquoi les satyres sont bons à montrer » (p. 37).

« Voyage au pays des satyres »

12D'ordinaire, en vertu d'un savoir partagé, le nom de tel ou tel personnage de la mythologie grecque fait aussitôt surgir dans nos mémoires des éléments narratifs qui lui sont attachés. Les noms des satyres, en revanche, dans la mesure où aucune histoire ne leur est associée (à l'exception de Marsyas et Silène), ne sont pas des « embrayeurs de mémoire » : « libérés de cette fonction référentielle, leurs noms ouvrent sur d'autres possibles », affirme F. Lissarrague (p. 40). Aussi fantaisistes soient‑ils le plus souvent, ces noms, par leur fonctionnement descriptif ou allégorique, sont parlants et dessinent des champs sémantiques : sur les vases, à travers le jeu des inscriptions, les peintres ont exprimé diverses facettes des satyres et évoqué les domaines qui leur sont propres. Se faisant une loi de partir de l'observation des objets, c'est donc à partir de ces champs sémantiques définis par l'onomastique des satyres que F. Lissarrague a déterminé les champs et domaines d'étude dont il traite dans son essai, et qui constituent l'ensemble des chapitres 3 à 11. Voyageant au pays des satyres, c'est à une « anthropologie décalée de la cité antique » qu'il entend procéder.

13Ce décalage permanent, qui apparaît dans tous les domaines dès que les satyres entrent en scène, et qui entraîne le spectateur des vases dans un déplacement par l'imagination, semble s'expliquer en profondeur par le lien qui unit les satyres à Dionysos. C'est ce que suggère l'auteur de l'essai sans jamais l'énoncer de façon définitive cependant :

14L'espace des satyres est en tension entre le monde imaginaire de Dionysos, hors la ville, et celui de la cité, qu'il leur arrive paradoxalement d'investir [...] sur le mode comique de l'incongruité et de l'indécence. (p. 96)

15Cette incongruité, cette indécence se révèlent d'abord dans l'aspect physique de ces êtres mi‑hommes, mi‑équidés, à l'opposé de l'idéal classique du kalos kagathos. Être encore sauvage, le satyre est relégué aux « marges de l'image » (p. 58), par exemple sous l'anse d'un vase, ou bien dans une frise, abaissé, accroupi, parfois rampant, représenté à échelle réduite par rapport aux personnages héroïques ou divins qui occupent le devant de l'image et se tiennent debout. Ce changement d'échelle correspond aussi à un changement de registre que souligne parfois la représentation frontale, alors que la règle est la représentation de profil dans la peinture attique : la frontalité du satyre qui regarde le spectateur tout en exhibant son sexe dressé est une obscénité qui le tient très éloigné du citoyen...

16Les satyres, comme chacun sait, se caractérisent en effet par une énergie sexuelle débordante, qu'ils sont prêts à satisfaire de toutes les façons, aussi bien seuls qu'avec des partenaires animés ou inanimés, hommes, ménades peu consentantes, ânes, cervidés, amphores... Toutes les formes de relations sexuelles sont présentes dans l'imagerie des satyres, comme en témoigne le chapitre dédié à leur sexualité. En outre, véritable cinquième membre, ce que manifeste de façon évidente sa taille parfois comparable à celle des jambes, le phallus du satyre permet toutes sortes de jeux parodiques de l'ordre institué. Il peut servir d'arme d'assaut, notamment dans la gigantomachie, mais aussi devenir « un objet autonome », « démesuré et fantastique ». Par sa forme, il rappelle parfois l'aulos dont jouent les satyres et se trouve ainsi associé au rythme de la musique et de la danse ! « Le phallus est le domaine réservé des satyres, presque toujours en érection, mus par un élan boulimique, un appétit immédiat, qui ne passe ni par Aphrodite ni par Eros » (p. 96). Sans cesse en mouvement et en tension, les satyres ne connaissent pas la charis ni les échanges codifiés, mais l'auteur précise que cette énergie « ne met pas en danger les formes établies du mariage et de l'échange des dons », contrairement à celle des centaures par exemple.

17L'attrait qu'exerce sur eux le vin confirme la sociabilité des satyres. Plus que jamais, quand il est question d'ivresse, ils tournent et dansent autour de Dionysos, vendangeant et foulant le raisin avec animation avant de boire la précieuse liqueur ! Comme le dieu, ils semblent pouvoir boire sans risques ni limites, et mettent ainsi en évidence « le caractère festif du vin et la joie qu'il procure ». Mais s'ils peuvent à l'occasion se conformer aux normes humaines, leur naturel, qu'ils ne parviennent guère à chasser, les pousse à la transgression et à l'inversion, comme l'attestent leurs innombrables cabrioles autour de la vigne, des vases et du vin. Les satyres, là encore, déplacent l'univers des hommes vers un monde imaginaire, d'abondance, de légèreté et d'incessant mouvement.

18Un chapitre est donc consacré à la musique et à la danse, éléments essentiels de l'univers dionysiaque du banquet, que l'on peut pourtant difficilement se représenter puisqu'il s'agit d'arts éphémères et immatériels. Le son et le mouvement, quoi qu'il en soit des traités ou des images les évoquant, sont irrémédiablement manquants. Ce que les peintres nous montrent cependant, c'est la façon dont « la danse et la musique investissent le monde dionysiaque » par l'intermédiaire des satyres (p. 149). L'aulos, leur principal instrument, évoque un phallus, de sorte que musique et sexualité semblent se mêler quand, le satyre jouant de face, les tuyaux se rejoignent et se répondent. On observe aussi que les satyres aulètes, par la musique, jouent un rôle moteur dans les scènes de fête : ils mènent le cortège et la danse. D'ailleurs, « même au repos, les satyres ne tiennent pas en place » (p. 168), et l'on verra ainsi un satyre allongé qui danse encore ! « Frénésie, instabilité, frémissement, tous ces mouvements renvoient aux notions de saut, de bond, de thorubos, de désordre qui régissent le thiase » dionysiaque.

L'entrée paradoxale des satyres dans la cité

19En consacrant un chapitre à l'activité guerrière des satyres, F. Lissarrague amorce une réflexion sur leur participation à la vie de la cité. Mais ici comme ailleurs, le satyre est une puissance de subversion : c'est un hoplite fort peu héroïque... Dionysos lui‑même ne se distingue pas par ses vertus guerrières et occupe fort peu de place dans l'épopée. Il lui arrive pourtant de combattre armé du thyrse, ayant recours à des forces animales ou végétales comme le serpent ou le lierre, arme qui prolifère et s'enroule autour des géants dans la gigantomachie, de sorte que le dieu « se déploie, se prolonge et se démultiplie à travers les végétaux et les animaux dont il se sert ». Dans son entourage, les satyres ont beau faire, ils ne parviennent pas à jouer le rôle d'hoplite mais combattent sur le mode du jeu enfantin, et un élément discordant de leur attirail guerrier vient toujours produire un contrepoint comique. Leur présence au combat est donc plus surprenante qu'ailleurs, mais comme toujours décalée et détournant les statuts habituels.

20Pourtant, cette participation des satyres à la guerre, l'un des critères de la citoyenneté pour les Grecs, amène l'auteur à s'interroger sur leur rapport avec les citoyens : « peut‑on s'identifier au satyre ? et quelle relation induire entre le satyre et la cité ? » (p. 189) Le satyre agirait‑il comme un miroir déformant pour le citoyen qui le regarde d'un œil lui-même troublé par les effets du vin ? Pour esquisser une réponse à ces questions, F. Lissarrague définit deux ensembles de représentations, celles qui mettent en scène les fêtes et rituels dionysiaques d'une part, celles qui présentent les satyres comme des citoyens presque ordinaires d'autre part.

21La présence de Dionysos appelle son cortège de satyres et l'auteur suggère qu'ils auraient un rôle rituel, sans qu'il soit vraiment possible de définir lequel. Sur certaines images, ils sont même capables de se tenir comme il convient au sacrifice, mais le plus souvent leur participation dégénère en scènes de violence sexuelle ou de vol, quand c'est le partage qui est prescrit. Par la musique, ils jouent un rôle essentiel dans la transe et semblent véritablement inséparables du Dieu, mais ils n'y participent pas comme les ménades. Bien des apories subsistent donc quant à leur fonction et nombre d'images demeurent en partie muettes.

22Vêtus comme des citoyens et en apparence intégrés à la vie civique, côtoyant les femmes, dans l'espace domestique, travailleurs, artisans, ou encore jouant comme des enfants, les satyres semblent peu à peu se civiliser à mesure que le répertoire évolue. À partir de 450 environ, les peintres cessent de mettre en avant l'animalité ou « l'hypervirilité » des satyres et ils deviennent plus proches d'une « humanité contrôlée », si bien qu'un espace commun entre l'univers mythique et l'univers humain semble se dessiner. On trouve alors des satyres en himation, en chiton, des satyres pédagogues, érastes conversant avec de jeunes éromènes, suivant en cela le modèle de Silène précepteur de Dionysos. Mais Silène est une exception, et même correctement vêtus les satyres portent des bâtons sinueux alors que celui du citoyen est droit, ou bien ils lèvent la jambe comme pour entrer dans la danse. Les satyres ne s'adaptent donc jamais tout à fait, et continuent à se définir par le décalage : « ils ne résistent pas au besoin de jouer, de déplacer les catégories données et de surprendre par leurs comportements inattendus » ; « ils se comportent dans le monde connu comme s'il était, pour eux, nouveau et à découvrir » (p. 215). Les satyres remettent donc en question les pratiques les plus banales et conduisent les Athéniens, toujours « sur le mode du rire et de l'expérimentation », à s'interroger sur eux‑mêmes.

23La participation des satyres à la vie de la cité ne serait pas complète s'ils n'entraient pas « dans l'ensemble des démons et puissances qui gravitent autour des dieux » (p. 218), à l'instar des gorgones ou des sphinx dont ils partagent l'animalité. La présence des satyres auprès de Dionysos, mais aussi d'êtres de nature héroïque ou divine comme Prométhée, Héraclès, Hermès ou Héphaïstos permet de mieux comprendre le « fonctionnement du polythéisme grec », dont l'auteur rappelle qu'il « ne place pas les dieux dans un ordre transcendantal » car ils n'ont pas créé le cosmos et sont eux‑mêmes créés. C'est, d'après F. Lissarrague, la proximité avec le monde des humains qui explique le choix de ces partenaires des satyres : Héphaïstos, difforme, travaille au services des autres olympiens, Héraclès est le buveur et le glouton par excellence, Hermès fait le lien ; quant à Prométhée, il vole le feu, et suscite, sur des céramiques datées des années 440‑400, l'étonnement naïf des satyres qui l'entourent. Comme souvent, ils sont associés aux découvertes, aux inventions et aux commencements de la culture qu'à leur façon ils contribuent à « réinventer ». Enfin, le répertoire évoluant, les satyres finissent par côtoyer Eros et Aphrodite et cèdent le pas : « à la fin du ve siècle, le phallus se fait discret, même chez les satyres ».

Fin en queue de satyre...

24Dans un chapitre conclusif, F. Lissarrague souligne la grande liberté qu'offrent au peintre comme au dramaturge les figures malléables des satyres, qui peuvent aussi bien « animaliser l'humain qu'humaniser l'animal », sur le mode de la parodie, de la plaisanterie et de la fiction. La richesse du répertoire tient à la polysémie de ces figures, chaque image permettant plusieurs niveaux d'interprétation, « comique, carnavalesque, sexuel, rituel ». Le travail de F. Lissarrague en rend compte de chapitre en chapitre par des analyses à la fois détaillées et mesurées. Cependant, si ce parcours permet de couvrir tout l’éventail des activités humaines que les peintres évoquent par le biais des satyres, et s’il confirme admirablement le grand intérêt de l’approche anthropologique en matière de céramologie, on ne peut que souhaiter qu’il débouche à terme sur des propositions peut‑être plus audacieuses, donnant davantage de sens, par exemple, au décalage si souvent évoqué entre le monde des satyres et celui de la cité : au delà de la plaisanterie, et l’auteur ne manque pas de le rappeler, ce décalage entrouvre la porte d’un monde rêvé, dont les contours mais aussi les lois restent en partie à définir et à penser. L’ouvrage de F. Lissarrague permet d’envisager que cela soit possible, bientôt. Enfin, l'essentiel pour l’anthropologue tenant dans le « jeu réflexif » qui s'établit entre les satyres et les hommes, cette réflexivité vient à agir sur le livre lui‑même, puisqu'avec la « coda » du dernier chapitre il semble bien qu'il lui pousse, en guise de conclusion, un appendice chevalin et poilu ! C'est par une ultime pirouette que finit la danse en compagnie des satyres, et que se referme un essai dont on appréciera tout autant le sérieux que l'humour.