Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Emmanuelle Sempère

Fascinantes machines : réflexions interdisciplinaires à partir de l’œuvre de Vaucanson

L’Automate. Modèle, Métaphore, Machine, Merveille, sous la direction d’Aurélia Gaillard, Jean‑Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky & Sophie Roux, Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Mirabilia », 2013, 508 p., EAN 9782867816505.

1C’est dans le cadre des manifestations grenobloises consacrées au tricentenaire de la naissance de Jacques Vaucanson (Grenoble, 1709‑Paris, 1782) que s’est tenu le colloque dont paraissent cette année les actes. Ils sont accueillis dans la collection « Mirabilia » au juste motif que les automates ont non seulement alimenté l’imaginaire de la merveille mais aussi qu’ils permettent exemplairement d’étudier les interactions, voire l’interdépendance entre d’une part, la réflexion scientifique concernant le vivant et la machine, et d’autre part, l’imaginaire mythologique et fictionnel.

2Les organisateurs du colloque ont ici saisi l’occasion de fournir un outil de travail sur ces questions, grâce à une bibliographie très conséquente aussi bien des sources (essentiellement du xviiie siècle, avec également les références les plus importantes de l’Antiquité jusqu’à à Barthélémy Saint‑Hilaire, à la fin du xixe siècle) que de la critique, avec plus de 210 entrées bibliographiques balayant le large spectre des domaines convoqués : l’histoire des sciences (anatomie, biologie, médecine, mécanique) et des techniques, celle des controverses philosophiques et religieuses et bien sûr les études littéraires, esthétiques et théâtrales consacrées à l’automate. À ces éléments s’ajoutent un beau cahier central de soixante illustrations en couleurs et un index général fort utile.

3Le colloque réunit des spécialistes de plusieurs domaines venant de France, de Belgique, d’Italie et des États‑Unis et trois des contributions sont en anglais : Vaucanson est ainsi explicitement l’occasion d’une réflexion interdisciplinaire et internationale concernant le contexte scientifique, technologique et culturel dans lequel l’automate s’est inscrit au xviiie siècle et les fonctions qu’il y a endossées. Les organisateurs, mais aussi nombre de contributeurs ont visiblement cherché à tisser des liens entre les différentes disciplines pour éclairer la vogue des automates d’un jour nouveau, en sortant de la dichotomie improductive du divertissement artistique et de la science.

L’impossible partage entre nature & artifice

4Les dix‑huit contributions sont précédées d’un avant‑propos de Bernard Roukhomovsky et d’une introduction de Sophie Roux qui posent les bases de la réflexion ; le premier insiste sur « l’interpénétration des discours (scientifique, technologique, esthétique…) auquel [l’automate] donne prise et, partant, la porosité des frontières qui structurent aujourd’hui le champ des discours » (p. 12). Le riche patrimoine du Conservatoire national des Arts et Métiers en ce qui concerne les automates du xviiie siècle, en dépit de la disparition des pièces majeures de Vaucanson, révèle à qui l’étudie l’inanité des partages disciplinaires, esthétiques et idéologiques, entre machine utile et machine curieuse, entre science et merveille : Vaucanson, mécanicien, est aussi un « montreur » (p. 11), les « deux fonctions » entrant dans « un rapport […] de concurrence, voire de mutuelle interaction » (p. 10). S. Roux justifie ensuite très clairement les quatre pôles de la réflexion du colloque : l’automate est un « modèle » pour les savants des xviie et xviiie siècles qui ont cherché à modéliser les savoirs anatomiques, physiologiques et médicaux ; il est aussi, et cela est bien connu, une « métaphore » morale courante à l’âge classique ; il est également « machine » au sens industriel du terme comme au sens philosophique et littéraire ; il est enfin « merveille » et ce que ce colloque permet de mettre en valeur, c’est la façon dont Vaucanson « s’inscr[it] dans une longue tradition » même s’il « l’ignorait sans doute » (p. 19), celle des mirabilia.

5Soulignons la richesse de cette approche quadripolaire, qui ajoute à la triade déjà utilisée par Evelyn Fox Keller dans le sous‑titre de son ouvrage Expliquer la vie. Modèles, métaphores et machines en biologie du développement (Gallimard, 2004, référencé p. 472 et cité par Sarah Carvallo p. 165), la notion somme toute englobante de merveille — puisque du modèle à la merveille, l’automate réalise et incarne la puissance créatrice de l’homme quand, comme Vaucanson, il se fait le « rival de Prométhée » selon l’expression de La Mettrie en 1747.

6Jean‑Yves Goffi ouvre le volume en écartant d’emblée l’un de ces partages évoqués par B. Roukhomovsky : celui qui supposerait, entre nature et artifice, une différence d’essence. De façon claire et extrêmement convaincante, Jean‑Yves Goffi montre que ce partage repose sur une forme d’illusion confortée par le « langage usuel », « spécialement en français ». Où existe-t-il une « nature » vierge de l’empreinte humaine ? Constatant que « l’intervention humaine est aujourd’hui telle que l’artifice (au sens de Randall R. Ripert1) est omniprésent », et qu’il faudrait alors employer le terme spécifique d’« artefact » pour désigner ce qui est directement lié à une « intention » humaine, Jean‑Yves Goffi en vient pourtant à abandonner de telles tentatives discriminantes, en montrant que la notion même de « nature » est investie d’intentionnalité humaine. Nature et artifice deviennent indissociables, discrètement chez Vaucanson qui assimile son canard à « un animal2 » et de façon systématique chez Pitt Rivers, Inspecteur des monuments anciens à Oxford entre 1882 et 1890 et ancien militaire de carrière, pour qui l’évolution des techniques est directement entée sur « l’imitation des formes naturelles » (p. 46). La médecine a fait son profit du modèle machinique, pour comprendre les processus naturels, mais aussi pour aider la science à en corriger les éventuels dysfonctionnements : c’est ce que l’article de Domenico Bertoloni Meli développe à partir de l’analyse du De formatione pulli in ovo (1673) de l’anatomiste Malpighi : la nature opère de la même façon dans la santé que dans la maladie, ce qui permet aux médecins et aux anatomistes de construire des modèles utiles aussi bien pour l’enseignement que pour la thérapeutique.

L’automate comme outil de savoir

7Dans cette première section consacrée au modèle, trois articles, ceux d’Alain Mercier, de Sarah Carvallo et de Joan B. Landes, expliquent comment l’automate a servi une « ambition « biologique » (Alain Mercier, p. 140) : Vaucanson, qui pour son « flûteur » s’est inspiré d’une sculpture de Coysevox, « Le Berger jouant de la flûte », et qui a orné la seconde édition de son Mémoire du flûteur automate (1738) d’un frontispice de Gravelot vêtant son androïde suivant les « codes vestimentaires du faune dans la comédie‑ballet » (p. 146), a voulu aussi doter son canard d’un véritable « laboratoire chimique » pour « imiter la digestion dans ses phases principales » (p. 152). L’automate prenait ainsi place dans le débat savant ; il servait la conviction de Vaucanson en faveur de la théorie de la fermentation : les « intentions didactiques, voire polémiques » (p. 155) de Vaucanson prolongent et en même temps utilisent les fonctions divertissantes de l’automate. Sarah Carvallo réévalue quant à elle l’importance, aux côtés de Vaucanson, de C.‑N. Le Cat : tous deux, le mécanicien et l’anatomiste, ont projeté de fabriquer un homme artificiel (le premier présente son projet en août 1741 à l’Académie des Beaux‑Arts de Lyon tandis que Le Cat présente le sien en novembre 1744 à l’Académie des Sciences et Belles‑Lettres de Rouen). Chez les deux savants, l’analogie qui fonde la « fabrique » de l’automate sur celle de la nature (Paré utilise le mot « fabrica » pour désigner « l’atelier de la nature ») permet d’« interroger l’identité de la vie ». Sarah Carvallo met en valeur, chez Le Cat, l’idée fondamentale pour la médecine d’une « perfectibilité anti‑rousseauiste acquise grâce au progrès des connaissances et des techniques » (p. 159) et permise par le « processus universel de transformation du fluide universel » (p. 183). Joan B. Landes clôt enfin ce volet consacré au « modèle » en analysant l’automate non plus en termes de « copie », mais de « simulacre » ; ce dernier terme explicite sa fonction normative et explicative, anticipant selon le chercheur les concepts du cognitiviste contemporain H. Simon (The Sciences of the Artificial, 1969) :

the automata trouble the extent to which nature (as observed) can be the only « true » ground of knowledge. Just as these tableaux vivants upset the division between (mimetic) copy and (phantasmic) simulacra, ultimately they also blur the division that the cognitive and computer scientist, and « founding fatherv of artificial intelligence Herbert Simon so famously attempted to draw between « natural science » and « artificial sciencev. (p. 206)

8On peut évoquer ici un article de la seconde partie, qui contribue, à l’instar de celui de Sarah Carvallo, à préciser, voire à corriger, l’image qu’on peut se faire de Vaucanson et de son travail : Grégoire Chamayou évoque dans son article la « révolte des ouvriers de la soie », à Lyon en 1744 et démonte la « légende » que les contemporains, relayés par Condorcet (Éloge de M. de Vaucanson, 1782) nous ont transmise, d’un Vaucanson « savant persécuté par des ouvriers pétris de préjugés, faisant obstacle par la violence au progrès des Lumières » (p. 338). Résumons sa démonstration : Vaucanson n’a pas introduit de machines à Lyon où d’ailleurs les ouvriers n’étaient pas du tout hostiles aux machines ; à l’origine de l’émeute, il y eut en fait une « réforme du règlement de la fabrique de la soie » (p. 343) dont le but était l’« inféodation complète des maîtres‑ouvriers aux marchands » (p. 345). Cette légende d’un Vaucanson en bute à l’anti‑technicisme du peuple a selon Grégoire Chamayou joué un rôle dans la constitution d’une « rhétorique » du progrès au xviiie siècle — une « rhétorique toujours active » (p. 349) selon lui aujourd’hui. De là son vœu de voir naître « une philosophie critique de l’industrie » (p. 349).

9C’est au contexte philosophique classique que S. Roux, dans cette première partie, s’attèle, avec l’analyse comparée des œuvres de Jacques Rohaut (Entretiens de philosophie, 1672), de Claude Perrault (De la mécanique des animaux, 1680) et de Giovanni Alfonso Borelli (De Motu animalium, 1680‑1681). On comprend, à la lire, qu’il faut se garder d’unifier la pensée mécaniste : « la compréhension des explications machiniques qui interviennent dans tel ou tel texte du xviie siècle supposera toujours qu’on précise non seulement à quelle machine on a affaire, mais aussi comment cette machine est utilisée et à quelle espèce d’âme elle s’articule » (p. 113). L’analyse détaillée et souvent touffue qu’elle propose conduit entre autres à mettre en lumière la richesse de l’« imaginaire mécanique » (p. 90) de Perrault et de Borelli : la machine du premier est « tendue » (le ressort), celle du second est oscillante. Le mécanisme n’apparaît donc pas du tout comme un système théorique fermé et figé ; Charles T. Wolfe prolonge ensuite cette même réflexion en analysant le « mécanisme élargi » du xviiie siècle qui permet de comprendre l’étonnante formule de l’« automate qui sent » proposée par l’abbé Yvon dans l’Encyclopédie (article « Liberté »). L’automate n’est donc pas réductible à une « mécanique plaquée sur du vivant », qui éliminerait la « liberté » du vivant — ce que craignaient Cudworth puis Kant.

Métaphores morales & politiques de l’automate

10Trois articles composent la seconde partie consacrée à l’automate comme « métaphore » ; ils sont consacrés à La Bruyère (B. Roukhomvsky), Marivaux (Sarah Benharrech) et Diderot (Caroline Jacot Grapa) et leur lecture conjointe met en lumière la complexité de cette image. L’emploi figuré d’automate apparaîtrait pour la première fois dans les Pensées de Pascal : « nous sommes automates autant qu’esprit » (fragment 661, éd. Sellier, cité p. 211), pointant tout ce qui est mécanique en l’homme, y compris l’âme. Concernant La Bruyère, B. Roukhomvsky, prolongeant les travaux de Jules Brody et de Marc Escola, met en valeur la « tension », dans le discours du moraliste, « entre le sentiment de l’instabilité du moi d’une part et, de l’autre, le projet de peindre des caractères au sens de Théophraste, c’est‑à‑dire des manières d’être stables » (p. 218). En découle le fait que la « stabilité » de l’automate, pure répétitivité d’habitude, s’oppose à la « constance » de l’homme d’esprit, qui sait « se mesurer ». Marivaux fait aussi de la métaphore de l’automate un outil d’investigation morale : Sarah Benharrech propose d’analyser en détail un passage des Journaux rapportant la déception de l’amoureux surprenant celle qu’il aime en train de préparer ses mines devant un miroir ; en confrontant ce passage à d’autres textes, en particulier les deux comédies des Iles, Sarah Benharrech montre que Marivaux utilise le dispositif du miroir pour interroger la part automate du spectateur lui‑même et pour explorer la relation à autrui : « Un être transformé en machine révèle finalement davantage la morgue dans le regard qu’une certaine classe sociale pose sur les inférieurs que la nécessaire empathie consentie par Marivaux au Spectateur. » (p. 250) Marivaux rejoint ainsi La Bruyère dans cet idéal d’« humanité résolument anti‑automate » (p. 241, le terme d’« humanité » clôt aussi la réflexion de B. Roukhomovsky p. 231), mais s’en écarte par sa « méfiance » envers les « conséquences morales de la caractérisation, [et] [les] effets pervers qu’elle peut entraîner sur la perception de soi » (p. 250). L’automate est aussi pour Diderot en partie seulement un repoussoir : Caroline Jacot Grapa insiste sur le fait que « l’image de l’automate […] n’a pas besoin, si l’on peut dire, de la société industrielle pour devenir une sorte d’allégorie de l’aliénation politique et spécialement du despotisme. » (p. 268) Mais alors que « l’image d’une société d’automates » semble hanter Helvétius — « Le projet de la plupart des despotes est de régner sur des esclaves, de changer chaque homme en automate. » (De l’homme, 1770) — ou encore D’Holbach — « Le despotisme ne fait de ses esclaves que des automates, prêts à recevoir toutes les impulsions qu’il leur donne. » (La Morale universelle, 1776) — Diderot voit aussi en lui une image fascinante du fonctionnement artistique et intellectuel de l’être humain. C’est en ce sens que Caroline Jacot Grapa analyse la figure du mathématicien automate: « l’aliénation — devenir autre — peut donc être volontaire (Rêve de d’Alembert) n’en déplaise à Rousseau » (p. 261). Diderot, fasciné par la machine, fait le lien entre l’acception métaphorique de l’automate et sa nature de machine, qui fait l’objet de la troisième partie.

Ambivalences de la machine

11C’est d’ailleurs avec Diderot que s’ouvre la troisième partie de l’ouvrage consacrée à l’automate comme « machine ». Un Diderot replacé par Paolo Quintili dans le cadre plus général de l’Encyclopédie et de sa volonté de « réévaluation des arts mécaniques et des « mécaniciens » » (p. 320) : « les tours à dévider la soie et le métier à faire des bas […] deviennent aussi [dans l’Encyclopédie] des modèles d’explication du fonctionnement du vivant, notamment du processus de l’embryogenèse. » (p. 331). Diderot, lorsqu’il reprend Haller pour exposer les principes de la « sensibilité » dans les Éléments de physiologie et Le Rêve de d’Alembert, ajoute à son raisonnement la métaphore du métier à tisser des bas afin de « modéliser le processus de constitution de la fibre organique » (p. 334), autrement dit de « la vie sensible ». Dans Le Rêve de d’Alembert, c’est au tour de la métaphore du clavecin organique de modéliser « la vie pensante ». Diderot et les Encyclopédistes offrent là selon Paolo Quintili les « premières représentations de cet « homme neuronal » que les sciences cognitives aujourd’hui tentent à leur tour de modéliser » (Jean‑Pierre Changeux, Gerald Edelmann, évoqués p. 336).

12Est‑elle sensible, la « machine » sadienne ? Jean‑Christophe Abramovici souligne d’emblée la paradoxale absence de l’automate dans l’œuvre du marquis — ce qui rejoint le constat de Noèmie Courtès pour le théâtre, dans la dernière section de l’ouvrage. Les raisons de cette double absence sont évidemment très différentes. Au théâtre, les machines permettent au dramaturge de figurer le surnaturel et le divin. L’automate, si prisé à la foire, risquerait‑il de faire de l’ombre à l’invention du dramaturge et au jeu de l’acteur ? Très intéressant est le cas exceptionnel du serpent réalisé par Vaucanson pour la Cléopâtre de Marmontel en 1750 — lequel semble avoir modérément apprécié son effet sur le public : « la surprise que causait ce petit chef d’œuvre de l’art faisait diversion au véritable intérêt du moment » (Mémoires de Marmontel, cité p. 442 par Gilles Bertrand et Gilles Montègre). Chez Sade, il s’agit de conserver au libertin toute la maîtrise du jeu et de la torture auxquels sont dévolues les machines. Jean‑Christophe Abramovici insiste sur le caractère très archaïque des machines sadiennes, à la fois dans leur fonctionnement et dans leur symbolique. Comme le montrent les illustrations du cahier central, ces machines sont des instruments de torture qui permettent d’allonger indéfiniment le plaisir du libertin et la souffrance de ses victimes. Jean‑Christophe Abramovici analyse la récurrence de l’expression « en détail » dans l’œuvre :

De la même manière que le détail cruel est chez Sade performatif, ces prouesses sont autant technologiques que littéraires. Alliant parataxe et déclinaison verbale, le travail stylistique de la phrase vise des effets de simultanéité, de répétition et de saturation qui créent l’illusion de la performance machinale. (p. 355)

13De là une interprétation très convaincante du style des Cent vingt journées et de ses « phrases supposées inachevées ».

Mirabilia : entre merveilleux divin & humain

14La dernière partie de cet ouvrage consacrée à la « merveille » de l’automate recoupe en fait deux aspects : Elly R. Truitt, Patricia Radelet‑de Grave, Gilles Bertrand et Gilles Montègre s’intéressent aux signes concrets de la « curiosité » pour l’automate et de l’« émerveillement » qu’il suscite dans le quotidien des hommes, tandis qu’Aurélia Gaillard et Noémie Courtès focalisent l’attention sur leurs significations anthropologiques et esthétiques.

15Gilles Bertrand et Gilles Montègre, en fin de volume, entendent corriger la vision historiographique traditionnelle selon laquelle l’Italie, attachée à l’antique et donc à la statuaire, serait beaucoup moins que l’Allemagne touchée par la fascination des automates. Pour ce faire, ils rappellent l’importance du machinisme industriel italien et en particulier la « dynamique de l’innovation » insufflée à Rome par l’ingénieur Zabaglia (p. 455). Outre cette fonction utilitaire, l’automate remplit des fonctions discursives voire explicatives dans le rapport de l’homme au monde : c’est le propos de Patricia Radelet‑de Grave et d’Elly R. Truitt, lequel appuie notamment sa démonstration sur l’horloge automate de la cathédrale de Strasbourg, reconstruite au xvie siècle par Conrad Dasypodius. L’automate peut ainsi à la fois représenter et expliquer le macrocosme et le microcosme ; Elly R. Truitt écrit : « it both demonstrated the glory of God’creations — the universe and living things — and dramatized the sacred timeline of human salvation. » (p. 376). L’étude de cas consacrée par Patricia Radelet‑de Grave à la relecture du Héron d’Alexandrie par G. de Saint Vincent (Théorèmes mathématiques de la science statique, 1624) établit la fonction explicative des représentations d’automate qui ornent les frontispices de l’ouvrage de Saint Vincent : la mécanique rend les phénomènes étonnants explicables.

16Pour le second aspect, de l’automate comme merveille, Aurélia Gaillard analyse sous un angle à la fois psychanalytique, anthropologique et littéraire la « scène primitive » élaborée par Helvétiusen 1773 à propos de l’invention géniale de Vaucanson. Elle montre comment ce « récit d’origine de l’automate » conduit à « substituer » la merveille humaine à la merveille divine :

l’automate ne sert pas seulement de modèle scientifique ou technique, il remplit un vide dans le moment même où celui‑ci est en train de se constituer. Il n’est donc jamais exactement « à la place de », il ne tient pas lieu de Dieu, mais de la place laissée vacante par Dieu : ce qu’on peut nommer « le divin » — ou le sentiment du divin. (p. 410)

17Pour articuler ces deux aspects, que le volume superpose sans les lier, il faudrait un supplément d’enquête, probablement en direction de la métaphysique et des discours religieux.


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18Notons en conclusion que ce colloque et cette publication participent d’un courant critique très productif aujourd’hui, qui cherche à élargir les perspectives des études littéraires en direction des sciences et des techniques ; l’interdépendance des arts, des sciences et de la littérature est sans doute tout particulièrement importante durant la période 1660‑1760 et l’éclairage interdisciplinaire qui nous est ici proposé sur les automates de Vaucanson révèle exemplairement les profonds enjeux anthropologiques (au carrefour souvent de la religion, de la philosophie et des sciences) des œuvres de divertissement de cette période. De nombreux articles parviennent à interroger leur objet de façon transdisciplinaire et assurent la cohérence de l’ensemble, permettant au lecteur de tisser lui‑même des liens entre les exposés plus spécialisés, de philosophie, de littérature et d’histoire des sciences. Il reste, de ce fait, à souhaiter que des travaux futurs explicitent et prolongent ces mises en relation nécessaires entre les données fondamentales de l’histoire des sciences (anatomie, médecine physiologie, biologie, mécanique) et les textes littéraires ; ces derniers, il faut le reconnaître, occupent dans ce volume une place encore relativement modeste. Il s’agit d’un champ de recherche très neuf encore, comme en témoigne, dans une bibliographie minutieuse, le faible nombre d’entrées critiques consacrées au théâtre et à la littérature. On a envie par exemple de chercher des échos littéraires aux images si frappantes relevées par Sophie Roux chez Charles Perrault (p. 90, les paupières‑rideaux, les pattes‑rames, les valvules‑soupapes, etc.) ou encore d’interroger l’éventuelle curiosité technique de La Bruyère ou de Marivaux. La complexité des questions épistémologiques et philosophiques touchant le mécanisme, l’héritage cartésien, les transformations de la physiologie, etc., ne facilitera pas ces enquêtes ; ce qui n’empêche nullement de les entreprendre.