Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Maxime Cartron

Encore un livre sur le baroque !

Jean-Claude Vuillemin, Épistémè baroque. Le mot et la chose, Paris : Éditions Hermann, coll. « Savoir lettres », 2013, 391 p., EAN 9782705684488.

1Eugenio D’Ors, Jean Rousset, Marcel Raymond, Gisèle Mathieu-Castellani, Victor-Lucien Tapié, Didier Souiller1, Claude-Gilbert Dubois, Jean-Pierre Chauveau, Gilles Deleuze…. Une liste non exhaustive de noms importants pour l’histoire et l’herméneutique d’un mot, d’un concept, d’une création intellectuelle2. On peut en effet distinguer plusieurs phases dans l’évolution de l’appréhension du « baroque3 ».

2Si l’on sait que le mot est porteur dès le xviie siècle d’une connotation péjorative qui perdurera longtemps avant d’être réexaminée par des historiens de l’art comme Burckhardt et son disciple Wölfflin, la phase décisive de sa réhabilitation est amorcée par la thèse de Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France (1953), qui démonte l’axiologie pesant sur le Baroque et définit les propriétés d’un courant littéraire qu’il fait s’étendre de la fin du xvie siècle4 au milieu du xviie siècle5. Cette périodisation, globalement adoptée par tous les dix-septiémistes poursuivant dans la lignée de Rousset des recherches sur le Baroque, se heurte à la thèse d’Eugenio d’Ors qui conçoit le Baroque comme un « Éon » au sens platonicien du terme, c’est à dire une force vitale ontologique inhérente à la Nature du Monde, qui transcende nécessairement les époques en ce qu’elle s’oppose au Classicisme, son revers éternel6. Ainsi, deux clans se forment dans l’histoire de l’appréhension du Baroque : les « inactuels » (menés par d’Ors7, historien de l’art) et, en somme, les historiens de la littérature, et plus généralement les critiques et théoriciens de la littérature. Les philosophes ont aussi leur mot à dire, et si Deleuze définit le Baroque comme un « esprit du pli », en mettant en lumière ses caractéristiques ontologiques structurelles, l’ouvrage de Jean-Claude Vuillemin Épistémè baroque pourrait bien ouvrir de nouveaux horizons à la problématique baroque. En effet, J.‑C. Vuillemin, spécialiste de la littérature du xviie siècle, met ici en œuvre un regard foucaldien8 qui nous engage vers l’histoire des idées. Il convient ainsi de voir ce que cette approche peut apporter à une notion encore insaisissable.

L’héritage critique

3Il est nécessaire de se poser la question de l’héritage critique quand on ouvre en 2014 un livre portant sur un sujet aussi couru que le Baroque, d’autant que J.‑C. Vuillemin ne dédaigne pas de se positionner explicitement face à ses prédécesseurs et qu’il construit ouvertement son propre ethos critique, et ce dès son « Prologue » (p. 9‑23).

4J.‑C. Vuillemin récuse tout d’abord avec vigueur la perspective d’Eugenio d’Ors (p. 17‑18 et p. 20 notamment) et adhère à la périodisation traditionnelle du baroque, qui serait donc bien un phénomène historique, et non un Éon. Toutefois, J.‑C. Vuillemin, et c’est là l’originalité de sa démarche, va aussi rompre avec l’approche thématique et stylistique, qui restait globalement privilégiée par les Rousset, Dubois et autres Souiller. Il se place ainsi hors des deux « clans » critiques s’opposant sur la notion de baroque. L’essentiel, selon J.‑C. Vuillemin, n’est pas dans une querelle sur la périodisation du baroque, étant acquis que ce phénomène historique ne saurait connaître une sorte de résurrection contemporaine (p. 16). Partant, la problématique est d’ores et déjà réexaminée en ce qu’elle est sortie du point de non-retour qu’elle avait atteint. S’attacher avant tout à décrire l’Épistémè baroque, c’est bien montrer en quoi « davantage qu’un style, le Baroque est un dessein, voire un Dasein. » (ibid.).

5On peut donc dire que, selon J.‑C. Vuillemin, il aurait fallu décrypter la « sensibilité » (ibid.) propre au Baroque avant de s’attacher aux éléments stylistiques et thématiques produits par cette sensibilité. Loin de mépriser l’aspect thématico-stylistique, J.‑C. Vuillemin entend au contraire chercher en lui et plus encore, au-delà de lui, sa propre validité, en reconstruisant cette fameuse « Épistémè baroque ».

6On aimerait en outre mettre en lumière de possibles rapprochements avec la pensée d’Eugène Green. J.‑C. Vuillemin écrit par exemple :

De même, on pourrait se demander si la prolifération des congrégations et des ordres religieux, ainsi que leurs fastueuses manifestations et la passion accrue de l’époque pour des problèmes théologiques souvent abscons, ne seraient pas inversement proportionnelles au retrait inexorable de la divinité de la scène du monde.

7On se souvient qu’E. Green avait déjà mis en œuvre un raisonnement semblable quant à la dimension d’ « oxymore tragique » habitant le premier xviie siècle9. Selon ce dernier, l’avènement de la science, du cartésianisme, et par ricochet de la notion d’individu, de sa volonté de se rendre « maître et possesseur de la nature10 », écartait bien Dieu de « la scène du monde » et la privait de sa fable11, de sa dimension mystérieuse et mystique que la parole baroque cherchait, habitée qu’elle était par le divin, à réactiver. Certes, J.‑C. Vuillemin propose, on le verra, de nouvelles interprétations originales de cet « oxymore tragique », mais il nous semble qu’il s’inscrit également dans une pensée proche de celle d’E. Green. Reste que pour J.‑C. Vuillemin ces propositions forment une « poétique apocryphe du Baroque » (p. 126‑136) à laquelle il n’adhère pas. En effet, selon l’auteur d’Épistémè baroque, c’est la dramaturgie de Rotrou qui pourrait, le mieux, tenir lieu de poétique au Baroque (p. 136). Face à l’héritage critique proposant diverses poétiques du Baroque (de Jean Rousset à Michèle Clément en passant pat Eugène Green), J.‑C. Vuillemin répond en offrant celle d’un dramaturge. Il y a là une volonté affirmée de refuser la (re)construction excessive — parfois inévitable — en critique littéraire quant à la poétique générale du Baroque. Pour cette raison, J.‑C. Vuillemin n’adhère pas aux « poétiques apocryphes » ; mais sous sa plume, la pensée « apocryphe » a certainement une valeur autrement méliorative que la pensée issue de la doxa,qu’il combat farouchement. La réflexion critique de J.‑C. Vuillemin est une réflexion de la marge, une pensée dont l’anthropologie est foucaldienne. À cet égard, elle est à même de scruter les interstices bouchées de l’épistémè baroque.

Bouleversements dans l’épistémè

8La parution récente de la onzième livraison de la revue Fabula-LhT consacrée à l’année 1966 (1966, annus mirabilis) nous donne à lire un article de J.‑C. Vuillemin justement intitulé « Foucault et le classicisme : les œillères de l’histoire (littéraire) ». Cet article, datant de 2012, a été repris dans l’ouvrage dont nous rendons compte. Il consiste en une réévaluation du travail de Michel Foucault dans Les Mots et les choses. Foucault aurait contribué à perpétuer le mythe d’une épistémè classique, épistémè relevant, selon la pensée traditionnelle, de la première modernité, le Baroque étant alors considéré comme une simple dégradation de la Renaissance ou comme une esthétique désordonnée, sans véritable portée philosophique. Cette vision cyclique et quelque peu démodée au regard des études florissantes et rénovatrices quant à l’appréhension du Baroque depuis les années 1950 est donc, selon J.‑C. Vuillemin, reconduite par Foucault. À cet égard, Épistémè baroque se présente simultanément comme une réévaluation et comme une révolution de l’appréhension anthropologique et littéraire de la pensée du premier xviie siècle. J.‑C. Vuillemin propose en effet de considérer cette pensée comme celle du « pari baroque sur le monde » (p. 263‑336), consistant en une déprise du sacré, qui se retire petit à petit des esprits humains. E. Green ayant proposé des thèses semblables12, J.‑C. Vuillemin s’inscrit donc dans un paysage critique commençant à interroger cette disjonction semble-t-il essentielle entre désir du monde et désir du monde divin, disjonction marquée par un « changement de décor » (voir « Rupture épistémologique : un nouveau regard sur le monde », p. 205‑262) impulsé par un « nouveau metteur en scène », l’Homme lui-même, qui démontre, entre autres par la puissance potentielle de toute représentation, théâtrale notamment, qu’il peut être créateur au même titre que Dieu13. Cette réévaluation ne se comprend cependant pas sans la révolution qui l’accompagne. On peut parler de révolution dans la mesure où Vuillemin propose, en désaccord avec Foucault, de faire du Baroque le premier seuil de notre modernité. La pensée traditionnelle choisit la fin du xixe siècle pour marquer l’acte de naissance de cette dernière, acte de naissance symbolisé par le fameux « Dieu est mort » de Nietzsche dans Le Gai savoir. Mais J.‑C. Vuillemin nous aide à voir que d’une part, Dieu est déjà en train de mourir dès le premier xviie siècle et, d’autre part, que le Classicisme dont Foucault, victime des « œillères de l’histoire (littéraire) », ne contestait pas la légitimité quant à la construction anthropologique de notre modernité, ne peut aucunement constituer la première strate de l’histoire et de l’historiographie modernes.

Baroque & Classicisme

9C’est donc à travers le conflit, éternel selon d’Ors, sempiternel selon les critiques dubitatifs quant à l’utilité de ce qu’ils considèrent comme des étiquettes superfétatoires, entre Baroque et Classicisme que la (re)construction et la compréhension de l’épistémè baroque peuvent avoir lieu. J.‑C. Vuillemin se demande ainsi, en héritier de Foucault, si la caractérisation doxale d’une part du Baroque, d’autre part, du Classicisme ne sont pas mues par des discours idéologiques institutionnels, qui deviennent alors suspects. J.‑C. Vuillemin nous démontre avec à propos que si le Baroque n’existe pas, le Classicisme pas davantage. On sait grâce au livre de Marc Fumaroli sur L’Âge de l’éloquence et à la relecture de Jean Rousset de son propre travail dans Dernier regard sur le baroque combien ces mots peuvent être trompeurs et dangereux. Ainsi, M. Fumaroli proposait des critères plus stylistiques : le Baroque serait qualifié d’asianisme (style fleuri, abondant, terme issu de la rhétorique antique et donc très usité au xviie siècle14) et le Classicisme d’atticisme (style bref, plus contenu, moins exubérant, également en usage au xviie siècle). J.‑C. Vuillemin refuse néanmoins le critère stylistique en raison de l’axiologie qui l’habite : asianisme reste en effet un terme péjoratif, contrairement à atticisme. L’apport le plus singulier de J.‑C. Vuillemin reste donc le fait de rabaisser le Classicisme et de rehausser le Baroque. Il entend ainsi démontrer que le Baroque a plus de légitimité à exister que le Classicisme, qui serait une invention de la pensée institutionnelle française cherchant à démontrer une exception toute française, exception jugée inexistante et fallacieuse. Le duel Baroque-Classicisme tourne donc dans Épistémè baroque à l’avantage du premier. On pourra éventuellement s’interroger sur ce renversement quelque peu étonnant et se demander si J.‑C. Vuillemin ne cède pas au désir foucaldien de retourner le discours doxal, où s’il ne nous présente pas lui-même un discours idéologique en faveur du Baroque et donc une nouvelle axiologie, mais il n’en reste pas moins qu’Épistémè baroque, par sa rigueur anthropologique et critique, nous donne à lire une autre histoire du Baroque, une histoire débarrassée de la comparaison axiologique avec le Classicisme et, partant, une autre (pré)histoire de notre modernité.

Herméneutique & anthropologie

10Tout au long de son ouvrage, J.‑C. Vuillemin insiste enfin sur le fait que le baroque qu’il présente est « son » baroque (voir « Mon Baroque », p. 201‑203) et non pas « le » Baroque15. Cette précaution oratoire permet d’attirer l’attention sur cette idée foucaldienne : si tout le monde parle d’un lieu de pouvoir, J.‑C. Vuillemin dit avec honnêteté qu’il n’échappe à cette règle. Loin de dédouaner quiconque, cette remarque donne à penser et amène de possibles discussions, car c’est là le signe d’une pensée vivante que de susciter des réactions et des interrogations :

Pour Pascal, comme pour saint Augustin (Confessions, VII, XX et XXI), toute vérité et toute justice dignes de ce nom ne sauraient venir de l’homme, mais seulement de Dieu. Telle n’était certainement pas l’opinion des Baroques. Si les esprits vulgaires ou timorés vont trouver dans l’espoir d’un au-delà fertile en béatitudes une avantageuse compensation à la fugace facticité d’un ici-bas qui inquiète et qu’on ne reconnaît plus, le topos convenu du theatrum mundi va au contraire inspirer l’homo barochus et sera pour lui l’occasion d’une formidable mise en cause et mise en scène des choses et des êtres, dont il se sait, en fin de compte, l’ultime responsable. (p. 262)

11On a pu suivre la construction de l’épistémè baroque proposée par J.‑C. Vuillemin, et l’on voit, ce paragraphe l’illustre, que la place accordée à la religiosité est faible. L’explication est à chercher dans le retrait du divin de la scène du monde, signe d’une modernité commençant à se construire (souvenons-nous du mot de Nietzche), mais aussi dans une rénovation de l’approche anthropologique du Baroque. L’approche des Rousset et consorts était anthropologique, mais leur anthropologie baroque était bien fondée sur des critères stylistiques. Débarrassé de la stylistique et du thématisme, J.‑C. Vuillemin peut alors observer :

  • que l’affirmation tirée du paragraphe que nous citons semble s’appliquer parfaitement, selon les « anciens » critères anthropologiques aux libertins (La Mothe Le Vayer notamment, ou encore le Cyrano de Bergerac des États et Empires de la Lune et du Soleil), mais semble inexacte au regard d’écrivains et poètes comme Bossuet, Hopil ou encore Chassignet.

  • que Bossuet, Hopil et Chassignet ne seraient donc pas baroques au regard de l’anthropologie proposée par J.‑C. Vuillemin. Mettre de côté le critère thématico-stylistique permet cette affirmation si l’on suit petit à petit le système que l’auteur déplie remarquablement au cours de son livre. Se pose alors la question de l’anthropologie augustinienne, que J.‑C. Vuillemin ne traite pas dans son livre et qui pourrait éventuellement être relue à la lumière de ces nouveaux critères de lecture.

  • qu’il y a bien, au xviie siècle, l’avènement de cette « ère du soupçon », due à la science, à la formation scientifique de l’esprit philosophique proposée par Descartes, à l’attention soutenue accordée progressivement à l’individu, qui peut avoir raison contre toute une société selon les libertins (cf. Théophile de Viau)16, et c’est l’un des grands mérites de l’ouvrage de J.‑C. Vuillemin que d’attirer l’attention sur cet état de fait et de théoriser ces éléments en leur accordant une grande importance dans la construction de son épistémè baroque.

  • que si l’on admet alors que Bossuet, Hopil, Chassignet, et nombre d’autres écrivains ne sont pas baroques, on peut se demander s’ils sont simplement en réaction avec l’esprit de leur temps, à l’avènement d’une modernité qui se caractériserait essentiellement comme annonciatrice de la fameuse « mort de Dieu » : la littérature religieuse et mystique est‑elle simple résistance à l’esprit du temps et au « progrès » scientifique que J.‑C. Vuillemin discerne fort justement à l’œuvre au xviie siècle ? On pourra alors éventuellement relire les travaux de Rousset sur la recherche de la permanence dans la poésie baroque française.


***

12J’aimerais pour conclure rappeler cette phrase de Milan Kundera, dont Jean‑Claude Vuillemin cite à quelques reprises des réflexions dans son livre, phrase qui pourrait également servir de boussole à la lecture d’Epistémè baroque :

Seul Dieu est dispensé de l’obligation de paraître et peut se contenter d’être ; car lui seul constitue (lui seul, unique et non existant) l’antithèse essentielle de ce monde d’autant plus existant qu’il est inessentiel17.

13Si le Baroque n’a pas fini de faire couler de l’encre, c’est en définitive parce qu’il est bien plus que ce qu’il peut paraître à premier abord. Plus qu’un mot creux et inutile comme on pourrait le penser un peu hâtivement, le Baroque, J.‑C. Vuillemin nous le démontre, est aussi une chose.