Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Laurence Giavarini

Des larmes d’expérience

Stanley Cavell, La Protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue, traduit de l’américain par Pauline Soulat, Paris : Capricci, 2013, 328 p., EAN 9782918040347.

1La maison d’édition Capricci fait traduire et édite là un ouvrage relativement ancien de Stanley Cavell : il a paru sous le tire Protesting tears il y a dix‑sept ans, mais certains chapitres sont plus vieux de dix ans encore. Cette remarque n’a pas vocation à déplorer que l’ouvrage appartienne à un autre siècle, mais plutôt à souligner que son rapport au temps ne laisse pas de surprendre — qu’il s’agisse du temps de la réflexion de St. Cavell, du temps de l’inscription des modèles dans sa pensée, ou du temps de l’histoire (de la philosophie, au fond, plus que du cinéma). Plus encore qu’un essai sur un genre ou un sous‑genre du cinéma, le livre se présente ainsi comme un retour de St. Cavell sur des questions travaillées de longue dates, sur ses auteurs de prédilection (Emerson et Freud principalement ici), sur son intérêt pour le cinéma et sa défense de cet art comme objet d’expérience et de pensée. Le rapport du « mélodrame de la femme inconnue » à la « comédie du remariage », qui fut l’objet d’un livre célèbre, est sans cesse rappelé, de manière à expliquer les variations proposées sur des structures et des sortes de constantes morales et/ou narratives : le mariage comme conversation (l’idée vient d’Emerson), le désir de la femme d’être reconnue, c’est‑à‑dire « créée » par l’homme, la « méchanceté » masculine (le terme doit être pris avec distance, et vaut dans une interaction). La notion de genre est elle‑même précisée très tard, au dernier chapitre :

[Elle] implique […] qu’un thème jugé signifiant dans l’un des films qui composent ce genre doit l’être également dans tous les autres — ou que son absence doit être compensée. (p. 289)

2Cependant, le cinéma peut sembler d’abord moins présent ici que dans À la recherche du bonheur : cinq chapitres s’appuyant respectivement sur des analyses de Hantise de Cukor (1944), Letter of an Unknown Woman de Max Ophüls (1948), Now, Voyager d’Irving Rapper (1942), Stella Dallas de King Vidor (1937) sont précédés d’une longue introduction de quatre‑vingt pages dans laquelle St. Cavell revient sur ses rapports avec le féminisme, sur la comédie du remariage, sur les fondements de sa réflexion chez Emerson (longuement cité à plusieurs reprises), Henry David Thoreau, mais aussi Descartes et Freud. Il précise par là le milieu intellectuel dans lequel baigne ce livre qui se développe à travers une série de réflexions parfois un poil elliptiques — comme des idées que l’on poursuit un peu pour soi‑même —, et dans le dialogue que l’auteur entretient avec ses objets de pensée familiers, mais qui longtemps n’envisage pas la situation temporelle de ces films comme un moment (par exemple) du cinéma hollywoodien (disparu du titre français). Cette contextualisation intervient cependant au chapitre III sur Now, Voyager — j’y reviendrai —, mais de manière significative, il n’y a pas auparavant d’histoire, pas vraiment non plus de temporalité de l’objet cinéma, ni du côté de Deleuze, ni de celui de Rancière, pour prendre les grandes références françaises, c’est‑à‑dire en définitive pas vraiment de monde social ou politique pour ces histoires. Sans doute est‑ce — à nos yeux du moins — l’intérêt et la limite d’une approche morale.

Morale du cinéma

3Cela est d’autant plus frappant que le genre du mélodrame de la femme inconnue regroupe des films très différents du point de vue de leur statut dans l’histoire du cinéma — par exemple un chef‑d’œuvre d’auteur comme Letter of an unknown woman, premier film américain d’Ophüls, à côté d’un film populaire comme Now, Voyager au sujet duquel interviennent néanmoins un certain nombre de clarifications, notamment celle qui porte sur la dimension politique du regard critique sur le « cinéma populaire », regard qui interdit en quelque sorte à certain‑e‑s d’y reconnaître un film féministe (p. 192, et voir aussi p. 115 à la fin du chapitre sur Hantise1). Occasion pour St. Cavell de vitupérer :

l’axiome […] selon lequel l’usine à rêves hollywoodienne ne saurait promouvoir que le plus vulgaire et le plus figé des rêves absorbés. Cet axiome traite le film de femme (comme à une autre époque, le roman de femme) avec un dédain dont il accuse les autres de traiter les femmes. (p. 204)

4Que St. Cavell reconnaisse et revendique le cinéma en tant que culture populaire jusque dans son industrie même laisse apparaître à quel point le soubassement critique, dialogique, du livre est américain — il y a longtemps que le cinéma hollywoodien est pris au sérieux en France, et n’interdit pas des approches en termes d’auteurs. C’est aussi que St. Cavell est tout particulièrement soucieux de débattre avec la critique féministe et de revenir sur certaines des accusations, rapportées en introduction, qui ont été portées contre son travail, soucieux de montrer en quoi son approche de la femme « créée » est féministe. Il l’est avant tout dans une perspective morale2 et expérientielle, si bien que l’intéresse surtout l’histoire qui réside dans des coïncidences au demeurant souvent remarquées, telle la contemporanéité de la naissance du cinéma et de la psychanalyse, lesquels ont tous deux pour objet la souffrance féminine. Cela dit, une telle contemporanéité concerne sans doute moins à ses yeux la constitution d’un genre que ce que le genre permet de réfléchir, doublement déterminé qu’il lui apparaît par une structure narrative (commencer par une séparation, finir par un remariage ; réciter un aria « de dénonciation ou de renoncement »), et un schéma psychique (le désir d’une femme d’être « reconnue » par un homme qu’elle aime et qui la détruit, ou pour qui elle se détruit, le fait d’« être des inconnues qui connaissent », p. 193), par un schéma donc — un schéma de transfiguration commun à la comédie du remariage et au mélodrame de la femme inconnue (p. 317), et par un sens moral de cette transfiguration, que St. Cavell relie « à l’enseignement d’Emerson et de Thoreau ».

5Quelque chose doit donc se penser à partir de la répétition et du genre, dans une tradition de la philosophie morale que nous avons perdue de vue, ou oubliée, mais que l’on peut peut-être, d’un point de vue français, lire comme un écho de ce que fut l’ancienne poétique (aux xvie et xviie siècles, en Italie et en France) quand elle interrogeait précisément le sens moral des formes dramatiques ; plus exactement, le sens moral et politique, le sens politique parce que moral. Il est, au titre de cette « contextualisation » propre à un regard étranger, remarquable que cette épaisseur politique de la question morale apparaisse très secondaire dans le livre de Cavell.

En quête de la femme inconnue

6De manière sinueuse, en suivant les méandres de mises au point qui entraînent le lecteur parfois assez loin du film (de ses images en tous les cas : l’ouvrage de St. Cavell est un peu difficile à suivre si l’on ne connaît pas les films dont il est question), quelque chose se construit qui, plus que la compréhension du genre du mélodrame, relève d’une situation psychique ou peut‑être plus justement de ce que l’on pourrait appeler parfois un « complexe » — si le mot ne nommait une structure qui n’est jamais présentée explicitement comme névrotique par St. Cavell, même si elle peut inclure, dans certains cas, une névrose de destruction. Son parcours à travers un petit nombre de films aboutit à l’idée relativement convenue que la femme est « inconnue » parce que « toute description juste d’un être est une description fausse, est, en un mot, ou un nom, ironique[.] Le thème du genre de la femme inconnue est donc l’ironie de l’identité humaine en tant que telle. » (p. 201). Au sein de ce genre, précise‑t‑il encore, « la ligne directrice du récit [est] la quête par la femme de sa mère » (p. 306). Au travers des éléments narratifs analysés dans chaque exemple du genre, c’est bien la configuration d’une figure féminine, ou une situation de la femme, qui est ici postulée, mais que St. Cavell peut également trouver en soi, au‑delà de tel ou tel film, chez Garbo, « la plus grande, la plus fascinante des images cinématographiques de la femme inconnue » (p. 163). Cet intérêt pour le schéma, ou la configuration, ou encore le « complexe » pourrait entraîner le lecteur dans une réflexion de type structural, comme celle qu’a proposée Nathalie Heinich dans États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale, à propos de ce qu’elle nommait « complexe de la seconde3 ». Mais la réflexion de St. Cavell cherche moins nettement à identifier une structure, laquelle passe chez Nathalie Heinich par un emploi quasi « clinique » de la littérature et l’identification d’un parangon (Rebecca, pour ne pas le nommer, à propos du « complexe de la seconde », comme Œdipe‑roi dévoile le sens du complexe analysé par Freud). Surtout, toute une partie du livre de St. Cavell est occupée par des notations sur la légitimité de sa réflexion à parler « à la place » des femmes4 (croit‑il, en reprenant des arguments féministes), notations qui laissent entrevoir le débat à l’arrière‑plan, du moins jusqu’au dernier chapitre qui se donne comme une « discussion explicite avec un texte féministe sur le cinéma5 ». Il développe dès lors ses analyses dans une sorte de réflexivité d’autant plus intéressante qu’elle ne cherche pas à dire ce que ces films font aux femmes qui les regardent, mais cherche sa place de philosophe s’efforçant de « préserver » une philosophie (de la transfiguration), « ou plutôt [de] montrer qu’elle est préservée » (p. 318) :

Comment pourrais‑je m’affranchir [des attaques portées contre les hommes dans de tels films qui les représentent], sinon en disant ce que ces films représentent pour moi ? (p. 304)

7La Protestation des larmes propose ainsi une série de portraits de femmes — celui du personnage de Bette Davis dans Now, Voyager en particulier est très beau, figure d’une maîtrise de la théâtralisation freudienne du somatique (p. 192‑193) débouchant sur des analyses profondes du caractère « lockien », indécidable, de son consentement à l’ordre social (p. 218). Cette série permet à St. Cavell d’avancer vers l’idée d’une « protestation » sans reste, et de voir à la source de la tristesse du mélodrame « le droit de refuser, de dépasser la tristesse médiocre que ce monde […] propose [aux femmes inconnues] » (p. 192). Hantise fait ainsi le portrait d’une femme interprétée par Ingrid Bergman, à qui un homme tente de voler sa vie « pour lui‑même » et qui s’en tire dans une situation de folie ; Letter of an unknown woman, celui d’une femme qui « entreprend […] de créer [l’homme] pour lui‑même en se créant elle‑même pour lui » (p. 215) ; Now, Voyager montre une femme qui consent en renonçant au désir. Stella Dallas dépeint un parcours vers « la rage et la dépression mêlées » (p. 320).

8St. Cavell relie toutes ces trajectoires à des affirmations distinctes du cogito — ce en quoi sa pensée morale s’articule ici à une histoire de la philosophie commençant très classiquement avec Descartes, et à cette réflexion sur le scepticisme qui revient sans cesse sous sa plume6, mais aussi à la figure de Nora, l’héroïne de Maison de poupée. Ainsi, l’héroïne de Hantise affirme son cogito « dans un état de folie » (p. 216) qui fait du film d’Irving Rapper une « étude du vampirisme » ; celle de Lettre d’une inconnue ne peut être reconnue de l’homme qu’elle aime, quand elle revient le voir, si bien qu’une « atmosphère de mort » plane sur le film « comme pour dire : personne ne peut faire ton cogito à ta place » (p. 215). L’annonce du cogito de Stella Dallas,

l’acceptation de son insistance sur son propre goût, c’est‑à‑dire de sa façon d’assumer la réflexion qu’elle porte sur sa propre existence […] s’est produite sans — comme dans sa présentation par Descartes, il se produit sans — qu’elle sache cependant qui elle est, qui est cette voix en train de prouver son existence. (p. 316)

Une expérience du genre

9Il y a ainsi dans La Protestation des larmes une étrangeté philosophique qui naît de sa situation dans une pensée peu familière au discours français sur le cinéma — et qu’un travail de traduction parfois à la limite de l’incorrection rend ici parfois ardu7—, même si l’on trouve chez St. Cavell l’affirmation, comme chez Serge Daney, que les films nous regardent. St. Cavell développe néanmoins très peu l’analyse de ce que nous font ces films. Il interroge le fait que certaines questions (analytiques) soient posées de manière privilégiée par le cinéma — la souffrance féminine, on l’a dit —, il évoque les larmes des personnages féminins principalement, des spectateurs moins. Il évoque surtout le mode de présence des films dans l’existence, d’une manière volontairement et strictement autobiographique, comme quand il rapporte que, lorsque sa mère voulait l’avis de son père ou le sien sur un nouveau vêtement, elle demandait : « Ça ne fait pas trop Stella Dallas ? » :

Je savais alors déjà — c’est ainsi que je m’en suis toujours souvenu — qu’en faisant référence à Stella Dallas, ma mère évoquait une figure de laquelle elle ne se différenciait pas totalement. (p. 292‑293)

10Ce que St. Cavell cherche à formuler, c’est son « expérience du genre » que forment ces films vus et revus, comme il y insiste. Il y a là — cela vaut sans doute la peine de le souligner — une différence importante avec ce que la réception française de St. Cavell dans la philosophie morale des formes artistiques (littérature et cinéma, principalement) fait de son travail. Le sens de l’expérience ainsi délivrée par le cinéma ne me paraît pas le même chez le philosophe américain que dans les approches éthico‑morales actuelles de la littérature, qui semblent pourtant découler de son travail8. Cela vient peut‑être de ce que la délivrance de ce sens est toujours problématique en soi : d’une part, l’expérience que rapporte une histoire dans un film analysé par St. Cavell est problématique parce qu’elle est foncièrement articulée à une question, qu’elle résulte d’un problème9 — principalement un problème d’identité, inscrit dans une relation entre homme et femme, mais aussi (c’est la différence avec la comédie du remariage) dans la relation entre mère et fille. De ce point de vue, il n’y a pas de valorisation automatique de la solution ou de la réponse à un problème sous prétexte qu’elle fait expérience10.

11Mais par ailleurs, on l’a dit, l’expérience qu’est le genre du mélodrame est un problème pour St. Cavell en tant qu’homme, en tant que philosophe cherchant à comprendre ce qui l’autorise, à partir de sa lecture d’Emerson, et de son besoin de « préserver », comme il dit, cette philosophie américaine, à regarder les mélodrames de la femme inconnue comme exprimant « le besoin de la femme d’avoir une voix, un langage, le besoin qu’on porte attention à sa propre subjectivité » (p. 319) Le mélodrame montre une façon de supporter la douleur, une « impressionnabilité […] qu’en philosophie, le masculin éviterait », selon Emerson, auquel St. Cavell emprunte ce mot d’impressionnabilité. On voit comment ce qui ne fait pas histoire dans l’histoire des représentations de la femme par le cinéma américain (par exemple) est ici déplacé dans une histoire de la philosophie à laquelle Emerson (et St. Cavell travaillant avec Emerson) a tenté d’apporter une « singularité américaine11 » (p. 319). C’est en tant qu’il procède de la philosophie américaine que le cinéma hollywoodien est ici « historique », si l’on veut.


***

12Il reste que la complétude du sens de l’expérience n’est pas donnée par la philosophie, mais que celle‑ci permet au contraire de revenir vers l’opacité de l’expérience. Car il y a pour Stanley Cavell un « besoin emersonien et féminin d’un langage propre » (p. 319) qui lui sert en dernier lieu, et de façon tout à fait saisissante, à interroger les « états » de sa mère, migraineuse, état lié « en un sens, à sa demande d’être remarquée », et qui la conduisait à jouer du piano « seule dans une pièce sombre :

À quoi ces états sont‑ils assujettis ? De quoi héritent‑ils ? La musique comblait‑elle la perte ou l’appauvrissement d’un ego qui s’était abandonné lui‑même (s’adressait‑elle donc à la mélancolie ?) ou rappelait‑elle, racontait‑elle les origines, donc les pertes, de sa réception du monde de la musique, de son talent magnifique pour ce domaine (parlait‑elle donc de dépossession et de nostalgie ?) ? Musique, états d’esprit, mondes, abandon, sujétion, dépossession — bien sûr. Nous parlons de mélodrames. (p. 321)

13.