Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Mathilde Bombart

La lecture au risque de l'empathie

Empathie et Esthétique, sous la direction d’Alexandre Gefen et de Bernard Vouilloux, Paris : Éditions Hermann, 2013, 426 p., EAN 9782705684723.

1Constitué à partir des actes d’un colloque tenu en 2010 à l’université de Bordeaux, ce livre rassemble une vingtaine de contributions qui explorent les usages et la pertinence de la notion d’empathie dans le domaine esthétique et particulièrement dans l’étude de la littérature. La question est vaste : née à la fin du xixe siècle au confluent de l’esthétique et de la psychologie, la notion a été l’objet depuis une quinzaine d’années d’un fort regain d’intérêt dans la philosophie d’inspiration phénoménologique et/ou cognitiviste ainsi que dans les travaux de psychologie sociale. Depuis les années 2000, ces recherches ont inspiré et nourri un important courant de la théorie et de la critique littéraire, dont l’objet premier est un questionnement sur la place des émotions (des lecteurs, des spectateurs, mais aussi des créateurs eux‑mêmes) dans le rapport aux œuvres. Face à cela, la position des études réunies est double : pour certains articles, l’empathie et son utilisation en esthétique, dans la critique ou dans la création littéraire sont des objets d’étude interrogés dans leurs soubassements théoriques ou historiques ; pour d’autres, le questionnement des émotions représentées et surtout suscitées par les œuvres chez ceux qui les reçoivent, fonctionne comme un outil herméneutique mis au service d’une étude de ces mêmes œuvres. Cette alternance entre point de vue théorique et mise en application critique, qui aurait mérité d’être annoncée en début d’ouvrage, a pour avantage de permettre d’embrasser la très grande diversité des emplois de la notion d’empathie ; elle ménage aussi de constants aller‑retour entre perspectives théoriques et mises en pratique ; elle permet enfin d’offrir un bilan bibliographique très ouvert et très riche des recherches considérables auxquelles ont donné lieu ces questions, notamment en Amérique du Nord.

2Les articles sont regroupés en six parties mais, curieusement, la table des matières présente chacun de ces articles comme s’il s’agissait d’un chapitre de livre, ce qui donne un aspect faussement homogène et systématique à un ensemble qui ne l’est pas, et gomme de manière regrettable le nom des différents contributeurs. Dans la première, la notion d’empathie est abordée pour elle‑même et resituée au sein de la tradition philosophique (au cœur, pour le dire vite, du débat entre la méfiance platonicienne à l’égard de la contagion esthétique et la valorisation aristotélicienne de l’utilité de la représentation), ainsi que des recherches actuelles en philosophie et en cognition (Patricia Lombardo, Pierre Livet et Gloria Origgi). Les deux grandes sections suivantes sont consacrées aux questions soulevées par l’empathie à partir de formes spécifiques : la poésie, avec la question du sujet lyrique (Antonio Rodriguez), le théâtre, point nodal depuis longtemps d’une réflexion sur les émotions (Sophie Marchand), et l’opéra (Frédéric Chevreux), puis le récit, avec des études s’intéressant au personnage (Françoise Lavocat et Suzanne Keen) et à l’action narrative, dans ses rapports avec l’action humaine (Muriel Louâpre, Raphaël Baroni). La quatrième partie porte sur les effets de la fiction, ou plutôt des récits car certains exemples donnés ne sont pas fictionnels (voir les extraits de témoignages ou de mémoire du xviiie siècle commentés par Anne Coudreuse). C’est du rapport des œuvres aux émotions dont il est question ici, avec différents cas de figure, selon que l’émotion est au point de départ de l’écriture (Muriel Pic) ou que la vocation de l’écriture à la prendre en charge, et ses limites, soient l’objet même des œuvres (Dominique Rabaté et Alexandre Gefen, tous deux à partir de livres d’Emmanuel Carrère). Une cinquième partie ouvre le questionnement sur l’empathie à d’autres pratiques artistiques telles que la peinture et la sculpture, et s’interroge sur la manière dont elles mobilisent les émotions et le corps de leurs spectateurs (Bernard Vouilloux, Aurélia Gaillard et Filippo Fimiani). Le volume se clôt par une section dévolue à la relation critique, qui revient à une réflexion théorique sur la présence de l’empathie dans la critique artistique (Heinrich Wölfflin par Carole Talon-Hugon, Abby Warburg par Georges Didi-Huberman) et littéraire (Dominique Vaugeois).

Genèse, fonctionnement & rôle des émotions esthétiques

3L’hétérogénéité des objets et des points de vue considérés rend la synthèse difficile, mais on peut isoler quatre principales lignes de force qui traversent l’ensemble du volume.

4La première est celle d’un questionnement sur le fonctionnement de la relation émotionnelle à l’œuvre. Tension entre identification et distance, articulation entre imagination, rêverie et simulation, engagement corporel, etc. : plusieurs modèles se dégagent, mettant en évidence la complexité des émotions littéraires et artistiques, voire leur résistance à une description une et unique. La question porte aussi sur ce qui dans l’œuvre fait fonction d’embrayeur empathique, pourrait‑on dire. L’émotion déclenchée provient‑elle de la relation à l’auteur qui s’y nouerait ? du personnage ? de la présence de certains éléments stylistiques ou lexicaux ? Les études ouvrent de multiples pistes en ce sens, avec des exemples pris de la mise en scène, de la peinture abstraite, de l’architecture, ainsi que de cas‑limites touchant à la représentation de choses ou d’animaux (G. Origgi).

5Le deuxième grand axe de réflexion qu’ouvre ce livre touche aux relations entre formes et émotions. Si on peut associer la mise en branle émotionnelle du lecteur ou du spectateur à l’innovation formelle ou stylistique (P. Livet), plusieurs travaux invitent pourtant à la prudence, en soulignant, par exemple, l’importance de la connaissance préalable d’un répertoire pour qu’une émotion immersive advienne (A. Rodriguez). S. Keen le rappelle avec prudence : on ne sait finalement que peu de chose des techniques ou des conditions favorisant l’empathie. Qu’en serait‑il, en outre, d’une historicité des effets émotionnels ? À quelles conditions telle expression pathétique écrite il y a quatre siècles touchera‑t‑elle encore des lecteurs aujourd’hui ? À moins que ce ne soit que par malentendu qu’une œuvre du passé puisse nous atteindre encore si, du moins, toute empathie n’est pas condamnée à n’être que de son temps (A. Coudreuse) ?

6La troisième ligne de force du volume porte sur le statut de la représentation et, plus généralement, de l’art. Les questions soulevées par le paradoxe aristotélicien du plaisir pris à la représentation d’objets ou de sentiments repoussants ou douloureux dans le réel ne sont bien sûr jamais loin lorsque l’on se penche sur l’empathie esthétique. La mise en représentation opère une réorganisation de l’expérience et de la vie affective par des formes symboliques et des systèmes de signes, au premier titre la langue elle‑même, rappelle A. Rodriguez. Pourtant, l’éveil d’un sentiment empathique en présence d’une œuvre paraît reposer sur une abolition, ou du moins une porosité des frontières entre la réalité et sa mise en représentation (c’est, par exemple, l’effacement de la frontière fait/fiction que note Fr. Lavocat dans les théories contemporaines du personnage).

7Ces ambiguïtés, sinon ces apories, dans l’analyse que l’on peut faire de la mobilisation des affects par les œuvres se retrouvent dans les multiples questions que soulèvent de ce point de vue la fonction et le rôle de la littérature et des arts — c’est le quatrième axe de réflexion qui traverse ce livre. Que peut l’art ? demande, plus ou moins directement, une approche en termes d’empathie. Sans revenir à la catharsis ou à la tradition chrétienne de l’imitation de la vie du Christ, la réflexion sur les émotions esthétiques s’articule étroitement à l’assignation à l’art, et particulièrement à la littérature, d’une influence existentielle, voire d’un rôle de transformation du sujet, ainsi que, parfois, de la société qui l’entoure. Ce rôle est diversement considéré dans les articles, qui tantôt le situent du côté du « gain cognitif », pour reprendre une expression de Fr. Lavocat, avec la possibilité pour le lecteur d’explorer fictionnellement des places ou des émotions ; tantôt l’envisagent comme lieu d’apprentissage, du souci de l’autre notamment, ainsi que de la capacité à « sortir » de soi‑même. A. Gefen propose même de voir dans une conception affective du littéraire un projet à l’œuvre chez un certain nombre d’auteurs contemporains, à qui il permettrait d’échapper à l’alternative entre un formalisme volontiers taxé d’inutilité et le choix d’un engagement politique qui serait désuet. L’assignation morale, voire moralisatrice des œuvres n’est parfois pas loin lorsque l’on parle d’empathie, comme certains des travaux de la philosophe américaine Martha Nussbaum peuvent le laisser penser1, mais plusieurs études du volume expriment justement leur méfiance ou leur scepticisme à l’égard d’un tel penchant (S. Keen).

Quelles œuvres, quels lecteurs ?

8Nous voudrions dans un dernier temps évoquer quelques unes des questions, des lignes de fuite, des perspectives, ainsi que des réserves, que suscite un si riche ensemble.

9La première de ces questions tient à la manière dont sont mobilisés et construits comme objets les textes, œuvres et exemples au fil de ces travaux. Si la relation empathique tend à remettre en question les frontières, voire « le propre » de la représentation ou de la fiction, ainsi que le rappellent plusieurs études, l’analyse des œuvres à partir des émotions qu’elles suscitent tend aussi à les effacer dans leurs spécificités, et notamment dans leurs inscriptions historiques, sociales et matérielles spécifiques. Ce sont, autrement dit, les conditions de production, d’énonciation et de publication des œuvres et en particulier des écrits littéraires, qui sont ainsi laissées de côté, et avec elles leurs conditions de réception, qui se situe bien toujours, elle aussi, dans une conjoncture donnée. Le texte arrive à son lecteur via un medium, l’écriture, le livre ou d’autres supports encore, dans des conditions de réception (solitaire ou collective, via la lecture ou la scène…) dont la prise en compte pourrait contribuer à comprendre son empreinte sur le lecteur et/ou sur le monde. Cette tendance à la déshistoricisation, avec l’oblitération des formes d’existence matérielle des écrits qu’elle suppose, repose sur ce qui reste souvent un non‑dit de ces travaux, à savoir la contemporanéité (ou quasi contemporanéité) entre les œuvres considérées et leur récepteur potentiel, lecteur, spectateur ou critique. Nous avons déjà évoqué plus haut le problème de l’historicité des effets et des émotions considérées, et la question reste entière : sous quelles conditions une approche empathique des œuvres d’un passé lointain serait‑elle possible ? Les émotions à prendre en compte seraient‑elles celle du lecteur au présent ? Ou bien ne faudrait-‑l pas les articuler avec une archéologie des émotions éveillées par l’œuvre en question dans le passé, pour peu qu’il nous en reste des traces ? La difficulté est d’autant plus grande que, si bien des œuvres produisent la représentation des effets qu’elles souhaitent ou supposent chez leurs lecteurs (dans leurs paratextes, via des dispositifs spéculaires, voire dans des propos théoriques ou des commentaires publiés à côté des œuvres mêmes), ces représentations ne donnent en fait pas accès à des effets « réels » de ces mêmes écrits en leur temps. La prise en charge de l’émotion du récepteur par l’énonciateur fait partie des techniques les plus classiques de l’art de persuader, et la prudence recommande de se méfier des modèles de réception ou des émotions « toutes faites » que les auteurs font circuler à l’attention de leurs lecteurs — dispositifs propitiatoires, bien plus qu’archive d’une lecture avérée.

10Un deuxième ensemble de questions touche au face‑à‑face qu’un travail sur les émotions construit, ou suppose, entre celui qui reçoit l’œuvre et celle‑ci. Sans revenir sur les critiques auxquelles a donné lieu la lecture empathique aux États‑Unis (dont plusieurs articles se font l’écho) quant au sujet idéal, « invariant » construit par les théories d’inspiration cognitiviste, la question se pose de l’objet même de l’étude, l’individu qui ressent, de sa construction comme objet (scientifique) et de son observation. Sur quoi se fondent le plus souvent les travaux sur l’effet de telle ou telle œuvre sinon sur le sujet lui‑même qui les conduit et en rend compte, premier objet en même temps que sujet de son expérience d’analyse — puisque le « lecteur » n’est souvent autre que le critique ? La difficulté est affrontée par différents articles, qui répondent tantôt par la voie de la subjectivité (G. Origgi, A. Coudreuse), tantôt par l’objectivation de ces observations mouvantes en thème même de l’analyse. C’est le point de vue très intéressant de S. Keen, qui engage sa propre position de chercheuse, mais surtout d’enseignante, au cœur de son travail sur la littérature. Ses conclusions renvoient, de manière provisoire, au constat de « dispositions » individuelles menant à telle ou telle émotion de lecture. « Disposition » (dans la traduction française de l’article, d’abord publié aux États‑Unis, qui se trouve dans notre volume), le terme fait aussi écho à une analyse sociologique de ces mêmes questions à partir, par exemple, des concepts bourdieusiens d’habitus et de distinction, qui permettraient de réinscrire le « vécu » individuel de l’expérience esthétique dans des mécanismes sociaux et des appartenances collectives. Le renvoi, le plus souvent implicite, au singulier de l’expérience de la lecture constitue, à nos yeux, une limite à l’approche empathique des œuvres. L’absence d’une telle mise en perspective sociologique (ou historique) fragilise l’établissement d’observations et de conclusions systématiques.

11On terminera par une interrogation sur le sens que l’on peut donner à ce grand retour que fait aujourd’hui l’affectif non seulement dans le rapport aux œuvres (n’en est‑il pas constitutif ?), mais surtout dans leur étude et notamment dans la critique littéraire universitaire. S’agissait‑il d’un angle mort qui se trouve enfin pris en compte ? d’une manière pour la théorie littéraire d’entrer en dialogue avec un certain courant de la philosophie contemporaine en en faisant fructifier les concepts ? Certes, l’héritage de la réflexion rhétorique et esthétique des siècles passés, du xviiie siècle, notamment, est lui aussi capital (voir les articles de S. Marchand et d’A. Gaillard). Toutefois, le contraste entre ce regard et l’approche formelle des œuvres développée depuis les années 1970 à partir du structuralisme est saisissant. Faut‑il penser qu’une génération d’universitaires et de lecteurs formés à une critique d’inspiration structuraliste, qui reste d’ailleurs encore dominante parmi les outils utilisés en cours de littérature dans le secondaire comme dans le supérieur, tourne le dos à ce mode de construction de ses objets d’étude et de leur sens ? Désir de nouveauté, attrait pour ce qui peut paraître comme un progrès théorique, voire, la libération d’un refoulé : la piste ouverte par D. Vaugeois autour de l’interdit de la « psychologie » dans la lecture des textes, leimotiv des professeurs de lettres en France, mériterait d’être poursuivie. L’approche empathique est aussi la théorie appelée par un courant de la création contemporaine, qui répond peut‑être, ainsi que le souligne A. Gefen, à une nouvelle prescription faite à la littérature de s’ouvrir et d’ouvrir son lecteur aux émotions de l’autre, dans un souci éthique qui serait lié à un certain moment du développement de nos démocraties occidentales (post-politiques ?). La question de ce que fait la littérature à ceux qui la lisent et à la société où elle est produite est posée. C’est là un grand mérite de cet ouvrage qui constitue à la fois une riche synthèse et un point de départ à des réflexions tout à fait centrales.