Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Printemps 2005 (volume 6, numéro 1)
Christophe Annoussamy

L’Absolu à l’épreuve de la modernité

Danielle Perrot-Corpet, Écrire devant l’absolu. Georges Bernanos et Miguel de Unamuno, Paris, Honoré Champion, Bibliothèque de littérature générale et comparée, n° 53, 2005.

1Au sein de cet ouvrage, version remaniée d’une thèse soutenue en 2000, Danielle Perrot-Corpet invite à repenser les rapports fluctuants du christianisme et de la modernité, refusant de voir entre ces deux termes un pur et simple antagonisme. Pour ce faire, elle propose un fructueux rapprochement du parcours et de l’œuvre de Georges Bernanos et de Miguel de Unamuno, posés d’emblée comme « deux grandes figures catholiques de la littérature européenne au vingtième siècle ».

2L’antinomie entre les deux auteurs n’est en rien niée. Danielle Perrot-Corpet met ici à profit la méthode du parallèle, – dont un récent numéro de la Revue de littérature comparée (n° 298, avril-juin 2001), auquel elle contribua, a proposé depuis de précieux prolongements théoriques et méthodologiques – , pour montrer, en revanche, qu’elle n’a rien d’insurmontable, et qu’elle permet tout au contraire d’étudier les sinuosités et les spécificités de « deux écritures devant l’absolu », plongées dans les affres de la modernité : « les deux écrivains, écrit-elle, se rejoignent en effet dans l’expérience d’une cassure du monde, cassure qu’abolirait seule l’épiphanie d’une éternelle Présence », après s’être interrogée : « Dans quelle mesure une conception chrétienne de l’homme peut-elle prendre en charge , par les moyens de l’expression artistique ou littéraire, le sentiment d’inachèvement, de dispersion et d’éclatement des représentations du monde qui caractérise la conscience moderne ? » En d’autres termes, poursuit l’auteure, « comment la référence à l’Absolu qu’est le Dieu chrétien peut-elle trouver sa place, en littérature, dans le "monde sans Dieu" des consciences modernes ? »

3Une étude comparée de la biographie des deux auteurs  ouvre le champ de l’investigation. L’enfance est dans les deux cas envisagée comme l’époque désormais révolue d’une expérience de l’absolu, « source originelle » de la personnalité et des aspirations fondamentales des deux auteurs, jusqu’à prendre l’aspect singulier « d’un fondamental contre-champ mythique au calvaire spirituel de l’adulte », quand l’adolescence laisse poindre, en revanche, l’antagonisme de leurs professions de foi : si Bernanos prend alors pleinement conscience « de sa vocation de témoin laïque du Christ », Unamuno, quant à lui, perd la foi au nom de la raison. C’est le journalisme qui leur permet à tous deux d’exprimer leur engagement politique, mais s’ils commencent par adhérer aux grandes lignes d’un programme, maurassien pour l’un, socialiste pour l’autre, l’originalité de leurs points de vue apparaît pourtant déjà proche de la dissidence, et révèle d’irréductibles incompatibilités entre leurs positions personnelles – qui s’affirment déjà comme spirituelles – et le contenu doctrinal du mouvement auquel ils prétendent adhérer.

4La crise de 1897 et la première guerre mondiale constituent pour Unamuno et Bernanos un profond bouleversement, mais le regard différent que chacun porte alors sur la foi catholique creuse entre eux une divergence fondamentale qui informera aussi la suite de leur existence et de leur œuvre. Quand l’expérience des tranchées est l’occasion pour Bernanos « de vivre son sentiment d’appartenance au Corps mystique du Christ », la crise de 1897 plonge Unamuno, non pas dans la foi, « mais dans un doute métaphysique qui formera la substance de son agonía » : à la « foi théologale » de Bernanos s’oppose ainsi le « vouloir croire » (querer creer) d’Unamuno. Cette double « épreuve des ténèbres » les voue néanmoins tous deux à la lutte à travers l’écriture, désormais perçue comme le « moyen privilégié d’une quête existentialiste et métaphysique qu’aucun programme politique ne saurait plus satisfaire ». Leur engagement contre la dégradation qui affecte, selon eux, les valeurs collectives nationales, et qui donne un sens nouveau à leur quête d’absolu, doit être, dès lors aussi, envisagé en fonction de leur appartenance respective à deux générations différentes, celle des « hommes de 98 », en Espagne, et celle de « la seconde génération de l’entre-deux-guerres », en France.

5Mais Unamuno, en 1914, et Bernanos, après sa rupture publique avec l’Action française, en 1932, affirment leur position de « francs-tireurs » et revendiquent leur indépendance de jugement. Cet engagement « qui, dans la temporalité de l’histoire, vise l’éternité », permet de relier chez ces deux « patriotes mystiques » quête de l’absolu et attention porté au présent historique. L’exil (Unamuno est exilé pour six ans à partir de 1924 à la suite de ses campagnes de presse contre la dictature militaire de Primo de Riveira, Bernanos quitte la France en juillet 1938 face aux compromissions des démocraties européennes avec le fascisme), puis le renoncement au monde apparaissent alors comme les « reduplications » de l’exil métaphysique et existentiel.

6C’est le genre romanesque qui apparaît, dans le cas des deux œuvres envisagées, comme le moyen privilégié d’élucidation du rapport problématique qu’entretient l’individu « avec les réalités et les fictions de la vie intérieure ». Comme le montre Danielle Perrot-Corpet, il s’agit, à travers le roman, de « montrer à l’œuvre une vérité religieuse que l’écriture polémique ne pouvait, quant à elle, qu’affirmer », en usant, pour ce faire, du renouvellement de l’esthétique romanesque au début du vingtième siècle. Sur le terrain de la poétique romanesque, Danielle Perrot-Corpet s’intéresse, dans les deux œuvres, au souci de la vraisemblance, à la question du point de vue, à l’art de la composition et aux personnages, afin de cerner quelques divergences majeures entre les deux écrivains.

7Ainsi Unamuno, dont l’œuvre est issue d’une révolte contre le naturalisme et le contre le scientisme (dans le contexte du symbolisme et du modernismo espagnol), apparaît-il comme un théoricien du roman moderne, rejetant le pacte de lecture réaliste au profit d’une vérité « poétique », faisant varier au sein de ses récits les modalités de la narration, aboutissant à une dissolution de l’intrigue au profit d’une composition caractérisée par sa musicalité. Replacé dans le contexte du « nouveau "roman catholique" », au seuil des années trente, Bernanos, quant à lui, s’attache avant tout à rendre à l’œuvre littéraire une valeur morale, se désintéressant de la théorie esthétique : il se pose en cela, comme d’autres (Thérèse Desqueyroux paraît en 1926, et Adrienne Mesurat, le second roman de Julien Green, en 1927), contre la génération de la « crise du roman », qui « avait assumé la prise en charge, par la forme romanesque, de la liquidation des valeurs esthétiques, scientifiques et spirituelles héritées du dix-neuvième siècle ». Dans ses romans, le maintien de l’illusion référentielle lui permet notamment de suggérer l’épaisseur fondamentale, d’après lui, d’une réalité « surnaturelle », mystère qu’accentuent également les modalisations, le traitement des personnages et la composition d’ensemble des romans.

8Les deux écrivains assignent à la fiction, nouvelle « scène sous le regard  de l’absolu », le devoir de dévoiler une vérité qui soit à même de dénoncer les « réalités » de la vie comme autant d’illusions mensongères. On comprend bien dans cette perspective l’importance que Danielle Perrot-Corpet accorde à la thématique du songe et au topos du theatrum mundi, « apte à rendre compte des modalités différentes que prend, chez l’un et l’autre auteur, le rapport de l’homme avec Dieu » ; le « bien agir » (à la différence de l’obrar bien caldéronien), dans l’univers de la modernité et chez les deux auteurs, apparaissant comme « une loi dont le personnage a perdu le texte ». Mais alors que « dans un acte de foi », Bernanos reconnaît l’incapacité de la langue humaine à « toucher l’Être » et propose dans ses œuvres un simple témoignage de l’existence sur le mode métaphorique, Unamuno valorise la conscience linguistique « comme seul lieu de la réalité humaine », en la cristallisant dans un réseau de symboles. Chez les deux écrivains, cependant, la fiction s’accompagne d’une vocation éthique qui appelle à « réveiller l’âme » du lecteur, assoupi dans l’illusion.

9Ce sont les variations, chez les deux écrivains, du rapport « entre l’énonciateur, la vérité qu’il cherche à transmettre et le problématique destinataire censé la recevoir », véritable « passion de l’écriture », « "agonie scripturale", inséparable d’une conscience moderne de la fiction et du langage » que Danielle Perrot-Corpet cherche donc à élucider en dernier lieu.

10Elle revient pour commencer, dans cette perspective, sur l’écriture polémique de Bernanos, en montrant comment on ne peut la réduire au seul genre pamphlétaire. Chez Bernanos, l’« attitude pamphlétaire » contiendrait en elle « la menace d’un désespoir sans rémission », l’espérance portée dans un au-delà du monde sensible se traduisant au contraire par un genre littéraire original, défini comme « hagiomachique » : « dans le temps catastrophique qui entraîne le "monde moderne" vers sa fin, explique Danielle Perrot-Corpet, l’hagiomachie rétablit en quelque sorte le lien rompu entre réalité sensible et réalité surnaturelle – lien qu’énonçait simplement, dans une Chrétienté temporellement installée, l’hagiographie […] ». C’est dans le roman et par la médiation de la poésie que l’hagiomachie prend corps, la création romanesque comportant pour le polémiste, « impuissant à démontrer, par la seule force de son discours, une vérité surnaturelle que le monde de l’imposture ne veut plus voir », une valeur de « compensation ». Le curé d’Ambricourt, par exemple, permet de réunir les deux figures de l’écrivain et du saint, « jusque-là antithétiques », et touche à la grâce, jusqu’à la dernière œuvre, Dialogues des carmélites, où point enfin la sérénité et un singulier renoncement à la polémique.

11La mission que s’arroge Unamuno, qui ne versera dans le pamphlet qu’à l’heure de la désillusion, semble tout autre : identifiant le « citoyen » au « chrétien », et le débat politique à la quête religieuse, son discours trouve jusqu’en 1931 un certain écho auprès de la gauche républicaine, et jusqu’à la proclamation de la République, sa pensée est marquée par une « foi » dans l’avenir politique national « qu’on chercherait vainement chez Bernanos après 1926 ». Mais l’ironie, au cœur de sa conscience du langage, « le maintient prisonnier de l’alternative (description "scientifique" ou expression lyrique) que sa "morale de bataille" cherche pourtant à dépasser », seule la forme poétique parvenant à cristalliser une vérité métaphorique où le « vouloir-être » (querer ser) trouve son expression privilégiée : aussi Unamuno assume-t-il pleinement la fonction poétique de sa parole, « en faisant naître, de la rupture consommée avec le monde des choses, l’"icône verbale" qu’est le poème ».

12« La référence à Dieu : une posture d’arrière-garde ? » Telle est la question que posait Danielle Perrot-Corpet au cours d’un colloque (2003) dont les actes ont récemment été publiés aux Presses Universitaires de France (William Marx (éd.), Les Arrières-gardes au vingtième siècle. L’autre face de la modernité esthétique, Paris, PUF, 2004). L’ouvrage dont nous n’avons évoqué ici que quelques analyses d’ensemble lui offrait à vrai dire matière à proposer de solides arguments, permettant résolument d’inscrire Unamuno « dans le champ de la philosophie contemporaine », quand la « modernité » bernanosienne pouvait (et peut encore ?) légitimement sembler plus problématique. Par l’usage rigoureux du parallèle et par son originalité (le rapprochement entre Bernanos et Unamuno étant quasiment inédit), par le profit heuristique qu’il en tire, par le souci constant qu’il témoigne de la recontextualisation (sociale, politique, littéraire), l’ouvrage de Danielle Perrot-Corpet apporte néanmoins, aussi, une pierre précieuse à l’édifice des études bernanosiennes, dont elle éclaire, à la lumière de feux nouveaux, la place dans le siècle.