Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Marc Escola et Nathalie Kremer

Ces livres qui ne s’ouvrent que dans d’autres livres

Stéphane Mahieu, La Bibliothèque invisible. Catalogue des livres imaginaires, Paris : Les Éditions du Sandre, 2014, 165 p., EAN 9782358210980.

1Les passionnés de Tintin les connaissent bien mais savent qu’il serait vain d’espérer les feuilleter un jour : dans Le Secret de la licorne, on aperçoit le manuscrit des mémoires du Chevalier de Hadoque, et dans L’Affaire Tournesol une édition imaginaire de German Research in World War II de Leslie E. Simon, dont la couverture diffère de son modèle par l’absence de la croix gammée sur l’avion.

2Dans La Bibliothèque invisible, Stéphane Mahieu dresse en collectionneur le catalogue de « ces livres qui ne s’ouvrent que dans d’autres livres », selon l’heureuse formule de Max Beerbohm dans un article pionnier sur les livres imaginaires (« Books within books », 1914). Aussi concise soit-elle, la définition suffit à écarter les livres imprimés, et donc à distinguer ces livres imaginaires de la production des auteurs supposés : l’œuvre de Thomas Pilaster ne figure en tant que telle au catalogue d’aucun éditeur (alors même qu’Éric Chevillard a pu lui consacrer l’un de ses titres les plus fameux) quand on trouvera sans peine en librairie le théâtre de Clara Gazul (à la lettre G., mais au nom de Théophile Gautier).

121, rue Raymond-Losserand

3La très belle préface de Stéphane Mahieu énumère les lieux et les modalités d’apparition de ces manières de livres fantômes. La liste constitue le « mode privilégié et historique d’augmentation du fonds de la bibliothèque imaginaire », depuis le Catalogue de la Librairie de Saint-Victor, constamment enrichi d’une édition à l’autre du Pantagruel par Rabelais et ultérieurement par quelques bons lecteurs. Les inventaires de bibliothèques fictives sont aptes à doubler les rayonnages de la bibliothèque réelle, dans une intention satirique (le Catalogue des livres de la Bibliothèque des fausses dévotes de Charles Panckoucke, 1754) ou polémique (la liste des manuscrits donnée par l’écrivain néerlandais hétérodoxe Multatuli dans un titre aujourd’hui galvaudé par la grande distribution : Max Havelaar, 1860). La bibliothèque invisible bénéficie de donations plus substantielles encore, qui fournissent mieux que des titres nouveaux, avec les notices descriptives délivrées par les faux catalogues de ventes aux enchères ou de libraires ou encore les bibliographies et appareils critiques imaginaires — Perec notamment fit un legs remarqué avec Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques (1991).

4Mais autant qu’au goût de Rabelais pour les listes, l’inflation de livres fantômes dans la seconde partie du xxe siècle doit beaucoup à Borges, on le sait : la critique des ouvrages imaginaires constitue l’une des voies les plus sûres d’enrichissement de la bibliothèque invisible ; comme le promettait le prologue des Fictions (1941) :

Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire.

5Borges, on le sait moins, reconnaissait l’un de ses plagiaires par anticipation en la personne de Carlyle, auteur avec Sartor resartus (1833) du commentaire d’un traité imaginaire attribué à Diogène Teufelsdröckh : une Philosophie des habits qui s’avérait être un spicilège fabriqué à partir de lettres, notes, journaux, découverts et publiés par un éditeur tout aussi fictif. Cette forme paradoxale de la métatextualité connaît aujourd’hui encore de notables développements : on a pu en juger avec la série des monographies offertes sous le titre La Littérature nazie en Amérique de R. Bolaño (1996), et l’anthologie établie par F. Werst de la littérature des Ward Ier-IIe siècles (2011), dont il est largement question dans la treizième livraison de : .

6On ne rendra jamais assez grâce toutefois aux auteurs qui, pour mieux contribuer à l’accroissement de la bibliothèque invisible, ont su lâcher la bride à des personnages de romanciers — leur carrière fût-elle avortée comme dans le cas de Louis Lambert, auteur à quinze ans d’un Traité de la volonté que tout lecteur de Balzac désespère de lire, ou leur biographie mystérieuse comme dans La Vraie Vie de Sebastian Knight de Nabokov (1940).

7On doit encore remercier les auteurs dilettantes — ceux qui ont multiplié les annonces de parution sans jamais véritablement passer à l’acte. Cendrars, dont les titres effectivement publiés ne donnent que les débris de l’œuvre rêvée, a longtemps médité un hypothétique Manuel de la bibliographie des livres jamais publiés ni même écrits. Les membres de l’Oulipo ne sont pas en reste : Marcel Bénabou a pu ainsi soutenir que « [les livres qu’il n’a pas écrits] sont comme en suspension dans la littérature universelle » (Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, 1986), Paul Braffort proposer de substantielles bibliothèques potentielles (1990) aptes à accueillir par exemple Le Lys dans la vallée de la peur d’Honoré Doyle, et Miller Levy donner à voir plusieurs centaines de titres nouveaux en combinant graphiquement des couvertures de la collection « Que sais-je ? » (Oulipismes, 2008).

8Mais le magasin le plus vaste est bien celui des œuvres perdues, sur lesquelles J. Schlanger a proposé une méditation elle-même mémorable (, 2010) : « où trouver désormais, sinon sur les rayons de la bibliothèque invisible, Sur la nature d’Anaximandre ou le Traité des dieux de Gorgias ? », ou bien encore les tragédies de Diogène mentionnées, avec prudence, par D. Laërce. St. Mahieu souligne au passage, avec la gourmandise du bibliophile que « rien n’assure que parmi les titres [d’œuvres perdues] passés à la postérité certains ne soient pas controuvés : un Borges alexandrin ou byzantin n’est pas une hypothèse totalement absurde », avant de souligner que la bibliothèque imaginaire ne craint pas pour sa part les intempéries :

Au 121 de la rue Raymond-Losserand (Paris XIVe), le passant peut admirer, peinte sur le mur d’un immeuble, la Bibliothèque impossible de Jacques Jouet et Jacques Bertin, avec des titres tirés des œuvres de Balzac (le regretté Archer de Charles IX de Lucien de Rubempré), Pirandello (À chacun son rôle, la pièce trop oubliée que jouent les acteurs avant d’être malencontreusement interrompus par l’irruption de Six personnages en quête d’auteur), Calvino, Perec.

Je vous salue Maria

9Si la bibliothèque des œuvres imaginaires peut susciter autre chose que de sèches nomenclatures, c’est, comme le souligne Stéphane Mahieu, qu’il lui arrive de pousser ses fantômes jusqu’aux portes de la bibliothèque réelle et même à l’intérieur : « Ce sont les rapports et les jeux entre livres imaginaires et livres réels ainsi qu’entre livres imaginaires seuls et l’examen des influences réciproques qui créent véritablement la bibliothèque supplémentaire à toute bibliothèque. Ils organisent ses potentialités jusqu’à en en faire le reflet des collections publiques et vice versa. » Des pérégrinations du Manuscrit de dom Adson de Melk conté par U. Eco dans le préambule du Nom de la rose jusqu’à Olivia Sturgess de Floc’h et Rivière qui, près de trente ans après la parution du Rendez-vous de Sevenoaks et Le Dossier Harding, attribue à celle qui en était l’un des personnages les mêmes titres parus en… 1935 et 1950, leur propre œuvre se donnant dès lors comme l’adaptation en bande dessinée des romans écrits par leur héroïne : le face à face de la bibliothèque réelle et de la bibliothèque invisible autorise de singuliers effets de miroir, tant il est vrai que « le livre imaginaire est un pousse-au-crime : difficile de résister à la tentation de le faire passer de ce côté-ci des rayonnages ». Dans la livraison de Fabula-LhT qui forme le pendant du présent numéro d’Acta fabula, R. Saint-Gelais aborde en théoricien de la transfictionnalité, les cas les plus célèbres : celui du Necronomicon, cité pour la première fois par Lovecraft dans Le Molosse, livre maudit dont des versions apocryphes sont régulièrement publiées, ou encore l’essai Upon the Tracing of Footsteps publié par Sherlock Holmes himself en 1878, dont l’existence est attestée et régulièrement contestée depuis le Ex bibliotheca holmesiana de Tage de la Cour (1951).

10Ces livres qui ne s’ouvrent que dans les livres, il n’est pas d’autre façon de pouvoir les feuilleter que de s’essayer à les écrire : si ce dont on ne peut parler, mieux vaut le taire, ce qu’on ne peut pas le lire, il reste loisible de l’écrire. Mais en va-t-il autrement des livres réels, et tout lecteur ne tend-il pas à substituer à la promesse d’un titre telle autre œuvre fantôme née de son propre désir de lire ? Du point de vue de chaque lecteur, tout livre ouvert n’est-il pas voué à verser dans l’imaginaire ? Dans une méconnue Vie de Maria Wutz (1793), l’écrivain allemand Jean Paul Richter a proposé une allégorie de la lecture aussi abyssale que celle de Borges dans Pierre Ménard auteur du Quichotte : le jovial petit maître d’école d’Auenthal, trop pauvre pour acheter des livres, a trouvé le moyen de s’offrir une importante bibliothèque — il lui a suffi de les composer lui-même à partir des titres figurant dans les catalogues de foire, non sans s’autoriser quelques interpolations (Les Joies du jeune Werther) ou améliorations de son cru. De jour en jour davantage attaché à ses propres productions, le maître d’école en vient à s’indigner, lorsqu’il est confronté à tel ou tel livre issu du commerce, que l’imprimeur ait tant défiguré l’œuvre publiée sous le même titre. Et c’est pour saluer Maria Wutz qu’un autre collectionneur de bibliothèques — Walter Benjamin — eut ce mot également décisif : « de toutes les manières de se procurer des livres, on considère que la plus glorieuse celle qui consiste à les écrire soi-même. »

La main de l’auteur

11Il reste à dire le trouble ressenti par le lecteur de St. Mahieu à l’entrée de La Bibliothèque invisible, ou plus exactement à l’ouverture du « Catalogue des livres imaginaires » qui nous est ainsi offert. On peut certes le lire de A (À chacun son rôle de Pirandello, déjà nommé) à Z (Zénobie, une tragédie de Shakespeare qui constituait une attaque contre la reine Élisabeth, titre figurant dans la bibliothèque des livres perdus mentionnée par J. McDewitt dans The Fort Moxie Branch, 1988) ; mais à qui voudrait le parcourir autrement, le bel ouvrage des éditions du Sandre fournit logiquement deux index : d’une part, la « Liste des auteurs réels contributeurs au fonds de la bibliothèque invisible », (d’Alphonse Allais à Roger Zelazny, comprenant apparemment quelques pseudonymes non révélés), mais sans indication de titres ni numéros de page — il est donc comme tel inutilisable ; de l’autre, la liste des « Livres imaginaires cités », donnés dans l’ordre alphabétique, chacun se trouvant associé au seul nom de son auteur fictif, suivi du numéro de page. On se défend mal de prime abord d’une certaine méfiance devant les noms ou les titres inconnus : la préface nous a suffisamment mis en garde contre les risques de contagion, et il y a fort à parier que St. Mahieu, qui ne figure pas nommément dans la liste des « contributeurs réels », ait forgé un titre ou deux sous quelque hétéronyme, ou attribué un item supplémentaire à la bibliographie de tel auteur fictif — on ne prête qu’aux riches. Mais l’essentiel n’est pas là : le trouble tient plutôt à ce que nulle concordance n’est possible d’une table à l’autre : le second index a orchestré la disparition pure et simple des auteurs réels au bénéfice des œuvres seulement possibles. C’est au bas de chaque notice consacrée à tel livre imaginaire que l’auteur et le titre réels se trouvent indiqués, toutes mentions précédées d’une bien visible « main » à l’index pointé, comme le serait tel ouvrage critique dans un dictionnaire des œuvres authentiques.

12La décision manifeste l’essentiel : elle achève de faire de la bibliothèque réelle un rayon d’abord invisible de la bibliothèque des textes fantômes, qui demeure donc l’antichambre la plus sûre pour atteindre à la vraie littérature.