Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Jérémie Majorel

Des articulations du montage

1Véritable ouvrage, au sens artisanal du terme, plus qu’actes d’un colloque, sa matière est mise en œuvre par des mains expertes et agencée par deux monteurs singuliers — Jonathan Degenève et Sylvain Santi. Subtilement monté, cet ouvrage sur le montage dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit.

2Dans un texte inaugural d’allure théorique mais nourri par la pratique, synthétique d’une réflexion au long cours sans prétention normative, J. Degenève distingue « Cinq caractéristiques du montage » (p. 15‑26), quel qu’en soit le domaine d’application : « recyclage » (« rien n’est a priori digne ou indigne d’être travaillé »), « composite » (ce qui « s’oppose à la composition »), « point de vue » (« une sirène n’est pas un montage » à moins que je ne décide de la faire percevoir ainsi), « bipolarité » (prévalence de la « coupe » ou du « raccord », en partie culturellement surdéterminée) et « mise en rapport » (implication subjective du monteur dans le montage).

3L’ouvrage regroupe ensuite les interventions selon ces cinq aspects : au moment de condensation théorique, suit un déploiement d’élaborations plurielles. Tel est le battement rythmique — implosion et étoilement — que propose ce livre à la lecture.

4Autre battement, les textes écrits composent aussi avec des images : photogrammes de Mulholand Drive (2001) de David Lynch en couverture, de L’Intrus (2005) de Claire Denis et d’un épisode de la série Mad Men (2007‑2013); fac‑similés de manuscrits (Saussure, Benveniste, Quignard, Simon) ; reproduction en annexe de l’affiche — Une Reine du cirque de Goya — et du programme originels du colloque. En marge, mais sans doute la pièce centrale, un dvd monté par Julie Dejode contient des entretiens filmés avec les cinéastes Bruno Dumont et Claire Denis — des extraits choisis de leur filmographie sont commentés —, l’historien de l’art Georges Didi‑Huberman et le poète Christian Prigent — qui performe deux lectures avec la comédienne Vanda Benes.

5Théorie, histoire, monographie, rhétorique, philosophie, cinéma, série TV, littérature, théâtre, peinture, sculpture, texte, image, mouvement, oralité... : c’est dire la diversité des approches et de leurs objets. Intéressons‑nous maintenant à leur tenue.

Artisanats

6Face à l’utilisation du terme « montage » dans un sens métaphorique parfois abusif et faussement unitaire, on trouvera ici la description de pratiques variées et concrètes au cours du temps ou au sein d’une même époque. La reconnaissance du montage comme pratique autonome de création artistique est indissociable d’un passage du paradigme de l’« organique » à celui de l’« industrieux » fin xixe début du xxe siècle (S. Santi et J. Degenève, p. 9). L’artiste ne cherche plus à effacer les traces matérielles du processus qui a suscité l’œuvre achevée. La fluidité des transitions et l’homogénéité du matériau ne prévalent plus désormais. Au lieu d’un démiurge, l’artiste se conçoit maintenant comme un bricoleur. Le montage est ainsi dépendant de l’évolution technique.

7C. Denis évoque la sensation toujours vive de la coupe physique opérée sur la pellicule, du bruit du scotch, des sautes que son abus occasionnait lors des projections. La pellicule est hautement inflammable (Tarantino s’en est souvenu dans Inglourious Basterds en 2009) et se détériore rapidement au fil du temps. En regard, l’ère numérique ouvre sur l’immatériel, le copier/couper/coller en quelques clics, l’abstraction d’un processus sans les vestiges de son tâtonnement. Le terme de « coupe » se maintient pourtant dans le jargon professionnel. On profère encore sur les plateaux : cut !, « coupez ! »... La même évolution est retracée par Irène Fenoglio au niveau de la critique génétique des textes : de Saussure à Quignard en passant par Benveniste, on glisse progressivement de l’écriture manuscrite à l’intégration du traitement de texte qui relègue ciseaux et colle aux oubliettes.

8La numérisation progressive et uniforme du montage — qui permet également sa « démocratisation » (S. Santi et J. Degenève, p. 9) — n’empêche pas l’aménagement de pratiques plus singulières. P. Quignard écrit à partir du déjà écrit, souvent en remontant jusqu’aux auteurs latins, voire à l’immémorial de scènes primitives, de la naissance ou de la (petite) mort. Il éprouve la nécessité de spatialiser sa mémoire liseuse en fonction de ses émois citationnels : « Je classais ces parts [...] en suivant l’ordre alphabétique du patronyme de leur auteur, sur une étagère longue de six mètres, afin qu’en l’absence des ouvrages où je les avais découvertes je puisse les retrouver sur‑le‑champ [...]. » (p. 206) « [S]ur‑le‑champ » : l’adverbe de temps, étrangement formé de mots ayant trait à l’espace, dit l’urgence du désir.

9G. Didi‑Huberman pointe l’importance de ces petites techniques artisanales que chacun élabore, en insistant notamment sur l’usage des tables et des tableaux. La table de Mendeleïev est le parangon de leur usage scientifique. Dans le domaine artistique, aux tableaux encadrés accrochés au‑dessus de nos têtes dans les musées, il oppose la table de travail horizontal, posée à plat, contiguë à la table de montage proprement dite, que ce soit dans l’élaboration d’un film, comme chez Godard, ou d’un livre d’histoire de l’art, comme chez Aby Warburg dont il s’inspire pour sa propre pratique. Sa disposition cherche à éviter la spécialisation du regard sur l’objet, l’expertise au sens étroit, elle tend au contraire à laisser le plus possible les perspectives ouvertes.

10Du côté de l’œuvre achevée cette fois, Marc Vuillermoz montre que Clitandre (1630) — tragi‑comédie qui est la deuxième pièce de Corneille — est déjà l’objet d’un « montage alterné » (p. 140), d’un « montage expressif » (p. 141, 142) et d’un usage systématique du « raccord » (p. 144). Il en déduit : « Le procédé cinématographique du montage préexiste donc bien à l’invention du cinéma. » (p. 145) Il n’a donc pas fallu attendre que Piscator et Brecht s’inspirent des films de leur époque pour intégrer le montage dans la dramaturgie et la mise en scène.

11B. Dumont, C. Denis, G. Didi‑Huberman : tous précisent qu’étudier le montage implique d’être soi‑même monteur, ou y amène, engage à goûter passionnément ce plaisir plus solitaire que lors des autres phases d’élaboration collective, demande d’y mettre physiquement du sien, avec un côté sinon enfantin du moins pulsionnel. P. Quignard (« J’écris : c’est ma peine. Je coupe : c’est ma joie » p. 207) et C. Prigent (« Jubilation sadique du saccage ») assument parfaitement cette pulsion. Le montage est à la fois technique et pulsionnel.

Ontologie

12Comment expliquer la diffusion — métaphorique (?) — du terme « montage » pour désigner d’autres pratiques que celle du monteur de cinéma ? Le montage existe‑t‑il depuis toujours ? Fait‑il partie « de la nature des choses » ou est‑il l’effet d’un regard ?

13« Au feu d’une autre, une chose s’éclaire » (Lucrèce) : telle est la citation que Christophe Bident et Christophe Triau mettent en exergue de leur réflexion sur François Tanguy et le Théâtre du Radeau, extraite d’un de leurs spectacles (Coda, 2004). Le montage aurait une dimension ontologique : principe de clinamen qui fait buter entre eux des atomes qui sans cela chuteraient indéfiniment dans le vide. L’ontologie que le montage porte en lui, ou qui le porte, est celle des multiplicités dissemblables et espacées : l’altération permet paradoxalement la manifestation en propre, l’écart la contiguïté.

14Il est remarquable que trois intervenants parviennent sur des objets différents à une ontologie du montage condensée en des formulations quasi identiques. Ainsi, Marie‑Hélène Boblet, dans son étude du journal de Claude Mauriac, met au jour « une dialectique subtile [qui] [rend] compossible par le montage ce qui devrait logiquement s’exclure » (p. 32). De même, Mireille Calle‑Gruber, à propos de Simon, parle de « “la coexistence de présents incompossibles” » (p. 54). Térésa Faucon, sur Dziga Vertov cette fois, conclut elle aussi : « Au montage, rien n’est incompossible. » (p. 113)

15Mais le « feu » par lequel les « choses » s’éclairent l’une l’autre dans la citation de Lucrèce ne peut apparaître comme tel qu’aux yeux d’un regardeur qui le perçoit. Nul hasard si M. Calle‑Gruber cite en fait une expression provenant d’une étude inachevée de Merleau‑Ponty sur Simon. M.‑H. Boblet s’appuie de son côté entre autres sur Husserl. L’ontologie du montage implique donc une phénoménologie.

16Je découvre une lézarde dans un mur. La lézarde est bel et bien dans le mur. Elle est le point d’entrée interne de sa déconstruction. Je peux accélérer le processus naturel de dégradation du matériau et de l’ouvrage à coups de marteau et de burin. Ou je peux retarder le processus en rebouchant l’interstice. Il aura fallu que j’aperçoive cette lézarde, soit parce que je la recherchais par prévenance, pour détruire le mur ou au contraire le consolider, soit que je tombais dessus par hasard, ou plutôt que la faille me regardait, même si je ne la voyais pas, pour reprendre le titre d’un essai de G. Didi‑Huberman : Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992)1.

Phénoménologie

17Laurent Jenny propose une approche à la croisée de la phénoménologie et de l’histoire. Le montage serait un schème de perception qui n’est pas inné mais qui se serait développé vers la fin du xixe siècle avec la modernité, le développement des grandes villes et la multiplication quotidienne d’expériences sensibles intrinsèquement éclatées. L. Jenny considère comme emblématiques de cette transition certains poèmes de Baudelaire (« À une passante », « Le Cygne ») et le roman décadent À Rebours (1884) de Huysmans. S’exposer à ces chocs ou s’en protéger : l’hésitation déchire ces esthétiques, avant que les surréalistes ne la tranchent, puis qu’ils soient récupérés, intégrés, aseptisés, à leur tour. L. Jenny débute son texte par la description phénoménologique d’un de ses trajets de métro dans Paris. L’apathie observée des usagers serait la conséquence de la naturalisation d’un régime sensoriel dont la nouveauté avait heurté de plein fouet Baudelaire et Huysmans. C’est à partir de ce contexte que le montage connaît ses premières théorisations et devient l’objet d’une pratique indépendante.

18Beaucoup d’interventions montrent que le montage travaille à troubler la perception quotidienne, elle‑même tributaire de son contexte historique, géographique, social et politique. Les travaux du préfet Haussman et la disparition des passages ont annihilé des possibilités perceptives dans l’expérience de la grande ville parisienne — au profit d’autres. Un montage conséquent manifeste donc chaque fois un autre « partage du sensible » (J. Rancière), souvent polémique.

19C. Bident et C. Triau y insistent : un spectacle du Radeau se maintient dans une tension entre obstruction du regard et champ libre. Le plateau est encombré de châssis et de panneaux de toutes dimensions ; les acteurs ne cessent de les manipuler, de les déplacer — de la face au lointain, de cour à jardin —, ils multiplient les cadres à l’intérieur du cadre de scène, déstabilisent l’emplacement traditionnel des coulisses — sans passage au noir, toujours à vue. L’opposition entre distanciation épique et identification mimétique est dépassée puisqu’aucune illusion dramatique ne s’établit qui pourrait faire contraste avec son éventuelle rupture. En effet, F. Tanguy ne met pas en scène un texte dramatique préalable ni n’adapte des textes poétiques ou romanesques. Il part d’un assemblage de textes et de morceaux de musique divers, sans visée démonstrative, ni même dramaturgique. Tout s’élabore ensuite avec ses acteurs sur le plateau. L’image scénique (sons, corps, costumes, accessoires, lumières...), aussitôt sur le point de prendre, de consister, de devenir cliché, aussitôt est déconstruite, agencée autrement, inquiétée. On ne peut distinguer de séquences dramatiques autonomes, délimitées, qui se succéderaient. C. Bident et C. Triau parlent de « “syntaxe onirique” » (David Lescot cité p. 154) à l’œuvre aussi bien dans le déroulement du spectacle que dans chaque coupe synchronique qu’on en pourrait faire.

20Pensant lui aussi au rêve, G. Didi‑Huberman rappelle que nous faisons des associations nuit et jour : des associations sublimes peuvent se perdre à chaque instant. Le montage précisément leur donne forme et mémoire par un coup d’arrêt donné dans leur flux continu. Photographier les fresques de Fra Angelico à Florence en se focalisant sur la partie où des taches de peinture semblent jetées à distance sur la toile — à la manière de Jackson Pollock — lui a permis d’en renouveler l’interprétation d’ensemble. Ces taches étaient passées jusque‑là inaperçues, au point que les reproductions des tableaux du peintre italien, dans les catalogues par exemple, ne les prenaient même pas en compte.

21Pour les cinéastes, c’est souvent un changement dans l’ordre des plans, effectué au montage, en regard de ce qui était prévu dans le scénario, qui déroute la perception du spectateur. Dans Hors Satan (2011) de B. Dumont, initialement on devait voir le couple de protagonistes commettre un meurtre dans une ferme, s’éloigner dans la nature environnante (la Côte d’Opale), s’agenouiller, lever la tête ; on aurait alors découvert le marais salin qui s’offre à leur regard. B. Dumont décide de déplacer ce dernier plan juste après la scène de crime. De n’être plus l’aboutissement d’une logique des actions et la coloration d’une subjectivité, le plan gagne ainsi une intensité inouïe. Le paysage devient le personnage principal. Le contraste entre la scène de crime, oppressante, et le panorama impassible du paysage, y compris au niveau sonore, provoque l’étonnement du spectateur. Rien de naturaliste chez ce cinéaste qui tourne pourtant en extérieur avec des acteurs non professionnels : « le naturel est totalement transformé par le travail cinématographique ». Surtout, B. Dumont va jusqu’à parler de « montage et démontage du spectateur » selon ses humeurs, ses problèmes, ses « références cinématographiques »... : « c’est le spectateur qui doit décider si c’est vraisemblable ou invraisemblable ». Le montage peut‑il parfois décider à la place du spectateur, l’aliéner ? Les films de propagande en témoignent. Le cinéma n’est pas seul en cause. Une certaine pratique du montage citationnel dans un article peut faire dire à un auteur étudié ce que l’on veut qu’il dise suivant nos fins.

Morales

22B. Dumont l’affirme très directement : il y a un « montage pute » et il y a un « montage digne », distinction qui dépend de la « considération du spectateur » que se fait le monteur. Prenant l’exemple d’une séquence d’un de ses propres films, L’Humanité (1999), où le plan d’un homme dans une voiture garé, visiblement marqué par quelque chose qu’il a vu, s’enchaîne avec celui d’un soc de charrue, le tout sur un clavecin puissant de Pancrace Royer, le cinéaste regrette que la musique suscite ici une émotion qu’un véritable travail de montage aurait dû seul produire2.

23C. Denis traite à sa façon le même problème en revenant sur le final de Beau Travail (1999). Dans le scénario, renvoyé de la Légion, le personnage joué par Denis Lavant passe une dernière soirée en boîte à Djibouti puis, de retour chez lui à Marseille, il fait son lit comme on le lui a appris avant de se tirer une balle. Mais au tournage, la danse folle de Lavant, en une seule prise non répétée, dépasse tous les plans. La cinéaste choisit de terminer son film avec cette danse, elle‑même entrecoupée par le générique de fin. La clôture du suicide aurait rendu « obscène » le moment dansé. Pendant le tournage, la caméra filmait Lavant, allongé torse nu sur son lit, avec son pistolet sur le ventre, remontait ensuite vers le tatouage de la Légion sur son cœur. C. Denis aperçoit le battement d’une artère sur son biceps gauche et demande tacitement à ce que la caméra filme jusque‑là. Au montage, ce plan est suivi par celui de la boîte de nuit, avec un raccord sur le tube dance This is the Rythm of the Night : la veine battait déjà la mesure, comme si elle suscitait la musique. L’émotion n’a rien de psychologique ici, elle est purement physique : le cœur s’emballe, littéralement, avant extinction des feux.

24Un autre cœur bat à la limite du vif et du mort, celui d’un autre, greffé à la place du sien propre défaillant, dans L’Intrus (2004) de C. Denis toujours. Anaïs Frantz revient sur l’essai biographique de Jean‑Luc Nancy paru en 2000 dont la cinéaste s’était inspirée. Elle étudie avec tact la « pudeur » du montage à l’œuvre dans la réflexion de J.‑L. Nancy sur son expérience de la greffe et le trouble du sentiment d’avoir un corps propre qui en résulte : bouleversement de l’énonciation philosophique traditionnelle, destitution de l’unité du sujet, battement rythmique d’une pensée peu assurée de soi, phrases striées d’incises, de parenthèses et de tirets, mots scindés par des slashs.

25Nulle « pudeur » chez C. Prigent, mais une ponctuation critique dont Bénédicte Gorillot résume ainsi les effets : « Slashs, guillemets, traits d’union en séries ont pour quadruple mission de faire voir l’artifice et l’hétérogénéité des emprunts, de faire béer les trous entre les citations convoquées autant qu’entre les mots et le réel, de ralentir la constitution d’une unité narrative et d’en ruiner la légitimité mimétique (d’un ordre mondain). » (p. 200)3 L’accès à la nudité de l’expérience est barré par l’idéologie, la langue et la prolifération des discours de toutes sortes. Face à un mur, C. Prigent fait partie de ceux qui aggravent les failles pour qu’un peu de réel à l’état pur puisse sourdre en une fulgurance et que se maintienne la sensation menacée que le monde n’est pas totalement fermé. Le montage est une « balistique ». C. Prigent taille dans les lieux communs où la politique se donne dans son ingénuité : pas dans les discours directement politiques justement, mais les programmes TV, les articles de mode ou de sport, les faits divers... L’écueil — dont le poète est le premier conscient — serait d’engendrer soi‑même ses propres poncifs et que la charge critique se désamorce dans le ludique — une des friandises préférées de notre époque.

26Alain Cantillon résume peut‑être la teneur morale du montage en définissant un concept prégnant d’Édouard Glissant qui court de Poétique de la Relation (1990) à Philosophie de la Relation (2009) : « le procès même de la Relation, sous ses diverses formes, prim[e] sur les choses reliées dans leur supposée identité indivisible » (p. 86). Le montage est un rapport qui prévaut sur les termes qu’il met en rapport, produisant ainsi une tension entre figuration et défiguration.

Figures

27P. Quignard remonte du cut‑up de Burroughs à l’excerptio d’Aulu‑Gelle. Les diverses interventions élaborent une archéologie du montage qui semble converger vers la rhétorique antique et plus particulièrement les figures qu’elle a élaborées. Jasper Johns, Vertov, Eisenstein, Shakespeare, Le Bernin : pour Bertrand Rougé, tous sont redevables à Aristote, en passant par Quintilien. « Oxymore » (p. 95), « ironie » (p. 97), « hyperbate » (p. 102) et « métaphore » (id.) seraient des proto‑montages. C. Bident et C. Triau décèlent chez Fr. Tanguy une logique figurale contradictoire :

Il [l’espacement] jette plus qu’il ne garde et ce qu’il garde, alternativement, [...]  —pour employer de vieux mots, on pourrait dire : il le métaphorise et le métonymise. (p. 158)

28Deux figures semblent davantage retenir l’attention (ou la tension). Hervé Joubert‑Laurencin, qui avance que « les théories du non‑montage n’existent pas » (p. 115), à commencer, malgré un préjugé tenace, chez André Bazin, définit précisément le montage par l’« oxymore » (p. 119) et le « chiasme » (p. 120, 123).

29L’oxymore est sans doute prisé pour l’« énergie » — terme qui revient souvent aussi — dont il charge l’intervalle des plans. Ainsi, le dramaturge Michel Vinaver cherche la « “jonction d’éléments réfractaires les uns aux autres” » (cité par Catherine Brun p. 161). B. Dumont monte les plans de ses films comme un heurt de « masses contraires » qui provoquent du sens, de telle manière qu’un « salaud » chez lui puisse en même temps être un « saint ». Il dit ne pouvoir filmer que l’éclaircissement ou l’obscurcissement, jamais l’obscurité ou la clarté, qui sont des notions intellectuelles : le cinéma est une affaire de durée. Autrement dit, chaque film de B. Dumont nous baigne dans un oxymore qui se dilate ou se contracte, mélange d’ombre et de lumière, sans trouée ultime ni résorption ponctuelle. Un tel oxymore subtil ressort d’un dialogue nocturne, éclairé seulement par les phares d’une voiture, entre un jeune légionnaire et son commandant dans Beau Travail de C. Denis. Les visages sont scindés en deux, à demi éclairés, à demi dans la nuit. Le légionnaire allume la cigarette de son supérieur dont le briquet est en rade. Le dialogue suggère un désir érotique éprouvé par le commandant, notamment dans cette pointe finale sur les origines inconnues du légionnaire : « Belle trouvaille ». Le dialogue est découpé en champ/contrechamp : leur statut respectif interdit que les deux soient sur le même plan. Surtout, pendant la dernière réplique, la caméra ne filme pas le visage de Grégoire Colin, sinon parole et image auraient fait « tautologie », mais le visage de Michel Subor qui mâchonne un bout de tabac.

30Que l’oxymore se double d’un chiasme et c’est le début de L’Humanité de B. Dumont. Une silhouette minuscule marche en titubant sur la crête d’une colline herbeuse, puis soudain on voit l’homme tout proche enjamber maladroitement la barrière d’un champ labouré : oxymore. Le chiasme provient quant à lui du seul montage sonore : dans le premier plan, malgré l’éloignement du personnage, on l’entend marcher comme si on était à ses côtés, grâce à un micro‑cravate ; dans le second, l’homme étant pourtant visuellement très proche, le bruit de ses pas est englouti par celui du vent, pris à l’aide d’une perche. Proximité sonore — éloignement visuel / Éloignement sonore‑proximité visuelle : tel est l’oxymore chiasmatique ou le chiasme oxymorique qui règle l’enchaînement des deux plans. Au point de jonction et de disjonction se trouve la perception du spectateur qui bat avec le film, dès le début.

31La figure est ainsi à la croisée de l’ontologique et du phénoménologique. Dans Le Visible et l’Invisible, « L’entrelacs — le chiasme », Merleau‑Ponty avait déjà fortement esquissé ce point.

32« La ressource rhétorique, Dieu merci, est immense. » (C. Prigent)

Herméneutique & déconstruction

33La figure allume le désir d’interprétation. Mais l’originalité du montage est d’être à la fois une pratique et une herméneutique. Le montage dépasse peut‑être l’opposition stérile entre produire des représentations du monde et le changer réellement. S. Santi et J. Degenève  en font une des lignes de force de leur réflexion : le montage est susceptible à la fois d’une herméneutique — liaison — et d’une déconstruction — séparation — car lui‑même ne cesse d’opérer les deux à la fois (voir p. 10).

34Certes, souvent, une dominante s’affirme. G. Didi‑Huberman n’écrit pas de livres d’histoire de l’art sans « faux raccords » ni « disproportions ». Warburg lui donne à penser en partie parce que lui‑même n’a pu commenter ses planches énigmatiques. P. Quignard définit ainsi le geste de l’« excerpteur » :

Une seule chose est vraie lors de la lecture passionnée des livres de littérature : l’excerpteur ne transcrit jamais fidèlement. / Le cutter ne découpe jamais ce qu’il privilégie selon le sens qui orientait le texte source. (p. 206)

35Le type de coupes citationnelles que pratiquait Derrida n’est pas loin4. Stéphane Lojkine étudie un épisode de Mad Men où il est moins question de montage que de « démontage » (p. 178), par le truchement d’un « objet » (id.) flottant qui introduit une « clocherie » (id.) dans les plans et entre les plans, en résonance avec la faille intérieure de Don Draper.

36La difficile tenue d’un oxymore, ou d’un chiasme contracté, entre herméneutique et déconstruction n’est peut‑être jamais mieux résumée que par cette expression néologique forgée par C. Bident et C. Triau à l’épreuve des spectacles du Radeau : « hétérogénéité continuisée » (p. 153). Le néologisme dit bien aussi que le chemin est encore long avant de changer nos habitudes de penser et d’agir. Mais il se fraye.


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37Nous laissons ici au lecteur le soin d’inventer un clap de fin qui, on l’aura compris, est impossible dans ce cas de figure. Entre‑temps, la relation avec l’objet aura bien eu lieu, n’excluant pas la jouissance.