Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Avril 2015 (volume 16, numéro 4)
titre article
Charline Lambert

Prêter l’oreille aux arts visuels

Michèle Finck, Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Paris : Hermann, coll. « Savoir lettres », 2012, 252 p., EAN 9782705681876.

1Se consacrant depuis plusieurs années aux rapports entre la poésie et les arts, Michèle Finck développe, dans cet essai, l’un des plus féconds dialogues artistiques du vingtième siècle. À travers la lecture d’œuvres poétiques de trois poètes de L’Éphémère (Celan, Dupin et Bonnefoy), l’auteure propose de se mettre à l’écoute de l’œuvre de Giacometti. En établissant ce dernier comme aimant qui relie les poètes choisis (sans se limiter à ces trois noms, puisque l’investigation s’étend à d’autres auteurs), M. Finck répond à une interrogation majeure : considérant l’insaisissabilité de l’œuvre giacomettienne, qui, comme l’écrit Blanchot, est « toujours prête à échapper à ce qui la mesurerait » (cité p. 9), comment écrire sur Giacometti et l’interpréter ?

2D’emblée, le lien entre les trois poètes choisis, Celan, Dupin et Bonnefoy, est précisé dans la brève introduction. S’ils ont pris part à la revue L’Éphémère et ont interrogé l’œuvre de Giacometti, ils sont aussi liés par « leur quête exigeante de la "vérité" et d’un au-delà de l’esthétisme » (p. 11). Le choix de la formule cistercienne « Si tu veux voir, écoute », loin de subordonner l’écoute à la vue, permet à M. Finck d’identifier une vérité qui dépasse le seul exercice du « voir », vérité à laquelle accède chacune des approches de Giacometti ici investiguées. En accordant donc le « voir » à l’ « écoute », l’auteure tente de cerner le « bruit rétinien » (en écho au « bruit visuel » de Louis Marin) à l’œuvre au sein des trois dialogues déployés. Au-delà d’une singulière articulation de l’œil à l’oreille, le paradigme proposé par M. Finck relance plus largement la question des frontières sensorielles dans la réception de l’œuvre d’art : la formule de saint Bernard (reprise également par Bonnefoy) apparaît dès lors comme un paradigme pertinent qui décloisonne les sens de la vue et de l’ouïe respectivement convoqués par les arts visuels et les arts sonores, en les envisageant en complémentarité.

Celan, le « sifflement »

3En 1968, Celan ouvre le dialogue avec le sculpteur en consacrant notamment un poème à la série des Femmes de Venise qu’il découvre à la Fondation Maeght. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés, Celan trouve en Giacometti un « interlocuteur » (Mandelstam) après Auschwitz. Par l’instrument du poème et par sa confrontation aux œuvres giacomettiennes, Celan tente d’atteindre une connaissance qui dépasse une simple recherche esthétique ; pour le poète comme pour le sculpteur, la beauté est subordonnée à la vérité.

4Publié à titre posthume dans Die Gedichte aus dem Nachlass, le poème « Les Dames de Venise » (1968) est en l’occurrence envisagé, au regard de sa dureté et de l’écho à la pierre, comme une « sculpture sonore ». Faisant suite au texte original, la traduction et le commentaire proposés par M. Finck mettent particulièrement en lumière un rapport entre poésie et violence à l’œuvre dans le texte, qui convoque deux sculptures giacomettiennes. Ce rapport est celui de victime (Les Dames de Venise de la première strophe) à bourreau (L’Homme qui marche, auquel fait écho le « lui » de la seconde strophe). Si le lien entre le poème de Celan et la sculpture L’Homme qui marche n’est pas explicite, l’on peut toutefois rejoindre l’hypothèse selon laquelle le vocable « massue » (Keule), présent dans le troisième vers, métaphorise le mouvement porté sur le poème : syntaxe désarticulée, coupures des vers et d’un vocable, resserrement du poème jusqu’à la syllabe finale. À travers ce motif de la massue est donc identifié un mouvement d’émondage de la matière, verbale pour Celan et sculpturale pour Giacometti. Le poème « Les Dames de Venise » devient, à ce titre, le « réceptacle des hantises et des angoisses à la fois destructrices et autodestructrices de Celan » (p. 30). Plus spécifiquement, les hantises acoustiques du poète se laissent entendre dans le poème, notamment par la répétition de consonnes liquides et sifflantes : dès lors, pour Celan, les sculptures de Giacometti sont associées à un « sifflement ». L’identification de ce « bruit rétinien » décelé par M. Finck se confirme particulièrement au détour d’un contraste avec Bonnefoy (qui a également convoqué L’Homme qui marche en regard des Dames de Venise) et d’un « miroir acoustique » qui établit une filiation Van Gogh / Giacometti / Celan autour du tableau Champ de blé aux corbeaux (1890), permettant de prendre la mesure des hantises du poète.

5Si M. Finck rapproche le leitmotiv de Celan (« stehen » : rester debout, tenir) avec le vocable « debout » généralement associé au travail de Giacometti, elle identifie également en la sculpture L’Homme qui chavire (1950) tant le portrait de Celan qu’une définition de la poésie et de l’acte poétique.

Dupin, la « violence du silence »

6La poétique de Dupin, à travers les œuvres Alberto Giacometti (composé de Textes pour une approche [1963], La Réalité impossible [1978] et d’Une écriture sans fin [1990]) et Alberto Giacometti. Éclats d’un portrait (2007), constitue, dans la progression de l’essai, un « pont » entre « Les Dames de Venise » de Celan et les textes de Bonnefoy. Toutefois, autour du geste et de l’émotion du « saisissement », M. Finck étend le triangle Celan / Dupin / Bonnefoy à un quadrangle en y adjoignant un autre poète de L’Éphémère, André du Bouchet. Ce dernier étant fréquemment sollicité dans les trois parties qui constituent l’ouvrage, l’on regrette qu’un dialogue entre ce poète et Giacometti n’ait pas fait l’objet d’un chapitre consacré. Si l’établissement de la poétique de Dupin comme intermédiaire entre le poème de Celan et les textes de Bonnefoy laisse apparaître l’hypothèse implicite d’une évolution de l’approche de Giacometti à travers les trois poètes étudiés, l’ouverture à un quadrangle permet toutefois de se départir de ce postulat.

7Définie comme « ligne de partage » dans la vie et l’œuvre de Giacometti, la mort de Van M. est l’événement sur lequel s’appuie M. Finck pour observer une première différence entre la poétique de Dupin et celle de Bonnefoy, à travers la médiation d’une gravure de Dürer. En effet, si Bonnefoy décèle dans cette expérience un moment d’initiation pour Giacometti, Dupin, quant à lui, rend compte d’une prise de conscience de la virtualité de la mort contenue en puissance dans toute vie. Ce premier constat permet à M. Finck d’embrayer sur le développement de chaque terme de l’incipit d’Alberto Giacometti de Dupin (qui le rapproche du travail du sculpteur), à savoir le « surgissement d’une présence séparée ». En repérant dans un second temps une équation sémantique « vie / vide / viol / violence » portée à son plus haut degré dans Une écriture sans fin (1990), l’auteure postule une poétique de la violence commune à Dupin et à Giacometti, toutefois différente de celle qui unit Celan au sculpteur. Pour Dupin, cette violence est en effet envisagée comme épreuve de réparation et de séparation, au départ d’un « "vide" qui provoque le "viol" » dans un objectif de « réduire le vide entre l’être et l’autre » (p. 77). Un couplage secondaire, une dialectique « tête / entêtement » relie la démarche du poète et celle du sculpteur autour des notions de l’impossible et de l’interrogation. Le « bruit rétinien » de l’approche de Giacometti par Dupin se joue alors d’une harmonie sonore mise à mal, liée à l’expérience de l’« accroc » sonore. En fermant les yeux pour voir, Dupin dépasse un rapport exclusivement visuel avec l’œuvre de Giacometti pour se mettre à l’écoute d’un silence particulier. Ce silence, pris en charge notamment par une métaphore de l’hémorragie, est inséparable d’une violence qui se rapproche du sifflement celanien. En l’occurrence, chez Dupin, se dessine le contour d’un univers sonore accordé à l’âpreté et à la cruauté.

8M. Finck réunit, autour de la notion d’un « silence interrogatif et agonistique », l’expérience acoustique de Dupin et de Giacometti. Indissociable du questionnement, la poésie, à travers ce dialogue, se définit par une « torture du son, torture du sens » (p. 104).

Bonnefoy, une « troisième oreille »

9Trois œuvres de Bonnefoy font l’objet du dernier chapitre : « L’Étranger de Giacometti » (1967), Alberto Giacometti. Biographie d’une œuvre (1991) et Remarques sur le regard (2002). Ces trois textes convoquent la même sculpture de Giacometti, L’Objet invisible, et proposent une interprétation différente de cette œuvre : la poétique de Bonnefoy a donc ceci de particulier qu’elle engage une réflexion sur et dans la durée. Autour de ce troisième dialogue, qui constitue la majeure partie de l’essai, M. Finck a tissé un réseau complexe de filiations et donne également voix à d’autres auteurs comme du Bouchet, Proust et Rimbaud. Ce dialogue s’articule autour de deux problématiques essentielles de la poétique de Bonnefoy qui s’épanouissent au contact de Giacometti : la « critique en rêve » et le travail de l’(auto)portrait.

10L’enjeu de l’approche de Giacometti par Bonnefoy consiste en une « transmutation de l’œil en organe de l’écoute, et [en] la réalisation du mot d’ordre "Si tu veux voir, écoute" » (p. 233). Le déplacement du registre visuel au registre auditif se départit d’une dialectique du manque et de la compensation : il ne s’agit pas, pour Bonnefoy, de substituer un sens à un autre, mais de se mettre à l’écoute de l’invisible, en exerçant une « troisième oreille » (Nietzsche). Cette écoute est garante d’une « vérité » de parole pour Bonnefoy et s’accorde avec une recherche exigeante de la justesse du silence. M. Finck développe cet enjeu du dialogue Giacometti / Bonnefoy après avoir mis en lumière l’épanouissement de la poétique de ce dernier, en observant l’écart entre les trois interprétations différentes de L’Objet invisible. Le premier texte étudié, « L’Étranger de Giacometti » (1967), annonce tant la pratique de la « critique en rêve » du poète que la posture de celui-ci face au portrait et à l’autoportrait. Essentiellement de teneur psychanalytique, la démonstration de M. Finck s’appuie sur l’idée selon laquelle l’œuvre de Giacometti se fait réceptacle de la mémoire de Bonnefoy. Dans le second texte étudié, Alberto Giacometti. Biographie d’une œuvre (1991), la dialectique du « critique » et du « rêve » se transforme en une dialectique du savoir et du voir. À travers l’autoréflexivité de L’Objet invisible, il s’agit dès lors de déplacer le regard pour le tendre vers l’« autre » (l’incarnation d’un Absolu). Par cette transformation du regard (de regarder à être regardé), l’œuvre d’art enjoint la poète à « changer [sa] vie » (Rilke). Se décèlent enfin les prémisses de la question de l’« amour » de la poétique de Bonnefoy. Le troisième texte, Remarques sur le regard (2002), creuse la question des yeux, du regard et, plus largement, du « voir », qui se déleste de la gangue d’un « savoir » et converge vers la notion de présence, noyau central de la pensée poétique de Bonnefoy.

11En approchant le « bruit rétinien » à l’œuvre dans l’approche de Giacometti par le poète, M. Finck introduit l’idée d’un « indicateur de profondeur silencieuse » (rappelant l’« indicateur de profondeur sonore » de Pasternak). La fin de la démonstration postule que le silence auquel Bonnefoy donne voix devient spécifiquement un silence « épiphanique et résurrectionnel, orienté vers "l’Un" plotinien » (p. 232).


***

12Revendiquant explicitement une liberté interprétative dès l’introduction, M. Finck réussit ce tour de force de faire émerger les points d’articulation entre les arts visuels et les arts sonores en se dérobant à une simple transposition du vocabulaire spécifique de la sculpture au champ poétique. Si la division de l’ouvrage en trois « mouvements » et ponctué d’une « coda » finale évoque l’orientation de la réflexion avec une légère dissonance (puisqu’il ne s’agit pas, dans cet essai, de mesurer les ressorts musicaux de l’esthétique de Giacometti par le prisme de la poésie), les hypothèses déployées trouvent également des échos dans les champs musical et pictural. Autour de la notion d’une « entre-audition », M. Finck envisage en fin de compte l’expérience du dialogue artistique comme plurisensorielle : la fracture entre l’œil et l’oreille paraît ainsi résolue. Cependant, l’on regrette, au sein de chacun des chapitres, le foisonnement de notions diverses simplement effleurées — qui tendent à obscurcir le propos davantage qu’à le resserrer —, ainsi qu’une certaine hétérogénéité dans la composition de l’essai en raison des nombreux détours empruntés et filiations postulées par l’auteure. À la croisée de diverses orientations méthodologiques (se mêlent notamment les approches comparatiste, sémantique et psychanalytique), l’essai de M. Finck s’impose toutefois, au-delà d’une approche singulière de chacune des poétiques investiguées et de l’œuvre giacomettienne, comme une réflexion solide et convaincante dans la compréhension des enjeux contemporains du dialogue entre les arts.