Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Thierry Santurenne

L’imaginaire musical à l’aune du politique

Timothée Picard, Verdi-Wagner. Imaginaire de l’opéra et identités nationales, Arles : Actes Sud, 2013, 336 p., EAN 9782330022976.

1À une époque où la mondialisation amène à repenser les notions d’état et d’identité nationale tandis que le libéralisme bouleverse les pratiques et références culturelles, il est salutaire d’entreprendre une archéologie de l’imaginaire européen afin de mieux percevoir les atouts d’un continent fragilisé par les mutations en cours, non moins que par ses errances idéologiques. Puisque la dynamique des passions collectives fut longtemps portée ou relayée par la musique dite « classique », pareille interrogation ne peut que se déployer de façon privilégiée sur le terrain de l’imaginaire musical, ensemencé par la production des grands compositeurs et cultivé par les institutions politiques, la littérature et les arts. Terrain qui fut aussi de bataille car traversé d’antagonismes farouches reflétant les rivalités des nations.

2C’est ce champ à la fois touffu et miné qu’arpente avec brio l’ouvrage de Timothée Picard, appendice substantiel de ses travaux sur le wagnérisme littéraire et l’imaginaire musical des écrivains européens, dans lesquels il montrait de quelles préoccupations complexes, d’ordre à la fois esthétique et idéologique, s’assortissent la création et la perception de la musique classique. Il a ici choisi de mettre l’accent sur l’importance du théâtre lyrique comme vecteur d’affirmation politique et culturelle en se penchant sur la question de l’identité nationale, sous-jacente à l’opéra durant le xixe siècle. Afin d’en dégager les implications cruciales, l’opposition des figures de Verdi et de Wagner s’imposait au premier chef comme élaboration idéologique à déconstruire, préalable à une meilleure compréhension des propos nationalistes échafaudés tout au long de la période, intéressant non seulement les sphères italiennes et germaniques mais le reste de l’Europe. Autour de ces figures se sont en effet cristallisées des représentations qui ont aujourd’hui perdu de leur prégnance : pour la génération née dans les années 1970, celles du regain d’intérêt pour l’art lyrique, « les questionnements relatifs aux identités et styles nationaux » ont vu s’amenuiser leur acuité de sorte que « ces deux piliers essentiels du répertoire que n’ont cessé d’être Verdi et Wagner ne se trouv[ent] plus soumis à une comparaison et une opposition aussi systématiques que naguère1. » Il n’en reste pas moins que « métonymies parfaites, les opéras de Verdi et de Wagner sont […] désormais devenus susceptibles à eux seuls de contenir et de résumer tout l’opéra d’une part, et les essences mêmes de l’italianité et de la germanité de l’autre2. »

Stéréotypes & modèles

3Dans un « prologue », T. Picard propose quelques exemples de cette persistance des lieux communs associés à l’un et l’autre compositeur, qu’il emprunte à diverses productions culturelles, dont le cinéma, mais aussi à l’actualité récente. On prend ainsi toute la mesure de « cette italianité opératique dont Verdi est devenu le parangon3 », notamment à travers le souvenir du Risorgimento, période d’affirmation nationaliste que fit revivre Visconti dans Le Guépard et Senso. La dimension emblématique de ce dernier ouvrage en tant que support mémoriel s’imposa plus que jamais lorsque le public de l’Opéra de Rome en pasticha la fameuse scène d’ouverture, en 2011, invité par le maestro Riccardo Muti à participer au bis du « Va pensiero » de Nabucco, en guise de protestation contre les coupes budgétaires compromettant la pérennité de la culture nationale. Plus largement, c’est une certaine essence de la latinité que véhiculent, jusque dans la perception paroxystique ou parodique qu’ils en proposent, des films tels que La Luna de Bertolucci ou E la Nave va de Fellini. Wagner n’est pas moins présent dans l’espace culturel d’après‑guerre, au prix d’une association problématique au nazisme et à l’antisémitisme, ce dont témoignent les réticences d’Israël à en accepter les exécutions des œuvres sur son sol. Ne sont pas non plus absents de leurs utilisations cinématographiques des arrière‑plans où la violence (Apocalypse now de Coppola) le dispute à un sentiment de décadence (La caduta degli dei de Visconti ou Melancholia de Lars von Trier). Aura sulfureuse qui semble suggérer la déroute d’une civilisation européenne et plus largement occidentale, comme si la germanité incarnée par Wagner avait été la plus parfaite illustration de son arrogance — et pourtant, dans le même temps, une mythologie et une dramaturgie uniques inspirent encore son souffle épique à La Guerre des étoiles de George Lucas et aux adaptations cinématographiques des romans de Tolkien.

4Cette approche initiale introduit l’étude des « principaux stéréotypes et lieux communs », [des] « principales valeurs et contre‑valeurs qui, dans les discours et la mémoire collective, se sont peu à peu imposés4 » sur le compte des deux créateurs, rapprochés sur la modèle des Vies parallèles de Plutarque. T. Picard varie les éclairages comparatifs en montrant comment se construit l’opposition des figures d’une sphère culturelle à l’autre. L’œuvre de l’Autrichien Franz Werfel, Verdi, roman de l’opéra (1924) met ainsi en regard la silhouette d’un Verdi patriarche, sorte d’Antée puisant aux forces de la terre natale, représentant d’une spontanéité et d’une vigueur « naturelles » en laquelle se reconnaît l’Italie, et celle d’un Wagner, génie maladif engendrant une création cérébrale et dysharmonique. En les rapportant à l’opposition entre musique et littérature, apanages respectifs du modèle nordique, celui de la « germanité », et du modèle méditerranéen, celui de la « latinité », Thomas Mann inverse les perspectives critiques dans La Montagne magique, exactement contemporaine, avant de se raviser dans Le Docteur Faustus (1947). Pareilles antinomies procèdent de la vision nietzschéenne de l’opéra italien comme adhésion dionysiaque à la vie, opposable en cela au drame allemand, idéaliste et surchargé de préoccupations extramusicales. Il reviendra à un compositeur comme Richard Strauss de chercher à dépasser pareil clivage en infléchissant sa création vers une conciliation de ces pôles plus à même d’embrasser toute la diversité culturelle de l’Europe. Vu de l’Italie, le modèle germanique sera assez puissant pour que Boito s’en inspire dans son Mefistofele inspiré de Goethe (première version, 1868), manière de réaction au romantisme verdien et revendication d’entrée dans une modernité enviée à l’Allemagne. L’évolution de Verdi vers une dramaticité complexe imprégnée de pessimisme rééquilibrera le rapport de forces avant qu’il ne devienne le porte‑drapeau d’une réaction à l’intellectualisme des avant‑gardes, représentée notamment par Alberto Savinio.

5Ponctué de palinodies et toujours marqué par une fascination circonspecte, ce balancement entre deux modèles concerne en fait le reste de l’Europe, partie prenante dans l’incessante reconfiguration d’un antagonisme où se projettent d’autres représentations et préoccupations. En France, impulsé par Baudelaire, l’engouement pour Wagner constitue un point de ralliement de la modernité avant qu’un autre poète, Mallarmé, ne le tempère et n’alimente ainsi un anti‑wagnérisme à percevoir comme l’aboutissement d’un rapport amour haine qui fera du musicien allemand un contre‑modèle afin que soient redéfinies des qualités esthétiques françaises, non sans que s’y mêlent des considérations patriotiques après 1870 — et il est caractéristique à cet égard que la brochure Le Coq et l’Arlequin de Cocteau, défense d’une musique franche, lumineuse et sans arrière‑plans métaphysiques, soit publiée aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Alors qu’en Grande‑Bretagne, l’absence de rivalité avec l’Allemagne n’entrave pas la diffusion de Wagner, admiré de George Bernard Shaw, la France se cherche une figure à opposer au maître de Bayreuth et qu’elle pensera trouver en Debussy, cela dans la lignée de Nietzsche voyant en la musique de Bizet l’antidote latin au poison wagnérien. En corollaire, après qu’elle eut porté sur lui une appréciation positive, l’œuvre d’André Suarès ne contribuera pas peu à faire de Wagner l’émanation d’une germanité mortifère car caractérisée par le désir de puissance et l’obsession de la race. N’en subsistera pas moins chez certains, comme Romain Rolland et Jean Giraudoux, le désir de réconcilier les valeurs culturelles de deux aires culturelles que l’Histoire a faites ennemies.

6Dès lors qu’un autre adversaire se substitue à elle, la figure verdienne semble écartée de ces batailles historiques et esthétiques, centrées autour d’un Wagner promu représentant essentiel de la modernité musico‑dramatique et, à ce titre, seul véritable rival auquel on puisse se mesurer avant que certains intellectuels, tels qu’Alberto Savinio, évoqué ci‑dessus, ou Dominique Fernandez, ne contribuent à la réhabilitation du compositeur de Rigoletto. Mais cette occultation n’est qu’apparente, en ce sens que Verdi est aussi le représentant après d’autres d’une italianité musicale qu’on pourrait qualifier de « transhistorique », destinée à servir de repoussoir ou de modèle à suivre. Comme Richard Strauss, avec lequel il entretint une correspondance épistolaire, Romain Rolland fut le grand penseur d’une Europe musicale où dialoguent des génies nationaux dont l’enracinement dans la nation ne les empêche pas de prétendre à l’universalité. Il prolongea en ce sens un débat où, de Rousseau à Stendhal, en passant par Madame de Staël, furent comparés les limites et avantages des esthétiques françaises, allemandes et italiennes, parfois mises en concurrence sur leur propre sol, comme ce fut le cas en France au xviiie siècle, avec la Querelle des Bouffons au cours de laquelle le compositeur du Devin du village prit parti contre la langue et le style français pour la langue et la musique italienne, que défendra plus tard Hegel lui‑même, en terre germanique.

7T. Picard en vient donc à se demander si « l’opposition entre les modèles musicaux allemand et italien incarnés par Verdi et Wagner, structurelle pour l’imaginaire des xixe et xxe siècles », ne serait pas « nourrie de schèmes de pensées similaires, déjà à l’œuvre dans les deux premiers siècles de l’histoire de l’opéra, et confrontant alors l’Italie et la France5 ». C’est pour des nations émergentes comme l’Italie et l’Allemagne le souci de définir et d’imposer leur identité qui les poussera à confier à l’art pareille mission où l’opéra jouera un rôle essentiel, notamment à cause du rapport qu’il entretient avec la tragédie, source d’enjeux esthétiques majeurs, sans cesse redéfinis en termes d’oppositions dont la moindre n’est pas celle du dionysiaque et de l’apollinien. Par la suite, « la musique allemande et l’opéra wagnérien ont joui d’une grande force de frappe pour assurer leur promotion européenne6 », sans doute à cause de leur impressionnant apparat théorique, au détriment de l’art verdien n’ayant pour lui que son impact immédiat sur les sensibilités. Mais on constate que le dialogue est réel entre les sphères italiennes et germaniques quand il s’agit de servir Verdi et Wagner, à tel point que des chefs appartenant à l’une ou l’autre culture ont démenti bien des clichés culturels bâtis sur le clivage des sensibilités.

Idéologies & identités

8En octobre 2014, des manifestants s’insurgent devant le Metropolitan Opera de New‑York contre la programmation de The Death of Klinghoffer (1991), l’opéra de John Adams dont l’argument repose sur le détournement en 1985 du navire de croisière italien, l’Achille Lauro, par des membres du Front de libération de la Palestine. Réclamant la libération de prisonniers palestiniens détenus par Israël, ils iront jusqu’à jeter à la mer un passager juif handicapé, Leon Klinghoffer. Sans en connaître parfois autre chose que la teneur générale, les détracteurs de l’œuvre y ont décelé antisémitisme et complaisance envers le terrorisme. Sous leur pression, Peter Gelb, directeur du Met, doit renoncer à la diffusion internationale de la production dans les cinémas tandis que les forces de police veillent autour du Lincoln Center au moment des représentations qui se dérouleront finalement sans encombres, malgré sifflements et huées dans la salle.

9Comme l’épisode romain rappelé par T. Picard au début de son essai, ce mouvement protestataire prend involontairement l’allure d’un remake, sans médiation cinématographique cependant, car il évoque les échauffourées parisiennes de mai 1887 lorsque des représentations de Lohengrin déclenchèrent des émeutes patriotiques devant l’Eden‑Théâtre, où l’ouvrage était repris. Il est vrai que les contextes se font écho : contentieux franco‑allemand après la défaite de Sedan et actualité brûlante du conflit israélo‑palestinien durant l’été 2014. Dans les deux cas, les manifestants ne distinguent dans les ouvrages montés que le reflet de combats se déroulant sur un tout autre terrain. Bien malgré lui, le compositeur John Adams se vit contraint d’endosser les habits wagnériens pour incarner la figure du Mal antisémite, dans la logique du jeu de substitution d’un compositeur à un autre décrit par T. Picard. Mais pas ou peu d’indignés, sans doute, pour opérer consciemment pareille assimilation. Les représentations new‑yorkaises de l’opéra furent avant tout l’occasion pour la communauté juive américaine d’exprimer publiquement sa position au sujet de la situation en terre gazaouite. Puisque ni le livret ni la musique n’étaient pris en considération, l’enjeu n’était pas d’ordre esthétique, même si le compositeur se trouvait de facto convoqué au banc des accusés.

10Dans la continuité du propos de T. Picard, on peut donc s’interroger sur le rôle que joue encore l’opéra dans la production d’une idéologie où serait cruciale la question identitaire, comprise en son acception la plus large, et non plus seulement nationaliste car concernant l’esprit occidental contemporain, et plus spécifiquement européen. Ainsi que le laissait présager le contenu de l’épigraphe, daté de 1933, que l’essayiste emprunte à Boris de Schlœzer, (« Ne serait‑il pas temps de renoncer enfin à ces lieux communs, à ces formules qui prétendent épuiser et limiter a priori les puissances d’une race, d’une nation ? […] un artiste, un critique ne devrait‑il pas se rendre compte que cette psychologie simpliste ne correspond à aucune réalité et se réduit en somme à une pétition de principe ? »), l’esthétique lyrique européenne d’après‑guerre s’embarrassera d’autant moins de défense et d’affirmation de l’identité nationale que le conflit mondial avait rendu suspecte toute revendication de ce type sur le continent qui en fut l’instigateur. Le propos patriotique verdien ou la constitution au xixe siècle d’un patrimoine lyrique dans certains pays d’Europe centrale relevaient donc de démarches révolues. Il en allait de même avec les allusions des livrets aux antagonismes de l’heure, tels que le conflit franco‑allemand dans Les Barbares (1901) de Saint‑Saëns, où s’opposent Romains et Germains, le style musical de l’ouvrage se référant à l’ancienne tragédie lyrique française comme pour mieux se démarquer de l’esthétique wagnérienne7. Tout au plus pouvait‑il s’entendre en 1957 un écho assourdi de pareilles préoccupations dans Dialogues des carmélites de Poulenc où, à travers la résistance des religieuses, se laissait entrevoir le mythe gaulliste d’une nation unie contre l’ennemi. De plus, outre qu’il plaçait sa partition sous les auspices de Monteverdi, Verdi, Moussorgski et Debussy, le compositeur vit son ouvrage créé à Milan par des représentants du style puccinien avant qu’il ne soit aujourd’hui volontiers défendu par des défenseurs du baroque français, qui révèlent ainsi un autre aspect de la filiation de cet opéra8.

11En quelque sorte composé contre Wagner, cet opéra s’inscrivait encore dans l’espace de tensions décrit par T. Picard9. Mais le principe moteur régissant cet espace, le rapport « magnétique » d’attraction/répulsion créé par les pôles du « verdisme » et du « wagnérisme », était destiné à se diluer dans les clichés folkloriques (comme une certaine publicité associant le jambon d’Aoste au chœur des courtisans de Rigoletto…), la réduction à une imagerie (les épopées cinématographiques déjà mentionnées) ou le « devoir de mémoire » (les récentes polémiques sur le tatouage nazi d’un chanteur engagé à Bayreuth) : s’éteignait alors le très fécond jeu d’oppositions qui avait été à la source de styles, de propos esthétiques et d’une contribution à l’« institution imaginaire de la société », pour reprendre les termes de Cornelius Castoriadis. Certes, ainsi que l’a rappelé Hervé Lacombe, « si, au début du xxie siècle, il importe peu à certains compositeurs de la vieille Europe de se dire allemand, plutôt qu’italien ou français, par exemple, le sentiment d’appartenance nationale, la volonté d’en manifester la réalité et d’en tirer les conséquences, loin d’être limités à un débat romantique dépassé, agissent encore dans nombre de consciences10 », qui sont avant tout celles de compositeurs extra‑européens s’appropriant la forme opéra pour lui redonner une fonction politico‑culturelle, comme en témoigne la création en 2001 d’Alpha et Omega du compositeur israélien Gil Shobat. Dans la continuité du xixe siècle, tout est alors une question d’équilibre entre affirmation identitaire et volonté d’universalité — rivalité et contre‑modèles en moins. Une œuvre comme The Consul (1950) de Menotti, créée à Broadway par un compositeur d’origine européenne, avait encore cela d’ambigu qu’elle proposait un sujet de portée universelle, car adapté à la modernité (le poids de la bureaucratie), en le plaçant dans le contexte de la guerre froide (un héros au patronyme anglo‑saxon, John Sorel, s’oppose à une dictature implicitement de l’Est). Si l’antagonisme entre États‑Unis et URSS se donnait clairement à lire dans l’intrigue, avec une évidente prise de parti, la composition relevait quant à elle d’un syncrétisme musical éliminant toute opposition d’ordre esthétique, tout comme Peter Grimes (1945) de Benjamin Britten, qui convoquait dans sa partition les mânes de Verdi, Bach, Berg et Richard Strauss pour refonder un opéra anglais en prise avec la modernité.

Conflits & sacrifices

12On peut alors se demander si les compositeurs occidentaux d’après‑guerre ne se sont pas retrouvés confrontés à un problème essentiel que l’on pourrait formuler de la sorte : comment continuer à écrire des opéras dès lors que la nature conflictuelle du genre est devenue embarrassante ? Bien que sans cesse repensée, diffractée, détournée, sublimée, la violence d’un genre inspiré de la tragédie lui est longtemps demeurée consubstantielle, en termes d’arguments, de dispositif (opposition voix/orchestre, musique/texte), d’utilisation identitaire, voire d’ambiance (la mise en danger des chanteurs et la passion parfois cruelle des aficionados, qui justifie que Michel Leiris ait rapproché tauromachie et art lyrique). Quand « l’UNESCO veut diffuser et implanter l’idée qu’au lieu d’être origine des conflits, la culture est à penser fondamentalement comme richesse commune de l’humanité11 », se pose alors la question de l’universalité de toute œuvre un peu ambitieuse, destinée à faire consensus autour de valeurs nettement identifiées. Encore lié à l’adhésion aux « grands récits » à visée révolutionnaire, l’engagement politique d’un Luigi Nono pouvait le conduire à l’écriture d’Intolleranza 1960 (1961) ou d’Al gran sole carico d’amore (1975), porté qu’il était par l’avant‑gardisme musical et les tâtonnements contemporains visant à créer un théâtre musical repensant le genre lyrique, perçu comme dépassé en ses formes canoniques. Une conflictualité d’essence socio‑politique, en même temps qu’esthétique, animait à la fois le propos et la forme, mais elle était promise à l’essoufflement à cause, d’une part, de l’assagissement de l’avant‑garde musicale et, d’autre part, de la montée en puissance d’une mondialisation d’abord perçue comme facteur de pacification puisque aplanissant les différences et prévenant par là même toute dissension.

13Les œuvres de John Adams apportent à leur façon une réponse à cette gestion délicate du conflit. Autant dans Nixon in China (1987) que dans The Death of Klinghoffer, le compositeur aborde pourtant de front des situations d’essence conflictuelle (antagonisme latent entre États‑Unis et Chine maoïste, discorde israélo‑palestinienne), tout en les soumettant à une approche musico‑dramatique qui en désamorce la violence. Est éclairant, par exemple, le traitement méditatif de la dernière séquence de Nixon in China ou les quatre protagonistes, Nixon, Mao et leurs épouses respectives s’interrogent sur la portée de l’événement politique que constitua en 1972 la visite du chef d’État américain en Chine. À l’arasement des divergences psychologiques et affectives correspond dans The Death of Klinghoffer la prédominance de la forme oratorio où s’efface la dramaticité conflictuelle au profit d’une perception distanciée et poétique des événements. En Europe, où la déconstruction postmoderniste des formes entraîne un certain recul des anciens schémas musico‑dramatiques empreints d’une conflictualité explicite, la création lyrique tend à aborder des sujets où, médiatisé d’une façon ou d’une autre, le conflit ne relève plus tout à fait de la confrontation directe d’individus ou de communautés. Le véritable ennemi est ailleurs, et parfois intériorisé au sein d’une conscience, comme celle des chercheurs nucléaires confrontés aux implications de leurs recherches : en 1956, Peter Bell, le savant du Fou de Marcel Landowski, doit encore faire face à sa femme, aux autorités et au peuple avant de se refuser à livrer le secret de la bombe atomique alors que Doctor Atomic (2005) de John Adams se resserre autour du conflit intérieur de Robert Oppenheimer avant le lâcher de l’arme fatale sur Hiroshima.

14On observera à ce propos que les compositeurs lyriques d’aujourd’hui tendent à élire des sujets qui vont faire de leurs œuvres ce qu’on pourrait appeler des « biopéras » sur le modèle des biopics cinématographiques. Tropisme qu’il faut, selon nous, rapporter à ce refus de la conflictualité explicite. Trois créations récentes inspirent à ce titre la réflexion : Akhmatova (2011) de Bruno Montovani, Anna Nicole (2011) de Mark‑Anthony Turnage et Charlotte Salomon (2014) de Marc‑André Dalbavie. Trois femmes (une poétesse ayant eu à souffrir du joug stalinien, une playmate modelée et détruite par le système médiatique contemporain et une artiste peintre morte à Auschwitz) n’ayant en commun que d’être des figures sacrificielles. Ces victimes totémiques permettent de désigner un Mal absolu, non plus représentable à travers un ou des personnages précis, mais envisagé comme entité menaçante. Ainsi est formulée « la pire des peurs : que le fort écrase le faible et que le monde le permette12. » Décliné sous diverses espèces, les spectres du fascisme et de la Shoah sont devenus les représentants absolus de l’Adversaire à combattre sans cesse et que désignent des victimes représentatives. Appliqué jusqu’à des sujets contemporains, comme la destinée d’Anna Nicole, le devoir de mémoire, devenu « la clé de voûte d’une modernité culpabilisée », « paraît aujourd’hui un horizon indépassable13. » Il s’ensuit que « sur le plan moral, cette preuve de la destruction de l’homme par l’homme [la Shoah] est notre dernière certitude14. » Certes, toute l’histoire de l’opéra se bâtit sur la valorisation de figures sacrificielles et dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le sort du personnage éponyme de Peter Grimes consacrait ce souci de la victime. Or les bourreaux du pêcheur ostracisé étaient encore clairement désignés et singularisés, à savoir des gens ordinaires, unis dans la grégarité du mal alors qu’ils pensent représenter le bien. On décelait là les traces de cette « banalité du mal » qu’Hannah Arendt allait identifier à l’occasion du procès d’Eichmann. Dans les opéras évoqués ci‑dessus, le Mal est en revanche externalisé et circonscrit dans la définition imposée par l’Histoire. Créateurs et spectateurs communient dans une compassion participant d’une construction idéologique à rapporter à la question plus générale des droits de l’homme, pierre de touche d’une Europe qui en a fait son ciment identitaire.

15Il est loisible de se demander si cette orientation commémorative n’écarte pas certains créateurs des tensions actuelles. Bien entendu, certains compositeurs traitent à leur façon du conflit ou de la violence en en passant par l’adaptation d’ouvrages du passé qui nourrissent par écho la réflexion sur les problèmes contemporains, et on peut mentionner à ce titre Claude (2013) de Thierry Escaich, inspiré de Claude Gueux de Victor Hugo, à travers une adaptation de Robert Badinter dont on sait qu’il fut à l’origine de l’abolition de la peine de mort en France. Comme le signale assez le choix du librettiste, l’ouvrage n’en est pas moins inscrit lui aussi dans une logique commémorative et compassionnelle puisque le rappel du potentiel de violence inhérent à l’homme et la communauté humaine passe par la célébration d’une victoire humanitaire remontant à 1981. Pour autant, d’autres opéras modernes affrontent toujours une matière conflictuelle en portant leur attention sur la violence d’aujourd’hui, à l’œuvre dans des communautés restreintes, caisses de résonance d’un malaise social plus vaste, qu’il s’agisse de Trouble in Tahiti (1952) de Leonard Bernstein, où son inscription dans une société consumériste et narcissique perturbe une famille américaine15, de The Saint of Bleckeer Street (1954) de Gian Carlo Menotti, peinture d’un quartier d’immigrés italiens que divise la question religieuse, ou d’Au monde (2014) de Philippe Boesmans auquel le livret de Joël Pommerat offre l’occasion de transcrire les tensions innervant un huis clos familial conditionné par l’extérieur.

16Si les tensions esthétiques et la mise en scène des conflits entre pôles identitaires marqués sont rendues impossibles par le consensus contemporain, certains compositeurs s’intéressent donc aux résonances de la violence dans un cercle resserré et actuel, où, par effet de loupe, elle prend ainsi toute sa force impressive, et dans l’emploi d’une musique dont les outils ne sont plus ceux d’un totalitarisme stylistique, mais au contraire d’une inventivité empruntant aux héritages les plus divers — et par‑delà les frontières, les époques et les contextes de création, Bernstein, Menotti et Boesmans ont cela de commun qu’en un éclectisme décomplexé, ils recourent à un patchwork musical où dialoguent des voix du passé venues d’horizons culturels divers pour alimenter la réflexion contemporaine. L’affrontement clairvoyant de la violence dans un univers dont la modernité artistique a reconnu par ailleurs le caractère à la fois morcelé et labyrinthique16 : tel est sans doute un des atouts de la culture occidentale, notamment en sa branche européenne, que l’opéra d’aujourd’hui peut contribuer à défendre avec une force d’expression singulière, en faisant appel à une mémoire musicale qui n’a retenu des anciennes tensions que le produit bénéfique. Peut‑être est‑ce à ce titre que la création lyrique contemporaine pourra apporter sa pierre à une identité culturelle transnationale.

Littérature & musique

17L’ouvrage de Timothée Picard stimule non seulement la réflexion sur le devenir d’une création lyrique affranchie des anciens antagonismes, mais aussi sur l’importance en général de la musique dite « classique » dans les débats d’idées tels que les exprime et les instruit la littérature, et cela jusqu’à nos jours. Ainsi qu’il l’écrit ailleurs à propos de la littérature française :

Il semble que les débats relatifs à la fin de la culture française ou européenne se sont essentiellement concentrés sur la littérature d’un côté et les arts plastiques de l’autre. On oublie que la musique a été prise dans un même type de configuration. On oublie surtout que, comme souvent, la littérature s’est très souvent appuyée sur l’exemple musical pour appréhender l’histoire de sa valeur propre et, dans un jeu de comparatisme interartistique, réfléchir en termes de destinée parallèle à l’évolution et à l’évaluation des deux arts17.

18 Réflexion qui participe donc d’une méditation plus étendue sur les mutations culturelles d’après la Seconde Guerre mondiale, mais dont les prémices se faisaient entendre « chez les écrivains témoins et dénonciateurs, dans la première moitié du xxe siècle, de la “fin de l’esprit européen” », à tel point que « la propension déclinologique semble une constante des écrivains mélomanes18», dans les rangs desquels se distinguent Milan Kundera, Pascal Quignard, Richard Millet et Renaud Camus. En effet, la pratique encomiastique étend toujours plus loin la finalité de son propos :

De genre circonscrit, le tombeau de la musique tel que pratiqué par les poètes et les écrivains va peu à peu se déporter sur la littérature, puis devenir, par effet d’enchâssement métonymique, un moyen d’exprimer une hantise de la fin dans son ensemble : fin de la musique, fin de la littérature, fin de la culture française, fin de l’esprit européen, etc.19

19T. Picard démontre notamment en quoi la réflexion de Richard Millet sur le devenir de la musique classique constitue dans ses œuvres l’instrument de la critique en règle d’une modernité sans mémoire, encline à la standardisation culturelle et génératrice d’une doxa idéologique intolérante. Récemment, la controverse engendrée par la publication de son Éloge littéraire d'Anders Breivik (2012) a conduit à l’éviction de l’écrivain du projet de création de l’opéra Charlotte Salomon de Marc‑André Dalbavie, dont il devait être le librettiste. Dans la lettre ouverte au metteur en scène Luc Bondy qui précède la publication de son livret, l’évocation du texte refusé à la composition scelle l’union de la musique, de la littérature et de la hauteur spirituelle face à l’ostracisme dont elles font l’objet à ses yeux : « Ce chant imaginaire est l’apanage des rêveurs, des proscrits, des solitaires, de ceux pour qui la sincérité et la droiture sont proches de cette maladie aujourd’hui mortelle qu’on appelle l’innocence20. » Le mot littéraire et la musique se confondent alors dans l’espace du retrait21 face à un univers hostile affligé des maux de la modernité tels qu’il les avait pointés dans ses écrits. Modernité dont le « rock » en ses dérivés divers constitue par ailleurs le Léviathan pour Milan Kundera, Richard Millet et Philippe Muray22, qui voient en lui l’ennemi par excellence.

20Quels que soient l’adhésion ou le rejet que peuvent entraîner ces présupposés, la posture polémique dont Richard Millet est un des représentants permet de mieux appréhender certains enjeux fondamentaux de la culture contemporaine où le recul relatif de la logosphère, la prédominance des musiques « actuelles » et plus généralement la remise en question des légitimités esthétiques constituent autant de points cruciaux pour une compréhension du monde d’aujourd’hui. Du moins en sa dimension « classique », la musique devient pour la littérature une passion au sens étymologique, c’est‑à‑dire l’expression d’une souffrance, liée à la marginalité, au refus, à la position critique, à la conscience aiguë de l’Histoire : ce positionnement, senti par beaucoup comme « réactionnaire », est cependant une invitation au débat, cette forme d’affrontement violent, mais maîtrisé par la culture et le verbe, autour de questions essentielles ouvrant sur l’avenir et, peut-être, le devenir anthropologique23. Rien de plus étroitement constitutif du corps individuel et collectif que la musique — source d’énergie, d’émotions et de violence. Si la langue littéraire en épouse les forces vives tout en y opposant le filtre du recul critique, la réflexion « musicale » des écrivains restitue à un héritage assagi par le respect culturel tout son potentiel de provocation féconde.


***

21Tant dans son Verdi‑Wagner que dans l’article évoqué ci‑dessus, Timothée Picard rappelle que, de diverses façons, le polemos n’est pas étranger à la musique, qu’il lui soit intrinsèque, qu’il constitue le fond des propos qu’elle génère ou qu’il reflète le discours musical. François Mauriac l’avait bien perçu, qui, en 1950, sortait d’une représentation du Don Giovanni de Mozart au Festival d’Aix‑en‑Provence en rapprochant le frisson sacré ressenti des inquiétudes suscitées par la guerre froide :

Et voilà ce qui donne la dimension d’un chef‑d’œuvre : le Don Juan que nous écoutions, le soir, n’était pas un divertissement fait pour dissiper notre angoisse de la journée ; il l’accompagnait, au contraire, de sa musique brillante et cruelle sous les ténèbres d’un ciel déchiré de présages fulgurants24.

22En prenant acte de ce lien fondamental qu’elles analysent et mettent en perspective, les études sur les rapports entre littérature et musique apportent une contribution fondamentale à l’histoire des idées et alimentent la réflexion contemporaine.