Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Michel Aulas

« Entailles » & « signes » : le Dictionnaire René Char

Dictionnaire René Char, sous la direction de Danièle Leclair & Patrick Née, Paris : Classiques Garnier, coll. « Dictionnaires et synthèses », 2015, 715 p., EAN 9782812433009.

1Le Dictionnaire René Char, dirigé par Danièle Leclair et Patrick Née, se situe dans le prolongement de l’exposition1 et du colloque2 — organisés par la Bibliothèque nationale de France et les Universités Paris Sorbonne et Paris Sorbonne nouvelle — qui, accompagnés de la publication de documents iconographiques3, commémorèrent en 2007 le centenaire de la naissance du poète. Loin de se limiter à faire le point des connaissances existantes sur Char, ce dictionnaire a été, comme le souligne l’avant-propos, « l’occasion d’un approfondissement de travaux anciens mais aussi de recherches nouvelles, et propose des angles d’approches variés » (p. 7) ; s’appuyant sur « la découverte et l’analyse de documents inédits ou récents » (ibid.), il offre des perspectives souvent remarquablement novatrices4.

Nature & espace chariens

2Char récusait une lecture purement thématique qui ne tînt pas compte des données existentielles et historiques, double écueil que sut éviter Jean-Claude Mathieu5, dont la « thèse fondatrice » est ici saluée (ibid.) et qui mène le lecteur, à travers l’« Herbe » et la « Nuit » chariennes, à la rencontre des « Transparents ». Dans cette lignée critique s’inscrivent les notices consacrées à l’« Armurier », à « Louis »et « Francis Curel », à la découverte du « Gypse », des « Aromates », et du « Bestiaire » du poète — et plus particulièrement des « Insectes », des « Oiseaux », du chien « Tigron »et du « Loup » ancestral ou encore au suivi des éclatements du « Pulvérin » ou des parcours et stagnations compliqués de l’« Eau ».

3Le contact direct avec la nature s’établit dans un cadre géographique précis. L’« Alsace », où la « Guerre » avait retenu Char en « 1939-1940 », les bords de l’« Epte », en Normandie, ainsi qu’« Autun » et « Vézelay », en Bourgogne, furent pour Char des lieux de séjour en compagnie d’« Yvonne Zervos ». Mais c’est entre « Paris » et le Vaucluse — où il finit par se fixer — que Char partagea sa vie. Les toponymes vauclusiens (« L’Isle-sur-Sorgue », « Sorgue », « Buoux », « Dentelles de Montmirail », « Fontaine-de-Vaucluse », « Luberon », « Mérindol », « Mont Ventoux », « Monts du Vaucluse », « Saint-Pantaléon », « Le Thor », « Thouzon », « Toulourenc », « Venasque », « Avignon ») ou liés au Vaucluse (« Amont »), loin de céder à une quelconque couleur locale, sont étroitement mis en rapport avec l’activité poétique de Char, accompagnés très souvent de références directes aux écrits.

4Dès les années 1950, sa méditation sur l’homme de « Lascaux » soutint la dénonciation de la conquête spatiale et, en 1965, Char appela à la mobilisation contre l’implantation de fusées nucléaires dans le sous-sol du plateau d’« Albion »,notamment par la plaquette La Provence point oméga : se trouvait ainsi réactivéle mythe chtonien de la France-des-Cavernes, issu de la « Résistance ». Et, à partir de La Nuit talismanique (1972) — recueil influencé par la lecture de « Novalis » — mais surtout d’Aromates Chasseurs (1972-1975), avec la figure d’« Orion », l’espace charien, initialement clos (vallis clausa), s’ouvre sur un « Cosmos » infini.

Char dans le xxe siècle

5Si Char rejeta la notion d’histoire et l’engagement sartrien, il n’en est pas moins inscrit dans le xxe siècle, selon le juste titre du colloque de 2007, René Char en son siècle, dont les éditeurs écrivent : « Double relation à l’histoire : à travers les rencontres, les écrits, Char fait son histoire autant que l’histoire le fait6. »

6Char eut de nombreux amis communistes mais il n’accepta jamais le « Communisme » en tant que doctrine. Dans la lutte contre le nazisme et le fascisme, dès la « Guerre d’Espagne », l’homme d’action qu’il était sut reconnaître la nécessité des alliances avec les communistes, mais il ne revint jamais sur ce refus. Les désillusions de la « Libération »font suite à l’entrevue décevante qu’il eut avec « De Gaulle » à « Alger », mais tiennent surtout à l’affaire de « Céreste » — où son groupe de Résistants fut accusé de marché noir — et à l’assassinat, à Manosque, de Gabriel Besson, un de ses plus chers « Compagnons de Résistance ». Ces deux événements, où il voyait la main des communistes locaux et qui atteignaient la personne de « Marcelle Sidoine-Pons », eurent pour conséquence un espacement, sans rupture définitive toutefois, des relations avec « Eluard » ; et il ne reprit contact avec « Picasso » et « Aragon » qu’en 1965, lorsque, le parti communiste s’opposant à la force de frappe et à la dissuasion nucléaire gaullistes, ils se joignirent à l’action présentée dans le tract La Provence point oméga.

7À la fin du mois de janvier 1933, Hitler accédait au pouvoir. Un bref voyage en Allemagne au cours du même mois, avec Eluard, avait permis à Char de mesurer la réalité du nazisme. En 1940, considéré comme communiste par la police de L’Isle-sur-Sorgue, il entre dans la clandestinité et noue progressivement des contacts avec des Résistants. À travers sa correspondance, souvent à double sens — la censure veille —, on peut décrypter le parcours géographique et politique qui fait de lui un membre actif de la « Résistance ».

8Poète résistant, Char ne voulut pas être un poète de la Résistance : la poésie de la Résistance, selon lui, prospérait sur la défaite et exaltait un nationalisme ambigu. Pendant la guerre, il n’abandonna pas l’écriture mais s’abstint de toute publication nouvelle, alors même qu’en 1943, « Paulhan », qui avait antérieurement rejeté plusieurs de ses textes, proposait de publier Seuls demeurent, qui ne paraîtra qu’en 1945, suivi de Feuillets d’Hypnos en 1946.

9Durant la « Guerre d’Algérie », Char refusa de s’associer aux campagnes, menées notamment par Sartre et Césaire, pour l’indépendance algérienne et, en 1960, de signer le Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission des soldats français en Algérie, jugeant qu’il était irresponsable de pousser des jeunes à la désertion sans prévoir comment les aider sur les plans matériel et juridique. Sensible à l’exploitation et aux dénis de droits dont étaient victimes ceux qu’il appelait les « pauvres arabes », et non les Algériens — ce qui eût constitué une reconnaissance d’enjeux nationaux que précisément il niait —, mais aussi les Français d’Algérie, il voyait dans cette guerre surtout l’affrontement des impérialismes américain et soviétique.

10Sur ces questions s’exprime l’étroite proximité avec « Camus ». Celui-ci s’oppose en effet aux doctrines du sens qui, prétendant assurer aux hommes un avenir meilleur, ne les amènent qu’à accepter une misère qu’en réalité elles aggravent. Char conteste, lui aussi, ces doctrines qui annoncent aux hommes « un paradis hilare7 ». C’est paradoxalement en reconnaissant l’impossibilité de « vivre sans inconnu devant soi8 » que l’on trouve une « Espérance » ou une « sérénité crispée » qui, même si elles l’abandonnèrent à la fin de sa vie, furent pour lui le moteur de l’action.

11À partir des années 1960, les deux préoccupations majeures de Char dans le domaine politique furent le conflit israélo- palestinien et la situation dans les pays de l’Est.

12Pour Char, les relations entre les personnes n’étaient jamais déterminées par la race ou la religion, mais il exprima une sensibilité particulière à l’histoire du « Peuple juif ». Sans approuver vraiment le sionisme, il avait, comme Camus, apporté son soutien à l’État d’Israël dès sa création. En 1967, il salua la victoire israélienne dans la guerre des Six jours et, en 1977, le voyage d’Anouar El Sadate en Israël.

13En 1981, une part importante de La Planche de vivre consiste en des « Traductions » de poètes russes victimes de la répression en URSS — Nicolas Goumilev, « Anna Akhmatova », « Boris Pasternak », « Ossip Mandelstam », « Vladimir Maïakovski » et « Marina Tsvetaeva »— et le recueil résonne comme une violente condamnation du système soviétique.

14Dans la nuit du 3 au 4 mai 1968, Char fut victime d’un grave accident cérébral qu’il rapporte en exergue du Chien de cœur, dont le premier poème (« Crible ») contient cette adresse : « Jeunes, à la minute, vous seuls savez dire la vérité, en dessiner l’initial, l’imprévoyant sourire9. » Certes Char ne semble pas avoir donné aux événements de mai 1968 une importance égale à celle que « Blanchot » leur accorda. Il faut toutefois signaler que, lors de la violente altercation dont fait état Paule du Bouchet dans son récent témoignage, Char, en juin 1970, condamne les mouvements gauchistes et « les jeunes », et non mai 6810.

 « Traversée du surréalisme » ? « Dissidence » ? Char « surréaliste critique» ?

15Officiellement, l’adhésion de Char au « Surréalisme » commence en décembre 1929, avec la publication de « Position » dans la revue Méridiens et celle de « Profession de foi du sujet » dans La Révolution surréaliste, et se termine en décembre 1935, avec la « Lettre à Benjamin Péret ». Dans Le Marteau sans maître, Char avait, en 1934, réuni l’essentiel de sa production surréaliste (Arsenal, Artine, L’action de la justice est éteinte, Poèmes militants, Abondance viendra).

16Selon Jean-Claude Mathieu11, la période d’adhésion de Char au mouvement constitue une « traversée », au sens d’une étape déterminante mais relativement brève. Ne pourrait-on pas aussi parler, à propos de Char, de « dissidence » par rapport au surréalisme et voir toute son œuvre comme celle d’un « surréaliste critique » ? « Critique » renverrait ici à l’épigraphe de l’édition originale du Marteau sans maître (« …alors s’élève l’esprit d’examen. / Théodore Jouffroy / Comment les dogmes finissent12) et serait donc à prendre au sens étymologique.

17Des notices traitant des écrivains surréalistes ou liés au surréalisme, on retiendra Char bouleversé par le suicide de « Crevel » — « un incomparable ami, un frère » — ainsi que Char tentant d’aider « Artaud »et allant voir à Ivry, quelques jours avant sa mort, accompagné de « Braque », cet ami dont la souffrance, rappelant celle de « Van Gogh », évoquait en lui celle de sa sœur « Julia ».

Hellénisme de Char

18« L’Hellade, c’est le rivage déployé d’une mer géniale d’où s’élancèrent à l’aurore le souffle de la connaissance et le magnétisme de l’intelligence, gonflant d’égale fertilité des pouvoirs qui semblèrent perpétuels » : dans « Hymne à voix basse » (Le Poème pulvérisé13), Char, en 1946, apporte son soutien aux Résistants grecs qui combattent le régime imposé par les Alliés. Il prendra, en 1949, la défense d’intellectuels grecs condamnés à mort et, en 1968, il dénoncera la dictature des colonels. Mais à travers l’hommage aux patriotes grecs apparaît, comme souvent chez Char, une rêverie sur la « Grèce » antique qui n’est pas sans rappeler « Hölderlin ».

19Les paysages de la Provence de Char font assurément penser à ceux de la Grèce. Mais c’est surtout la culture grecque antique qui requiert son attention. Il la découvrit par la lecture de Hölderlin et de « Nietzsche », mais aussi grâce aux recherches de « Christian Zervos » sur l’art grec. Il assista « Yves Battistini » dans son travail de traduction des « Présocratiques » et suivit avec intérêt les travaux de « Pierre Vidal-Naquet », dont il fut l’ami, de Jean-Pierre Vernant et de Marcel Detienne. Et, quelles qu’aient été par ailleurs les incompréhensions avec « Jaccottet », il admirait ses traductions, particulièrement celle de l’Odyssée. Son intérêt pour les « Alchimistes » l’avait conduit à Aristote ; et de la tragédie — choix sans doute nietzschéen — il retint surtout « Eschyle » et « Sophocle ». Au total, dans sa poésie, les « Figures mythologiques », loin d’être des références abstraites, s’incarnent dans la vie la plus quotidienne.

20Heureuse présence, dans ce dictionnaire, de la culture grecque antique et des hellénistes qui, dans la seconde moitié du vingtième siècle, surent en renouveler l’approche.

21Cette culture imprègne l’amitié de Char et de Camus. Char — référence est faite, dans le dictionnaire, à la Note sur Homère de Hölderlin14— se reconnaît dans l’héroïsme d’Achille et Camus préfère la condition humaine incarnée par Ulysse, opposition ultérieurement tempérée par l’argument de Feuillets d’Hypnos15: En filigrane de ce dialogue Char-Camus se profile Ulysse rencontrant, dans le monde des morts, au chant XI de l’Odyssée, Achille qui lui dit à quel point il regrette la vie.

22On se souviendra ici que selon Jean-Pierre Vernant, l’idéal du guerrier homérique est de mourir dans la fleur de l’âge, lorsque le corps n’a pas encore été flétri par la vieillesse. Cette « belle mort » inscrit le nom du guerrier dans l’épopée et le fait accéder au statut de héros16. À cette forme d’héroïsme peut dès lors se rattacher le poète « Roger Bernard », résistant de vingt-trois ans arrêté et abattu par les Allemands, à qui Char rendit un hommage répété, en particulier dans Feuillets d’Hypnos (note 138)17, où il héroïse son compagnon en recomposant les conditions de sa mort. Toutefois cet hommage plein d’humanité semble se faire comme en sourdine, Char ne retenant pas vraiment d’« Homère » le grandissement épique, peut-être par respect de l’idéal grec de la mesure mais aussi par défiance à l’égard des excès et des facilités de la poésie de la Résistance.

« La connaissance productive du Réel » : Héraclite, Marx, Breton, Nietzsche

23Parmi les Présocratiques, « Héraclite » occupe une place particulière dans l’œuvre de Char : le « physiologue » — ou peut-être déjà philosophe — est l’objet d’un désaccord entre Char et « Breton ». Quel est l’enjeu du débat ? La dialectique marxiste est présentée par « Marx » lui-même comme issue de la dialectique hégélienne. Or Breton reprend en fait l’analyse de Hegel qui, dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, écrit : « Il n’est pas une proposition d’Héraclite que je n’ai reprise dans ma logique18 », et qui retrouve chez l’Éphésien les trois moments de sa dialectique, alors que selon la Char le troisième en est absent.

24Dans le premier numéro (juillet 1930) du Surréalisme au service de la Révolution, Salvador « Dalí » avait fait référence à Héraclite (« L’âne pourri »). En 1930, dans le Second manifeste du surréalisme, Breton déclare :

Il s’agit […] d’éprouver par tous les moyens et de faire reconnaître à tout prix le caractère factice des vieilles antinomies destinées hypocritement à prévenir toute agitation insolite de la part de l’homme, ne serait-ce qu’en lui donnant une idée indigente de ses moyens, qu’en le défiant d’échapper dans une mesure valable à la contrainte universelle. L’épouvantail de la mort, les cafés chantants de l’au-delà, le naufrage de la plus belle raison dans le sommeil, l’écrasant rideau de l’avenir, les tours de Babel, les miroirs d’inconsistance, l’infranchissable mur d’argent éclaboussé de cervelle, ces images trop saisissantes de la catastrophe humaine ne sont peut être que des images. Tout porte à croire à un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point19.

25En 1934, dans Qu’est-ce que le surréalisme ?, il ajoute :

À la limite, et cela depuis des années, exactement depuis qu’a pris fin ce qu’on pourrait appeler l’époque purement intuitive du surréalisme (1919-1925), à la limite, dis-je, nous avons tendu à donner la réalité intérieure et la réalité extérieure comme deux éléments en puissance d’unification, en voie de devenir commun. Cette unification finale est le but suprême de l’activité surréaliste20.

26Et il affirme plus loin : « Héraclite est surréaliste dans la dialectique »21. Dès lors, « l’exaltante alliance des contraires » définie par Char comme « la condition parfaite et le moteur indispensable à produire l’harmonie » apparaît bien comme une mise en cause de la lecture hégélienne de Breton : il y a « alliance » mais pas « fusion » des contraires22.

27C’est de manière évidente le matérialisme dialectique d’« Engels »et de « Marx »qui est visé par Char. Ainsi, alors que les surréalistes et Char lui-même avaient longuement lu les alchimistes en grande partie parce qu’ils cherchaient dans l’« Alchimie » une possibilité d’échapper aux lois de la nature et de dépasser les contraintes du réel par l’imagination, c’est maintenant selon Char le logos héraclitéen qui ouvre la voie à la « connaissance productive du Réel »23.

28La lecture d’Héraclite par Char est donc anti-hégélienne et très largement nietzschéenne, l’œuvre de Nietzsche ayant été pour lui une voie d’accès à la culture grecque antique. Char insistait particulièrement sur La Naissance de la tragédie (traduction de Jean Marnold et de Jacques Morland, 1901) et sur La Philosophie à l’époque de la tragédie grecque (traduction de Geneviève Bianquis, 1938). Et c’est avec justesse qu’est rappelé ce passage en quelque sorte nietzschéen d’« Héraclite d’Ephèse »24 :

Il savait que la vérité est noble et que l’image qui la révèle c’est la tragédie. Il ne se contentait pas de définir la liberté, il la découvrait indéracinable, attisant la convoitise des tyrans, perdant son sang mais accroissant ses forces au centre même du perpétuel. Sa vue d’aigle solaire, sa sensibilité particulière, l’avaient persuadé, une fois pour toutes, que la seule certitude que nous possédions de la réalité du lendemain, c’est le pessimisme, forme accomplie du secret où nous venons nous rafraîchir, prendre garde et dormir.

Martin Heidegger, Hannah Arendt

29S’agissant de « Heidegger », sont rappelés avec une grande fermeté les dix mois du Rectorat de Fribourg en régime nazi, le rôle de « Jean Beaufret » et de ses disciples dans son introduction en France et les protestations que celle-ci suscita, notamment de la part d’Henri Meschonnic25. L’affaire Beaufret — à qui était reproché d’avoir tenu un propos antisémite — est mise en relation avec la dérive droitière de celui-ci à la fin de sa vie. Et Char, est-il également rappelé, ne se prononça jamais avec netteté sur ces données factuelles26. On retiendra que, dans la poésie de Char, la conception heideggérienne du temps apparaît à partir de Retour Amont (1965). Et l’on rapprochera la distinction qu’établit Char entre invention et découverte de la définition, donnée par ailleurs, des « Physiciens ».

30C’est sans doute avec une intention particulière que les auteurs du dictionnaire ont accordé une place significative à « Hannah Arendt », dont il est indiqué que Char avait lu Le Système totalitaire et La Crise de la culture dès leur parution en français en 1972, et dont la préface à La Crise la de la culture fait l’objet d’un article spécifique. Dans cette préface, H. Arendt se fonde sur le fragment 62 de Feuillets d’Hypnos : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament27 », pour montrer que le présent n’est pas la simple résultante d’un passé qui serait en quelque manière donné. Elle définit le temps de l’histoire comme « la brèche entre le passé et le futur », c’est-à-dire « l’intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore28 ». Se référant notamment à la Résistance, elle confère à l’action — « trésor » qu’oublient parfois ceux-là mêmes qui l’ont menée — une véritable vertu politique.

31À propos de la « brèche entre le passé et le futur », elle ajoute, dans une perspective qui évoque le temps heideggérien :

Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique29.

Sade, Freud ; Claudel, Rimbaud

32Durant toute sa période surréaliste, la poésie de Char est marquée par l’influence de « Sade » : avec Sade, l’amour est « enfin sauvé de la boue du ciel30 », en ce que la part de violence et de cruauté qu’il implique est désormais reconnue, conception alors partagée notamment avec Eluard et « Gilbert Lely ». Et Artine peut en effet être considérée comme une synthèse sadienne, à la fois Justine (victime) et Juliette (bourreau). On trouve encore la trace de Sadedans le Poème pulvérisé (1945-1947) sous la figure de l’« homme violet31 ». Mais Char et Lely s’interrogent sur le « mal », la « lèpre » ou encore le « cancer » qu’est le nazisme et sur les pulsions sadomasochistes dont il procède32. On n’oubliera pas ici que, dans son activité de Résistant, Char fit doublement l’expérience de la mort : en prendre le risque mais aussi la donner.

33Or Char ne fut pas aussi étranger qu’on l’a prétendu à la « Psychanalyse ». Certes il récusa assez vite l’usage qu’en firent les surréalistes et une note de Moulin premier, à propos du récit de rêve « Eaux-Mères », la traite avec quelque ironie (« ma péniche psychanalytique »33). Pourtant trois ouvrages de Freud, en traduction, se trouvaient dans sa bibliothèque : Psychopathologie de la vie quotidienne (Payot, 1926), Le Rêve et son interprétation (Gallimard, 1951) et Essais de psychanalyse (Payot, 1927), où figurent « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), « Au-delà du principe de plaisir » (1920), « Psychologie collective et analyse du moi » (1921) et « Le moi et le ça » (1923). Ces articles correspondent à l’introduction de la pulsion de mort dans la théorie freudienne. Certes cette pulsion n’a jamais été explicitement conceptualisée par Char, mais l’on peut se demander si le pessimisme issu de son expérience de la guerre et de ses interrogations sur lui-même n’a pas quelque rapport avec cette lecture freudienne.

34Autre cheminement : celui qui va de « Claudel » à « Rimbaud ». Claudel était honni des surréalistes notamment pour sa préface aux Œuvres de Rimbaud, Vers et proses (1916, éd. Paterne Berrichon) où il fait de Rimbaud un « mystique à l’état sauvage ». Or dans « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud34 ! » et dans « Arthur Rimbaud35 », Char reprend à son compte des assertions de cette préface. Par ailleurs, Claudel est mentionné dans « Page d’ascendants pour 196436 » par cette simple formule : « Claudel est irresponsable ». Curieuse appréciation qui s’éclaircit peut-être si l’on songe que l’irresponsabilité de Claudel est sans doute préférée par Char à ce que Breton estimait être sa propre responsabilité. Claudel, en effet, dès le début de sa préface, traite l’expérience rimbaldienne comme une totalité :

Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite d’échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et qu’il ne veut pas reconnaître : jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée, sur ce lit d’hôpital à Marseille, il sache37 !

35Breton, lui, dans le Second manifeste du surréalisme, proclame :

Inutile de discuter sur Rimbaud : Rimbaud s’est trompé, Rimbauda voulu nous tromper. Il est coupable devant nous d’avoir permis, de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel […]38.

36Et d’ajouter un peu plus loin : « …toujours cet exécrable Harrar »39. À Breton, qui serait responsable en s’arrogeant — de manière somme toute un peu moralisatrice et réductrice — le droit de presque soustraire la période du Harrar de la vie de Rimbaud, Char préfère un Claudel irresponsable qui, lui, se refuse ce droit. D’où la portée polémique du titre : « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! » et la volonté de Char de trouver du sens à ce départ.

Poussin, Orion, Braque

37Dans Regarder, Écouter, Lire (1993), Lévi-Strauss assure ne pas vouloir faire de « Poussin » un « anthropologue » mais poursuit :

Ce sublime reconnu aux choses « remet l’homme à sa place » – je prends la locution au sens moral et populaire. Même les tableaux « à géants », Orion et Polyphème, sont des symphonies agrestes où les géants se fondent dans la nature plus qu’ils ne la dominent40.

38Dans ce xviie siècle qui, selon Lévi-Strauss, marque la naissance de l’humanisme avec la définition cartésienne de l’homme comme « maître et possesseur de la nature », la peinture de Poussin se voit attribuer une dimension anthropologique, à laquelle Char n’eût sans doute pas été indifférent.

39Dans Aromates chasseurs, l’attention portée à Poussin se focalise sur la figure d’« Orion » tel qu’il est représenté dans le tableau Paysage avec Orion aveugle cherchant le soleil : « Révolution d’Orion resurgi parmi nous41 ». C’est le moment où s’opère, déjà annoncée dans La Nuit talismanique, l’ouverture de la poésie de Char sur l’infini. Mais, « pigmenté d’infini », le géant Orion l’est aussi « de soif terrestre »42 : il incarne le poète blessé de voir la terre endommagée — « chaos sanglant et boursouflé, où l’être le mieux doué n’est maître que de la bouffissure43 » — par les excès de la technique. Mais c’est aussi de manière plus intime que Char s’intéresse à Poussin. Dans la lettre à « Guy Lévis Mano », le souvenir de Poussin est lié à l’enfance :

Lorsque nous étions enfants nous nous voulions penchés comme un tonnerre sur les nuages accumulés. Nous admirions Poussin, il paraissait à peine plus âgé que nous ; le monde qui était le sien n’était pas mis en doute44.

40Le finale de « La Frontière en pointillé » renvoie de manière négative à la figure maternelle :

Ton fils sera spectre. Il attendra la délivrance des chemins sur une terre décédée.

Tel le peintre Poussin, je me lavais au vent qui durcissait mes ailes sans un regret pour ma mère disparue45.

41Et le patronyme Poussin, accompagné de l’évocation de l’accouchement — la « délivrance » — renvoie à la possibilité d’une nouvelle naissance, voire d’un auto-engendrement. Frayage onomastique : dans « Poussin » s’entend aussi le « pouls » qui menace de s’arrêter, comme dans le propos du peintre proche de la mort repris dans « Souvent Poussin entre tous » (Fenêtres dormantes et portes sur le toit, 1979) : « Il faut se faire entendre pendant que le pouls nous bat encore un peu46 ». Cette vision subversive de Poussin est aux antipodes de celle — un peu anodine — que Gide avait développée en 1945 (Poussin, Au divan) : « Gide, qui a voulu faire de Poussin un peintre de “coteaux modérés”, n’y a rien compris. Poussin est un terrible, parfois même un effrayant inventeur », déclare Char à « Jean Pénard47 ».

42Parmi les contemporains, et peut-être dans l’absolu, « Braque » fut le peintre préféré de Char. Leur amitié prit la forme d’un dialogue qui dura pendant les quinze dernières années de la vie de Braque. Char appréciait, outre son expérience de la guerre, sa discrétion, sa modestie et son rejet des écoles, des systèmes — philosophiques et politiques — et des vaines promesses de la religion : « Les idées, vous savez… », disait le peintre au poète48. La poésie est constamment confrontée au refus de la parole vaine et au silence. Ce mutisme de la peinture, particulièrement à propos de Braque, fascinait Char. Lorsqu’il écrit des légendes pour des tableaux de Braque, Char éprouve un sentiment de redondance, d’inutilité, et donc d’« échec » :

Ami,

J’exprime mon regret de vous avoir, sans doute, mal ou extravagamment plagié. Votre œuvre étant un tout nommé et accompli, ce qui convient devant elle, c’est le silence de la jubilation intérieure que les yeux imperceptiblement accusent. Mais bien à mon insu un déclic s’est produit… La toile du poète ! Voici des lignes à son propos, des faits professionnels. Pardon de mon échec. Mais n’êtes-vous pas un peu responsable ?

43Et le titre « Lèvres incorrigibles49 » souligne à la fois le caractère irrépressible de la parole et la vanité de celle-ci.

44Vanité qui apparaît également au sujet de la question de l’origine. Braque affirme, à propos des choses, vouloir remonter « à leur nuit, à leur nudité première50 ». Préoccupation commune avec Char, mais celui-ci, jouant sur nuit / nudité, finira par admettre, dans Retour amont, que cette volonté ne peut aboutir : le « nu » est « perdu ».

45Char, on le sait, appelait les peintres « ses alliés substantiels » : le peintre, tel l’homme de Lascaux face à sa paroi, se bat avec une matière, faite pour le peintre de toile, d’outils et de couleurs. Le peintre n’est ainsi jamais assuré de la valeur de son œuvre, qui dépend de l’issue de cette lutte. Braque manifeste cette préoccupation :

Braque, lorsqu’il peignait à Sorgues en 1912, se plaisait, après le travail, à pousser une pointe jusqu’à Avignon. C’est sur les marches du fol escalier extérieur qui introduisent au Palais des Papes que toujours le déposait sa rêverie. Il s’asseyait à même la pierre, et dévisageait, en la convoitant, la demeure qui n’était solennelle et au passé que pour d’autres que lui. Les murs nus des salles intérieures le fascinaient « Un tableau s’il est accroché là, s’il tient, pensait-il, est vérifié. » Il attendit, pour savoir, l’année 1947, année au cours de laquelle ses œuvres y furent mises en évidence51.

46De même, Char reprenait et modifiait ses poèmes, et souvent les détruisait ou s’abstenait de les publier. Selon lui le poète n’est que « le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé52 », dont il ne maîtrise pas totalement le surgissement et sur lequel il s’interroge.

Musique, ballet, pantomime, théâtre

47« Pierre Boulez » donna des versions musicales du Soleil des eaux, du Marteau sans maître et du Visage nuptial. Mais les relations amicales entre le musicien et le poète ne peuvent dissimuler les limites de l’intérêt que ce dernier porta à la musique en tant que telle. En revanche, Char fut attiré par le ballet (L’Abominable des neiges, La Conjuration), qui, de même que la pantomime (L’homme qui marchait dans un rayon de soleil), met en jeu le rapport entre l’espace et le corps, celui-ci exprimant le désir par le mouvement, et ne fait pas seulement appel aux musiciens et chorégraphes, mais aussi aux peintres pour les décors.

48Quant aux pièces de théâtre (Claire, Le Soleil des eaux), Char — qui fut avec Vilar à l’origine du festival d’Avignon — y élève les problèmes contemporains au niveau du mythe, dans une dramaturgie qui rappelle le théâtre athénien et peut-être Brecht.

Un Char parfois inattendu

49« Jocelyne François », dans deux beaux livres (Les Amantes au Mercure de France en 1978, repris en 1986 et 1998 sous le titre Les Amantes ou Tombeau de C53 ;et, en 2010, Vie et mort d’une amitié54), avait fait un portrait du poète. Le lecteur retrouvera les lieux intimes (« Les Busclats », « Les Névons », « Le Rebanqué »), la famille et les proches de Char dans ce dictionnaire, qui est ainsi comme habité par sa présence. Une attention particulière est portée au corps (la « Marche », les « Vêtements »), et plus précisément aux souffrances physiques persistantes dues à trois graves accidents de santé : une septicémie (1936), une chute dans la chapelle de Céreste pendant la Résistance (1944) et un début de méningite (1948).

50On connaît la difficulté des relations de Char avec sa famille — excepté sa sœur Julia— depuis la mort du père. « Émile Char » était un homme ouvert et attentif aux idées socialistes de son temps. Dans cette situation d’isolement, la confiance que Char porta après-guerre à son neveu Bernard Moustrou prend un sens particulier.

51Déjà évoquée avec le « voisinage » de Van Gogh et la « fraternité » avec Artaud, la folie affecta très tôt Julia. On voit ici Char se battre pour lui éviter l’internement psychiatrique et la veiller lorsqu’elle meurt, après avoir recouvré pour quelques heures la raison. Char fut alors hanté par le souvenir de cette sœur bien-aimée, et comme à l’affût de tout ce qui, en lui, pouvait être le signe d’un mal identique. Char aussi comme dépassé par sa propre colère dans l’affaire de Céreste ; ou encore, lui qui avait toute sa vie compartimenté ses relations, parfois ne réussissant plus à dominer le réseau de contradictions qu’il avait lui-même créé. Char enfin faisant preuve d’une grande générosité et d’un grand désintéressement avec ses amis, et en même temps attentif à la gestion de son œuvre et exigeant dans ses relations avec ses éditeurs. Indications biographiques qui, sans indiscrétion aucune, dessinent l’image d’un Char parfois inattendu et souvent — pourquoi ne pas le dire ? — attachant.

Vers une « philologie » charienne ?

52Nombre de notices portent sur une plaquette ou un recueil de Char et mentionnent les suppressions, modifications et ajouts qu’il y apporta ainsi que les formes que prit — ce fut souvent le cas — la collaboration avec un peintre. Parfois, ce sont les états successifs d’un poème qui sont signalés. Une série de notices présente et analyse les « Traductions » de son œuvre (en allemand, anglais, danois, espagnol d’Amérique latine ou d’Espagne, finnois, grec, hongrois, italien, japonais, norvégien, portugais, russe et suédois). Ces précisions, loin d’alourdir l’ouvrage d’une érudition inutile, lui apportent un charme supplémentaire en ce sens que Char y apparaît comme un auteur confronté à la réalité de son travail et à la réception de celui-ci. Le dictionnaire, qui est — on l’aura compris — bien plus qu’un simple lexique, ouvre ainsi la voie à une approche « philologique » de Char.


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53Les auteurs ont su éviter le double piège de l’hagiographie et de la déconstruction. Ils se sont tenus à l’écart des polémiques apparues après la mort de Char et ont axé leur travail sur une étude des textes, publiés ou accessibles en consultation. Avec une grande rigueur : une bibliographie très riche et des index sont fournis à la fin de l’ouvrage ; chaque notice est suivie d’indications bibliographiques et de renvois à d’autres notices, ce qui permet de circuler avec aisance dans le dictionnaire. Avec également une grande cohérence : jamais les notices ne se répètent ou se chevauchent, ce qui prouve qu’il s’agit là d’un authentique travail d’équipe. Rigueur et cohérence qui ne livrent pas un Char monolithique mais permettent d’approcher dans sa complexité un poète qui, dans son œuvre et peut-être aussi dans sa vie, valorisa « l’exaltante alliance des contraires55 ».

54La sûreté du travail de ces chercheurs ainsi que l’écriture mesurée — et souvent poétique — dans laquelle ils ont su le formuler les placent dans le droit fil de l’éthique charienne de la « modestie souveraine56 ».

55Telles les « entailles » et les « signes57 » que les poètes repèrent le long des chemins, les notices de ce dictionnaire sont des entrées dans la poésie de Char.