Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Galia Yanoshevsky

L’intervieweur, l’interviewé, son éditeur & son intervieweur. Enquête sur les entretiens littéraires

David Martens & Christophe Meurée, Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2014, 284 p., EAN 9782874492303.

L’art & la manière de l’entretien

1Si l’entretien a désormais ses lettres de noblesse parmi les genres littéraires, il n’en reste pas moins que l’art de l’entretien reste affaire de magiciens. Il s’agit de faire parler les écrivains, qui — à en croire une tradition dont Proust fut incontestablement le plus brillant représentant — ne seraient pas les mêmes que ceux qui écrivent, lorsqu’ils s’entretiennent devant un micro. Le véritable art de l’intervieweur consiste donc à annuler ce divorce entre la personne médiatique, en chair et en os, et la conscience (ou l’inconscient) qui écrit, que Sainte‑Beuve aurait sans doute considérées comme inséparables, et que Proust a si violemment séparées :

C’est l’œuvre d’un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu’on était avec les autres, qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer1.

2Mais les réunir n’est pas une simple affaire, car il s’agit avant tout de sécuriser leur bonne volonté (captatio benevolentiae), dans un exercice de confiance, qui consiste à tendre vers l’écrivain le filet de sécurité dont parle Jean Amrouche :

Abandonné seul / devant l’micro, en général, Midas / ne dirait rien, parce que Midas […] a besoin d’un filet, en général, et ce filet, c’est toujours / le barbier2.

3À en croire Melvin Lasky, ce filet consiste entre autres à poser les bonnes questions afin de susciter des réponses dignes d’intérêt3. Une large part de l’attrait de l’entretien dépend non seulement des talents de l’interviewé mais aussi de l’interaction avec l’intervieweur, ainsi que de l’étape de post-production : est-ce que l’entretien est diffusé en ligne, est-il reprit, réécrit ? Par qui ? À qui appartient-il de droit ? Fait-il partie de l’œuvre de l’écrivain interviewé et quel est son statut poétique ? Et enfin, s’il fait partie d’une série, en quoi est-il singulier ? Quelles sont les décisions éditoriales qui amènent au produit final ?

4C’est à ces questions entre autres que tentent de répondre les directeurs et les participants de ce recueil intitulé Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires. Le mot « secrets » dans le titre indique bel et bien qu’il s’agit d’aller au-delà d’une simple analyse universitaire qui consisterait à décortiquer des interviews spécifiques pour en montrer les démarches conversationnelles ou bien d’en faire l’Histoire à partir d’un corpus donné. Certes, il existe des tentatives antérieures d’étudier l’entretien — journalistique ou littéraire — tant par son côté historique et poétique que pratique. Je pense par exemple à Wendell Rawls Jr. (« Interviewing: the Crafty Art4 ») ou — toujours dans le domaine de l’interview journalistique — à « The Art of the Interview or the Difficulties of Asking a Question and Getting an Answer » de Malvin Lasky (1989). Dans le domaine de l’interview littéraire, il existe des réflexions sur la pratique de l’entretien comme par exemple l’interviewde la Literary Research Newsletter avec le professeur de littérature Ronald Christ5, ou l’article de Ted Lyon, regroupant les souvenirs de ses entretiens avec le fuyant Borges6. Dans la sphère francophone, il existe aussi des tentatives de conceptualisation de l’entretien et plus spécifiquement – comme dans le cas de J. Amrouche – celui du rôle de l’intervieweur dans un contexte radiophonique7, ou encore sur les techniques de préparation au plateau littéraire télévisé – Le Métier de lire de Bernard Pivot, interviewé par Pierre Nora8. Il existe par ailleurs des histoires et des poétiques du genre : Dorothy Speirs, qui explore la naissance de l’entretien littéraire dans les pages du journal de la fin du xixe siècle9, John Rodden qui étudie la performance de l’entretien littéraire à partir de sa propre expérience d’intervieweur10, le numéro collectif des Lieux littéraires11, le numéro 12 de la revue Argumentation et Analyse du Discoursqui examine les mécanismes de l’entretien12, ou l’article de Poetics Today auquel participent Anneleen Masschelein, Christophe Meurée, David Martens et Stéphanie Vanasten13, qui abordent à la fois l’histoire du genre et sa poétique.

5Or les directeurs du présent ouvrage ont opté pour une recherche à la fois originale et englobante, et qui à ma connaissance n’existe pas ailleurs : il s’agit ici d’exposer les coulisses en conduisant une « enquête sur les entretiens littéraires » à partir de « questionnaires de base » (p. 17 & 21) préparés à l’avance et proposés avec une certaine souplesse14 aux différents participants et producteurs de l’entretien littéraire dans le monde francophone : des écrivains, des intervieweurs, des producteurs.

6Avec un corpus assez large d’entretiens (quinze au total), qui varient tant par leurs dispositifs respectifs que par les rôles qu’occupent les participants dans le champ littéraire, le volume prétend sinon à l’exhaustivité du moins à la diversité. Ainsi apparaissent des écrivains en fin de carrière (Henry Bauchau), des écrivains de longue date (Michel Butor, Michel Deguy), des écrivains vedettes (Amélie Nothomb, Emmanuel Carrère, Michel Butor), des intervieweurs vedettes (Jacques Chancel, Bernard Pivot), des directeurs et éditeurs de série (François Bon, Benoît Peeters, Catherine Flohic), des universitaires (et notamment les directeurs du volume et d’autres collaborateurs : Myriam Watthee-Delmotte, Odile Cornuz, Jean-Benoît Puech), des journalistes (Edmond Morrel, Jacques de Decker), une libraire et mère de l’écrivain interviewé (Monique Toussaint). Bon nombre des participants, comme J. de Decker, E. Morrel et B. Peeters peuvent être classés sous toutes les catégories confondues.

7C’est en fait une première tentative d’approche systématique qui — même si elle se fonde sur l’expérience vécue de l’entretien littéraire chez des individus occupant des positions différentes dans le champ littéraire — essaie de fournir néanmoins une grille commune. Divisés en deux catégories essentielles — « écrivains » et « intervieweurs » — les questionnaires de base sont regroupés selon diverses catégories : des questions destinées à évoquer les expériences primaires et vécues du genre (« Vous souvenez-vous de votre premier entretien ? »; « Quel est votre meilleur souvenir d’entretien ? Quel est votre pire souvenir ? »), des questions sur la pratique de l’entretien (« Préparez-vous les entretiens qu’on vous propose de réaliser ? Si oui, de quelle façon ? » ; « Répondez-vous toujours de la même façon aux mêmes questions ? »), des questions portant sur l’appréciation du genre (« L’entretien est-il une pratique que vous affectionnez ? ») ou de sa propre pratique (« Dans quel cas refusez-vous un entretien ou sa parution ? »), enfin des questions sur les des différents genres de l’entretien (« Faites-vous une distinction entre les entretiens oraux ou écrits, les entretiens radio ou les entretiens filmés, les interviews ou les entretiens de fond ? »).

8Même si la grille est commune, elle n’est qu’un point de départ pour obtenir des réponses différentes, en fonction des expériences individuelles, mais aussi en fonction des situations d’énonciation de l’entretien – très variées dans ce volume (même si au final tous les entretiens sont présentés sous forme écrite) – qu’il passe par l’écrit (c’est le cas de M. Watthee-Delmotte avec H. Bauchau, J. de Decker interviewant A. Nothomb), par courrier électronique (M. Watthee-Delmotte et J. de Decker, Chr. Meurée interviewant M. Deguy et Fr. Emmanuel), sur la toile (A. Reverseau et Fr. Bon), par Skype (O. Cornuz interviewant C. Flohic) ou encore, en face à face conversationnel (M. Calle-Gruber interviewant M. Butor, D. Martens interviewant E. Morrel) et réciproque (J. Wolkenstein et E. Carrère), radiophonique (J. Chancel et B. Pivot interviewés par E. Morrel), itinérant et écrit (D. Martens et J.‑B. Puech), ou enfin – dans le style de la Paris Review –, à tandem d’intervieweurs (D. Martens et Chr. Meurée interviewant B. Peeters). Aussi les participants n’interprètent pas de la même façon leurs rôles respectifs et appliquent de façon différente le questionnaire de base. Lorsque l’intervieweur Paul Rosenblatt s’excuse auprès de Bashevis Singer de poser des questions générales qu’on a sans doute déjà posées maintes fois à l’écrivain d’expression yiddish, B. Singer répond par une plaisanterie : « All right. I will try to give you different answers15 ». Mutatis mutandis, ici, c’est en fait grâce à la répétition des questions que les intervieweurs obtiennent des résultats intéressants, surprenants parfois par leur originalité, même s’ils sont tous des vétérans de l’entretien.

9Les points communs et les différences entre les divers entretiens de ce volume, très différents tant au niveau stylistique qu’en leur manière d’aborder les questions permettent de définir les caractéristiques de l’entretien littéraire et ses phases de production. D’aucuns optent ainsi pour un rappel de leur expérience personnelle (par exemple, A. Nothomb, J. Chancel, B. Pivot et M. Butor), d’autres comme B. Peeters, J.‑B. Puech, E. François et E. Morrel tentent au contraire d’en faire une théorie.

10Dans les lignes qui suivent, je vais donc revenir sur quelques questions qui me semblent cardinales pour comprendre les « secrets de l’entretien » et les réponses qu’elles suscitent dans le cadre de ce volume. Il sera aussi question des dispositifs sélectionnés pour les divers entretiens et de l’influence qu’ils exercent sur le contenu.

Ceci n’est pas une conversation ou qu’est-ce qu’un entretien ?

11Malgré le fait qu’elle ne soit posée de façon explicite qu’une seule fois16, cette question de la nature de l’entretien semble pourtant hanter le volume, abordée comme elle l’est par bon nombre des participants. Comparé par d’aucuns à la conversation, il n’en est pas pourtant synonyme pour d’autres. Ainsi pour E. Carrère, l’entretien « tourne naturellement à la conversation » dans un contexte « un peu informel, avec un journaliste sympathique ». Il dit préférer « quand l’entretien devient une conversation », par politesse, mais aussi « parce que c’est plus vivant, plus amusant ; et le résultat est meilleur » (p. 85). Pour J. Chancel, dans l’intimité de son petit studio d’enregistrement, ses entretiens radiophoniques constituent « 6828 grandes conversations que j’ai faites à Radioscopie » (p. 88). B. Peeters quant à lui, prend comme modèle de l’entretien des grandes conversations du début du xixe siècle (Goethe et Eckermann17, Napoléon et Las Cases18).

12L’attitude de J.‑B. Puech quant à l’entretien est ambivalente et dépend largement des rapports qu’entretient ce genre avec la conversation. Pratique institutionnelle, il a un côté synthétique (donc réduisant des activités plus complexes), représentatif de l’œuvre et de l’auteur en personne (p. 206-7), à qui il sert de « haut-parleur », en faisant connaître des œuvres au public (p. 209). Il s’oppose donc à la conversation qui, elle, appartient aux activités de la sphère privée, « longuement poursuivie sans enregistrement, sans médiateur et sans ambages, entre proches, familiers, amis attentionnés mais désintéressés » (p. 207). Puech met d’ailleurs en garde contre la formule convenue – celle qui souligne la différence entre une situation de communication destiné à un Tiers (c’est le cas de l’entretien) ou non (c’est le cas de la conversation). Contrairement à l’opinion répandue sur le caractère naturel et privé de la conversation, sur sa « prétendue noblesse », J.‑B. Puech souligne combien la conversation n’est souvent qu’une prétention, au cours de laquelle les confidents prennent des notes (p. 210). La conversation serait donc la fausse parente de l’entretien : « la conversation n’est la plupart du temps qu’un dialogue entre pairs imbus de leur “simplicité” autant qu’ils sont conscients de leur différence » (p. 213). Or « un tel échange demeure toujours insatisfaisant, parce que certaines choses ne peuvent se dire que si le locuteur est tourné vers ce Tiers » (ibid.). Il tient alors à souligner que l’entretien « pose d’entrée de jeu la présence de ce Tiers » qui permet en fait au lecteur inconnu « d’approcher un auteur, une œuvre et le cœur de cette œuvre : le personnage de l’auteur » (p. 213). Ultimement, l’entretien serait pour Puech « une façon de sortir du dialogue » avec soi-même et le lecteur imaginaire pour entrer en contact plus intime avec l’extérieur, un tiers, un lecteur réel (p. 224).

13Si la question du rapport de la conversation à l’entretien n’est pas toujours objet explicite de discussion, il n’empêche qu’elle se présente aussi dans la forme que prennent les entretiens. Pour ne donner qu’un exemple, l’entretien entre J. Wolkenstein et E. Carrère revêt la scénographie d’une conversation : rencontre dans la maison de l’auteur de Limonov, dégustation de thé glacé19, échange imitant le « naturel » de la conversation en s’écartant autant que possible du statut inégal de l’intervieweur (ici, J. Wolkenstein)20. Tout en maintenant une ambiance amicale et détendue, les interlocuteurs s’efforcent de poser des questions en alternance : l’intervieweur devenant interviewée à son tour, sur la base d’une expérience commune – tous les deux étant à la fois journalistes et écrivains.

Coulisses : comment se prépare-t-on à l’entretien ?

14L’une des particularités de ce volume collectif est l’intérêt qu’il porte aux coulisses de l’entretien : les participants sont amenés à réfléchir sur la manière dont ils pratiquent leur métier, tant du côté de l’interviewé que du côté de l’intervieweur. Si dans la plupart des cas les interviewés ne se préparent pas particulièrement à l’entretien21, il en va tout autrement lorsqu’ils sont en position d’intervieweurs. Le seuil minimum de préparation requiert une familiarisation avec l’œuvre de l’écrivain en question : il faut avoir lu ou vu les œuvres de l’écrivain (Chancel, p. 91), « de préférence le crayon à la main, comme le professait Pivot » (de Decker, p. 103). Un intervieweur trop peu préparé risque de poser des « questions inadéquates, qui vous forcent involontairement à révéler des intentions dont vous préféreriez vérifier s’il les détecte lui-même » (de Decker, p. 101).

15Mais passé ce seuil, ils sont quasiment unanimes sur la dialectique du questionnement. D’un côté, la préparation des questions, même détaillées, est importante. D’autre part, rester fidèle aux questions ou au parcours déterminé à l’avance risque de condamner l’interview à l’échec car trop figé et trop peu ouvert au potentiel de l’échange. Chez B. Peeters, on prépare, puis on oublie (p. 282). Un bon entretien selon l’intervieweur de Hergé est celui où l’on n’est pas trop attaché à ses papiers, où l’on sait quand interrompre, poser une question, s’attaquer à certains mots et relancer (p. 258-259). Des bonnes questions déroutantes relancent l’auteur de manière impromptue sur des nouvelles pistes (Fr. Emmanuel, p. 126-127). C’est aussi le cas des questions de détail (typiques des traducteurs) ou des questions « naïves » des adolescents en classe qui « obligent à faire tout un chemin pour développer, contextualiser, et permettre la rencontre » (Emmanuel, p. 128). Mais en même temps,

il n’importe pas tant d’apporter les réponses adéquates aux questions posées. Ces questions ne sont que des propositions à saisir (ou ne pas saisir), ce sont des balles qui nous sont envoyées et qui n’ont pour objet que de nous faire réagir. Le dispositif de la question-réponse est ici un jeu beaucoup plus libre que je ne le pensais [Emmanuel, p. 124].

16Pour un Morrel, spécialiste du radiophonique, il ne s’agit pas de questions, mais d’une série d’hypothèses envoyées à l’auteur, fondées sur la lecture que fait Morrel du livre de son interviewé, dans le but de permettre à l’auditeur (qui ne connaît pas forcément l’œuvre de l’écrivain) d’en apprendre quelque chose (p. 154-155). L’émission radiophonique d’entretien devient alors un cadre où l’on peut vraiment aller au fond, creuser des questions qui sont absentes dans d’autres contextes médiatiques.

17Au-delà des techniques de question-réponse, plus libres ou plus restreintes selon les participants, certains participants du volume insistent sur l’heuristique de l’entretien, tenant à des qualités personnelles ou des manières d’être qui ne peuvent pas être réduites aux pures techniques. Ainsi par exemple, J. Chancel déclare :

Je sais écouter, je sais regarder et je me considère comme un passeur […] ce qui est pour moi la valeur suprême c’est le relais que je peux tendre à certains et ça, ça n’a pas de prix. J’ai besoin de partager, j’ai besoin d’admirer. Et j’ai besoin de dire voilà ce que j’aime, voilà ce que je n’aime pas. (p. 88)

18J. Chancel et J. de Decker avouent avoir un instinct de curiosité innée (p. XX, p. 101) et Morrel signale chez Pivot ce qu’il nomme « la capacité d’abasourdissement », cet instinct qui lui permet à tout moment d’avoir l’air profondément intéressé et qui pousse l’interlocuteur à aller plus loin (p. 164, d’ailleurs, Pivot lui-même avoue avoir cette capacité). Avouant qu’il n’a pas de méthode (p. 284), Peeters perçoit l’entretien comme une espèce d’aventure (p. 247), qui consiste à aller vers l’inconnu avec un interviewé qui n’est pas toujours volontaire, comme c’est le cas avec Robbe‑Grillet. Il s’agit alors, chez les intervieweurs les plus réticents, de chercher les moments où la parole se défait, où la personne dit ce qu’elle ne pensait pas dire, peut-être même ce qu’elle n’aurait pas voulu dire. « Je cherche l’accident, je cherche quelque chose qui est du côté de la parole pleine et non du côté de l’exposé d’un savoir préalable » (p. 259-260). Mais il s’agit dans tous les cas d’« être du côté de l’interviewé » (p. 260), d’« encourager ce laisser-aller de la parole dans l’entretien » (p. 262).

Oral & écrit

19La question du rapport entre la parole et l’écriture reste l’un des piliers de l’enquête sur l’entretien littéraire22, dans la mesure où la personne interviewée est par définition un écrivain, donc quelqu’un qui s’exprime a priori par écrit, et à qui l’on demande une entrevue pour cette qualité. Il y a donc un paradoxe dans la demande à l’homme de l’écriture de s’exprimer après coup à l’oral pour expliquer son œuvre – qu’aurait-il à rajouter puisqu’il a tout dit par écrit ? Et étant donné qu’il n’est pas forcément entraîné pour les média, comment parler à l’oral ? Les interviewés de l’enquête sont en effet sensibles à ce paradoxe et en font un objet de discussion. Fr. Emmanuel par exemple, expose la difficulté d’un homme de l’écrit à jouer un rôle médiatique, lorsqu’il passe de l’écrit à l’oral. Chez lui, ce passage produit « une sorte de langue de bois personnelle en somme. Rien qui soit vraiment vivant » (p. 126).

20Par ailleurs, cette question se manifeste aussi dans le choix des dispositifs offerts au choix des écrivains (entretien en face à face, radiophonique ou en différé, par mail ou autre correspondance), sélection qui reflète leurs attitudes respectives à cet égard. Si un certain nombre d’écrivains croient, à l’instar de Barthes, que chez l’écrivain la parole double l’écriture, il n’empêche qu’ils l’affectionnent, le pratiquent et même l’archivent, et ceci pour des raisons différentes. Chez un Fr. Bon, par exemple, l’entretien est de deuxième catégorie, étant donné que « c’est de la parole autour, c’est pas bien grave, on peut dire le contraire le lendemain, non ? » (p. 33), mais aussi « l’entretien concerne toujours un boulot fini, donc c’est un peu comme les politesses après un enterrement », une forme contraignante car limitée par l’interaction avec l’interlocuteur. Or l’entretien peut, dans de très rares cas, comme celui d’Alain Veinstein23, devenir « un total laisser-aller » (p. 33). C’est pourquoi le blog, une des principales activités de Fr. Bon en tant qu’écrivain, est potentiellement, dans l’absence radicale d’interlocuteur, un « entretien infini » (p. 41). Or l’entretien n’est pas uniquement une forme contraignante et morte de politesse, il est paradoxalement et par sa forme oralisée, « un outil essentiel du littéraire » (p. 31). Si Fr. Bon choisit de répondre à A. Reverseau par une forme d’oralité écrite24, c’est pour éviter les pièges de l’entretien oral contraignant (p. 31). Il se trouve alors – comme c’est souvent le cas dans le cadre de ce volume – que forme et fond œuvrent ensemble pour faire le point sur l’entretien littéraire : de fait Fr. Bon fait ce qu’il prêche en acceptant une interview par écrit, tout en gardant la liberté de son style oralisé.

21D’autres participants de l’enquête, comme M. Butor et B. Peeters, voient au contraire la valeur heuristique de l’entretien, qui est une espèce de dialogue socratique où les questionnements à l’oral permettent d’aller plus loin en évitant les pièges du figé25. Chez M. Butor, le fait de lui poser des questions engendre chez lui la volonté de continuer

puisque ces textes posent tant de questions, questions qui m’intéressent moi-même, c’est la bonne voie. […] Selon ce que mes interlocuteurs avaient lu, les questions étaient inattendues – cela est une grande joie pour moi – les questions qu’on me pose sont toujours nouvelles, les gens trouvent des choses très intéressantes à me demander ! (p. 53)

22Les questions posées lors d’une interview permettent donc à Butor d’étendre les limites de son œuvre et il avoue avoir écrit des essais suite à des questions. Pour Peeters en tant qu’intervieweur, il s’agit de déstabiliser des interviewés qui, comme Robbe-Grillet, sont prisonniers de leurs propres formules (p. 274) : c’est à l’oral que cette déstabilisation peut se produire, surtout quand l’entretien est filmé, même si le résultat est contrôlé après-coup. Cela lui permet de faire sortir l’auteur de sa zone de confort. Mais c’est aussi qu’entre les lignes (dans la sous-conversation aurait dit Nathalie Sarraute), il se produit un inconscient de l’entretien (p. 257). L’entretien, comme toute autre parole, peut contenir « de puissants effets d’après-coup […] et, dans un entretien aussi, il peut donc y avoir autre chose que le contenu manifeste » (p. 258).

23Parmi les spécialistes de live media de ce volume se retrouvent des grands maîtres de l’entretien médiatisé comme Pivot, Chancel et Morrel, ce dernier jouant un rôle important tant comme l’intervieweur de Chancel et de Pivot, tant comme l’interviewé de D. Martens. Mais les intuitions les plus intéressantes sur la pratique de l’oral dans l’entretien radiophonique se trouvent dans l’entretien où E. Morrel se soumet aux questionnements de D. Martens : il souligne tout d’abord le fait qu’il ne s’agit pas d’une voix, mais bien de deux voix qu’entend une troisième personne (l’écouteur), qui sont « l’élément de base de l’échange radiophonique » (p. 31). Mais il s’agit aussi de laisser l’interviewé occuper le devant de la scène :

Les questions et la manière d’interroger un auteur doivent donc être réalisées de telle sorte que la voix prenne tout son espace. Jamais je n’interromps le propos d’un interviewé en cours de réponse, sauf si je vois qu’il cherche un mot ou qu’il a terminé sa réponse. (p. 155)

24J. Amrouche, par exemple, est soucieux de ne pas laisser l’interviewé, timide, tomber dans le silence, qui pour lui est le grand tueur de l’émission radiophonique minutée26 ; c’est tout le contraire chez E. Morrel, qui considère que

L’une des meilleures manières pour poser une question, à un écrivain en particulier […] c’est le silence, c’est-à-dire laisser, par le silence de l’écoute, l’écrivain aller plus loin dans ce qu’il envisagerait de répondre, considérer que chaque question initiale est une question qui peut aboutir sur une sorte de terra incognita qui ni lui ni moi ne connaissons [… ]. (p. 155)

25Lorsque D. Martens l’interrompt pour… vérifier si l’interruption ne peut pas constituer un moyen de briser la routine de l’entretien afin de faire surgir des propos qui n’auraient pas été formulés sans cela, Morrel rectifie sa réponse :

Je serais en partie d’accord avec vous. Je dis en partie parce que je n’ai peut-être pas parfaitement formulé ce que voulait dire le fait de laisser parler l’interlocuteur. Ça ne veut pas dire qu’au fur et à mesure qu’on écoute l’interlocuteur on ne note pas mentalement toute une série des points sur lesquels revenir par la suite. Mais au moins le fait de laisser aller jusqu’au bout permet à l’écrivain de faire vraiment une sorte d’exercice créatif, par la parole, à propos de ce qu’il a écrit. Et là on entre vraiment dans ce qui est pour moi une partie du langage radiophonique que crée l’interview, qui est de laisser à la pensée, ou à l’émotion, ou à l’information, cet espace qui lui permet de vraiment s’exprimer. (p. 156)

26Au-delà donc d’une mini-théorie du silence, qui va à l’encontre de l’un des grands maîtres des entretiens radiophoniques (J. Amrouche), on trouve ici une belle démonstration de la manière dont ce volume fait ce qu’il dit : il constitue une véritable enquête sur les pratiques de l’entretien, toute en le pratiquant lui-même. Forme et fond se rejoignent donc dans un même mouvement qui vise à décortiquer l’entretien littéraire.

27C’est le cas aussi dans « l’entretien à trois chaises avec Benoît Peeters ». Même si revu et raccourci après coup par deux instances (D. Martens et B. Peeters), l’entretien tient compte de son oralité, voire de sa mise en scène : « Le dialogue ayant duré deux heures quarante – et donné lieu au bris de deux chaises » annonce l’avant-propos de l’intervieweur (p. 243). Même soigneusement écrit pour ce volume, l’entretien met en scène deux évènements – les bris des chaises sur lesquelles sont assis l’intervieweur, Chr. Meurée, puis l’interviewé, B. Peeters – et les intègre dans le mouvement même du dialogue. L’écrit ici souligne la performance au sens théâtral du mot : comment l’interview est jouée dans sa singularité, malgré la répétition. Ce bris des chaises est l’exemple même d’un présent imprévu de l’entretien, qui représente la vérité de cet instant, comme un lapsus. C’est un moment singulier de l’entretien, où il y a quelque chose qui le distingue des autres et fait son importance (p. 280). L’événementialité de l’entretien dépend de l’interaction avec un autrui, l’intervieweur, de sa présence réelle, dont l’absence rend l’entretien parfois si décevant. L’entretien vise à combler ce manque à écrire : il fait naître quelque chose d’autre que ce que l’écriture nous a donné (p. 281). Pour que l’entretien réussisse, il faut qu’il y ait de la présence réelle (p. 282).

Authorship, réécriture, édition

28Ce volume sur les pratiques de l’entretien littéraire constitue donc aussi l’occasion de discuter de l’étape postérieure à l’événement, à savoir le travail de la réécriture, de l’édition et de la mise en volume de l’entretien. Loin d’être techniques, ces questions renvoient à la problématique de l’authorship : à qui l’entretien appartient-il de droit ? Fait-il partie de l’œuvre de l’écrivain et si oui, en quoi ? Ou bien serait-t-il – par le droit à la réécriture et à l’édition – le bien de l’intervieweur ?

29L’entretien, forme orale, fait-il partie de l’œuvre de l’écrivain ou de l’intervieweur ? J. de Decker, qui a lui-même consacré des volumes d’entretiens à d’autres écrivains, n’est pas sûr que les entretiens fassent partie de l’œuvre de l’écrivain (p. 104). M. Butor, dont l’œuvre informe un nombre considérable d’entretiens et des livres d’entretiens, pense que l’entretien fait partie intégrante de l’œuvre d’un auteur car il « nourrit le personnage et éclaire l’œuvre » (p. 56). Il fait partie de cette « couronne autour des œuvres publiées » (p. 57), au même titre que la correspondance, même s’ils sont des textes à auteur double (l’interviewé et l’intervieweur) (p. 57). B. Peeters apporte un point de vue intéressant au débat, qui consiste à voir dans l’entretien une forme d’expression faisant appel à la sensibilité moderne des lecteurs qui fait que « l’on aime finalement moins le chef-d’œuvre, dans son côté imposant et intimidant, qu’un vaste champ qu’on peut réorganiser à sa guise et dont les entretiens font partie » (p. 264). Attention portée donc au côté de la réception, et pas uniquement de la production.

30Mais c’est en fin de compte le côté de la production qui domine. Pour l’interviewé, le travail de la réécriture (et même de l’écriture – si l’on considère les interviews imaginaires comme Entretiens avec le professeur Y de Céline) constitue une tentative de maîtriser la parole, en même temps que la volonté de maintenir le côté spontané de l’entretien (Peeters, p. 265). C’est aussi le cas pour l’intervieweur qui participe lui aussi à la création de l’œuvre lorsqu’il contrôle la dernière étape de l’entretien, sa réécriture avant impression. Selon Puech, dans l’entretien il existerait une relation d’égalité des rôles dans l’après coup, car la retranscription de l’entretien en style indirect « entraîne une plus grande présence du narrateur […] qui peut aller jusqu’à un renversement de l’importance des personnes en présence », et où le rapporteur devient le véritable personnage principal (p. 211). Il atteint alors par l’écriture le niveau d’un texte littéraire car « la passion de l’inconnu qui est le propre de la littérature anime l’entretien lorsqu’il est préparé, mené, suivi, et surtout mis en forme pour sa publication » (p. 212). Un bon exemple du principe de littérarité de l’entretien se trouve dans l’interview par Monique Toussaint, libraire, de son fils, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint. Dans un extrait donné à la fin de l’entretien, ce dernier met en scène un écrivain (lui-même) interviewé « en bon fils » (p. 241) dans la librairie « de sa maman ». L’entretien devient alors sujet de fabula, avec cette seule différence que c’est l’interviewé, plutôt que l’intervieweur, qui a ici « le dernier mot », faisant ainsi de l’entretien partie intégrante de ses productions littéraires. C’est aussi le cas chez Fr. Bon, qui choisit non seulement le mode de l’interview (correspondance mél avec A. Reverseau), mais aussi son style (écriture oralisée) et son lieu de publication – non seulement dans le cadre de ce volume, mais aussi sur son site, le rendant ainsi sien. Un cas plus complexe est sans doute celui d’H. Bauchau, très âgé lors de l’interview, et éprouvant donc des difficultés à répondre. Malgré la possibilité de retravail de l’entretien, privilège des initiateurs d’entretiens à paraître en volume, Myriam Watthee-Delmotte préserve l’aspect esquissé des réponses de l’auteur nonagénaire, sans trop les styliser, de sorte qu’il s’agit au fond d’un inédit d’un écrivain qui donne un entretien du dernier souffle (comme l’indique d’ailleurs son titre, p. 23).

31Les considérations éditoriales, qui restent souvent dans les mains des éditeurs ou des producteurs/initiateurs de l’interview, donnent à voir des résultats différents selon le contexte de l’énonciation et le tempérament de l’intervieweur. Ainsi, par exemple, Pivot est-il réticent en général à l’édition par écrit de ses entretiens (« ils sont fait pour l’oral »). Malgré cela, le style Pivot fait que ses entretiens lui appartiennent de droit, la preuve étant les Grands entretiens de Pivot, parus en DVD depuis le début des années 2000 (co-production Gallimard/INA), dont le point commun n’est autre que le nom et la profession de Pivot.

32Le travail d’édition per se est discuté en détail dans l’entretien d’O. Cornuz avec C. Flohic, des éditions Flohic puis Argol, et initiatrice de la collection « Les Singuliers ». C’est une rare occasion de s’exposer aux démarches d’un éditeur et à sa philosophie d’engagement total dans chaque entretien. Convaincue de la valeur de la parole de la personne vivante – qui selon Flohic est « essentielle dans la compréhension de [l’]œuvre [de l’écrivain] et doit précéder ou accompagner toutes les analyses et exégèses » –, elle crée une collection d’entretiens avec des écrivains, à partir d’une rencontre vivante, un dialogue documenté et illustré, qui « retrace les sources et le fil d’une œuvre sans négliger la biographies, les rencontres, et […] la question de l’écriture » (p. 137). Ultimement, ce qu’elle cherche à créer dans sa collection, ce sont des entretiens de fond, plus profonds que ceux parus dans la presse, qui creusent la question des sources de l’écriture sans pour autant négliger la vie de leurs auteurs. Comme son nom l’indique (« Les Singuliers »), chaque livre de la série est traité individuellement, chaque livre est « construit » en revenant

sur une vie d’écriture, recherch[ant] dans le passé des archives, et en rajoutant des inédits. Ces entretiens représentent […] le moment de mettre en place, du vivant de l’écrivain, ce qu’il a à dire sur sa manière de faire se joindre la vie et l’œuvre, les rencontres, les lectures, etc. (p. 139)

33Elle considère que du point de vue de l’éditrice, il est évident que c’est le livre de l’auteur, et elle le propose aux lecteurs en librairies sous le nom de celui-ci. L’interlocuteur n’est pas sur le même plan. Il n’est d’ailleurs pas écrivain. Il est là pour écouter et provoquer le dialogue. Il est comme un « faire-valoir », même s’il est également l’auteur du livre, avec un vrai travail de transcription et de construction du dialogue (p. 140-141). Mais en tant qu’éditrice, c’est elle qui participe activement au choix des inédits, des extraits (p. 144). Elle veille au travail des intervieweurs et des auteurs, décide s’il faut pousser plus loin. Ces livres nécessitent un vrai suivi (p. 145) et elle intervient dans leur rédaction – le découpage, les chapitres et les questions, leur forme, leur longueur, selon les principes de maquette qui ne doivent pas varier d’un livre à l’autre selon la logique de la collection.

Images de l’auteur, vérité & affabulation

34L’image de l’auteur au sens le plus basique est somme toute un outil de promotion qui donne visibilité à l’œuvre. Il s’agit, selon le poète M. Deguy, d’une qualité qu’il qualifie de télégénie, donc de l’apparition physique de l’auteur dans les média (p. 114). Il déplore ainsi avoir méconnu ce point au départ et avoir refusé une participation chez Pivot (p. 110-111). Car l’image physique de l’écrivain est plus qu’un outil de promotion, un révélateur d’attitude et de personnalité. Si Pivot préfère en règle générale ne pas publier ses rencontres à l’écrit, c’est parce que l’entretien nous informe dans sa forme orale sur des aspects physiques de l’auteur, qui sont ici considérés comme révélateurs de son être et de ses attitudes : « on entend la voix de l’écrivain, on écoute ses propos, on le voit, on l’entend, il résonne, on voit ses yeux, frémir ses lèvres, son corps qui bouge » (p. 198).

35En plus de la présence physique, les entretiens seraient, selon Puech27, des formes d’expression publique du biographique, lorsque l’écrivain se réfère à son caractère et à sa vie d’auteur ou de « personne », ou lorsqu’il parle de son œuvre. Ces mêmes aspects, à croire Flohic, font partie intégrante de l’œuvre car toute la vie de l’auteur (y compris sa petite enfance28) appartient à son parcours d’écrivain29. Et lorsque l’écrivain participe de son vivant à l’exercice de l’entretien, il y a là quelque chose qui relève de la découverte personnelle, s’il s’agit d’un auteur relativement jeune, ou d’un testament, si l’auteur est d’un certain âge (p. 141-142). Mais si l’entretien permet à l’écrivain d’exprimer lui-même et d’introduire sa vie, il permet également au lecteur inconnu « d’approcher un auteur, une œuvre, et le cœur ce cette œuvre : le personnage de l’auteur » (Puech, p. 213).

36Ce retour au personnage de l’auteur comme cœur de l’œuvre détourne l’attention vers des aspects autres que l’œuvre per se. Il s’agit, par exemple, du personnage médiatique de l’écrivain, ou des images multiples de l’écrivain, comme le signale Butor, et qui font partie d’un mythe, d’une image flottante de l’écrivain comme homme des médias, et qui correspond à plusieurs modèles de lui, par exemple Butor le voyageur (p. 48-49). Il s’agit dans certains cas d’une posture qui finit par être confondue avec l’auteur et ses écrits (Peeters, p. 274). C’est le cas par exemple chez Duras, plus âgée, dont la parole de l’entretien, à en croire Peeters, devient oraculaire (p. 273) : l’auteur finit par se conformer à son moi médiatique, au point que ses livres eux-mêmes soient contaminés par cette parole vide (ibid.).

37La question de l’authenticité, qui surgit ici de façon implicite, touche aussi à la présentification de la situation scénique (Peeters, p. 282) : on cherche dans l’entretien une présence réelle de l’auteur. Or toute la situation de l’entretien invite à la posture (Emmanuel, p. 132). Par exemple, Sigourney Weaver, interviewée par Carrère, paraît de bonne volonté lorsqu’elle utilise une technique de retour de questions qui manifestent de l’intérêt pour l’intervieweur (Wolkenstein & Carrère, p. 84). L’entretien n’est donc pas nécessairement un lieu de plus grande sincérité (Emmanuel, p. 131)30. C’est pourquoi la question du mensonge (« Avez-vous déjà menti au cours d’un entretien ? ») surprend les participants : pourquoi et sur quoi un écrivain tricherait-il lors d’un entretien ? (Wolkenstein & Carrère, p. 76). Une interview littéraire n’est pas un interrogatoire de police, explique de Decker (p. 105), avant de se demander si la littérature ne serait pas une « sorte de sublimation esthétique du mensonge ? D’ailleurs, je ne dirais pas qu’un auteur ment, mais plutôt qu’il affabule, y compris sur la genèse de ses œuvres » (p. 106).

En guise de conclusion ou l’entretien littéraire idéal

38Ce recueil regroupe des entretiens qui — quoiqu’appartenant tous au genre de l’enquête (l’entretien de profondeur) — le réalisent de façons variées, en fonction du contexte de l’énonciation, des tempéraments respectifs des interlocuteurs et de la nature de leur interaction. Même s’il s’agit d’un métadiscours sur le genre — les participants parlent de leur expérience de l’entretien — il n’empêche que forme et fond œuvrent de concert pour donner au lecteur non pas uniquement une théorie de l’entretien, mais aussi les histoires singulières d’une expérience vécue : même sous leur forme écrite, la plupart des entretiens dans le volume préservent des traces de l’oralité sinon de l’interaction, et l’on peut dire qu’il « se passe des choses » au cours de l’échange, qui ne se produisent que dans l’interaction (des précisions apportées aux idées de l’interviewé, des idées inédites, des réactions face à un interlocuteur particulier, les péripéties de l’événement…).

39Mais au-delà des différences et des nuances dans la pratique du genre, un point commun se révèle dans un bon nombre d’entretiens, l’idée de l’interview idéale. De quoi rêvent les interviewés ? D’interview entre égaux, entre professionnels. Même si tous ne sont pas sûrs qu’un entretien avec un écrivain soit qualitativement différent d’une interview d’artiste ou d’homme politique, certains considèrent que les meilleures interviews sont celles où l’intervieweur est lui-même écrivain (de Decker, p. 104, affirme que les auteurs sondent mieux les auteurs), autrement dit quelqu’un du métier. Ce n’est en fait pas un hasard si pour certains, comme de Decker (p. 102), Wolkenstein et Carrère (p. 72-73) ou encore Peeters (p. 252), la diade Truffaut-Hitchcock reste le modèle idéal d’entretien31.

40Un dernier mot peut-être sur le choix des interlocuteurs qui est très fortement ancré dans un certain monde francophone (la Belgique, la France, la Suisse). Manquent ici l’expérience et les intuitions de l’entretien littéraire dans d’autres contextes francophones (le Québec, par exemple) et dans des contextes où le français est pratiqué par une minorité linguistique (en Afrique ou ailleurs). Mais ceci fera sans doute l’objet d’un prochain volume.