Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
Maryse Emel

L’imagination créatrice de Cyrano

Nicole Gengoux, Une lecture philosophique de Cyrano. Gassendi, Descartes, Campanella : trois moments du matérialisme, Paris : Honoré Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine », 2015, 576 p., EAN 9782745328021.

Rien n’empêche aussi qu’il y ait des animaux dans l’univers semblables à celui que Cyrano de Bergerac rencontra sur le soleil1.
L’imagination est un bruiteur, elle doit amplifier ou assourdir. Une fois l’imagination maîtresse des correspondances dynamiques, les images parlent vraiment2.

1La fable au xviie siècle est d’abord un genre humaniste moral et didactique dont l’imaginaire renoue avec Ésope. C’est à une toute autre conception de l’imagination que s’attachent les fables de Cyrano de Bergerac. Elles ont une finalité scientifique et philosophique.

2Une lecture philosophique de Cyrano de Nicole Gengoux3 propose une double lecture des deux fables de Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil : la sienne d’abord, qui suit pas à pas l’ordre des deux œuvres, et celle que Cyrano fait de Gassendi, Descartes et Campanella, dans le but de fonder et justifier sa propre démarche littéraire, scientifique et philosophique, une fable qui répond à la fable du monde de Descartes. Pour Cyrano, tout est possible à l’auteur démiurge, débarrassé du Dieu vérace cartésien, en suivant son imagination créatrice et son libre arbitre. Que recouvre ce « tout est possible » ? Certainement pas que tout est permis. C’est à cette question que répond N. Gengoux à partir de sa réflexion sur le sens de l’imagination que Cyrano met en place dans ses œuvres de fiction. Selon cette dernière, l’imagination, telle que conçue par l’auteur, est tout à la fois portée par la sensibilité gassendiste, la science du mouvement cartésienne, tout en se gardant de construire une utopie — impossible par définition —, ou d’être purement délirante, sans néanmoins négliger l’imagination. Sa lecture de Cyrano va s’avérer très proche de la conception que Bachelard se fait de la rationalité scientifique et de l’imagination dans leur rapport réciproque. Une rationalité ouverte à l’expérimentation qui fait de ces deux œuvres de Cyrano, un travail ouvert, inachevé par essence. Et de fait Les États et Empires du Soleil resteront inachevés. Ces voyages sur la Lune ou le Soleil expérimentent d’autres morales, d’autres visions du monde, convoquent d’autres thèses que celles admises par la tradition. L’auteur est celui qui porte à l’existence ces « possibles », par une imagination créatrice donnant ainsi naissance à un matérialisme que l’on pourrait qualifier d’athée, mais pas dépourvu de métaphysique. Il crée un discours scientifique qui se rattache à la littérature et à la philosophie, dans un lien indissoluble et non dépourvu d’humour : cette proximité du sérieux et de l’ironie, du grave et du léger, est, à notre avis, la quatrième et la plus grande originalité de Cyrano. Sur le plan humain, « cela s’appelle l’humour », conclura N. Gengoux4.

Bachelard & l’imagination créatrice

3Quel est le point commun avec Bachelard ? On a tendance à ne retenir de Bachelard que sa critique des images et de l’imagination, inaptes au discours scientifique, et qu’il qualifie d’obstacles épistémologiques. Cela amène souvent à croire que l’œuvre de Bachelard se distingue en deux moments, un moment épistémologique et un moment autour de la rêverie. Or il défend un statut plus dynamique de l’image. Tant que l’emploi de l’imagination est temporaire et reste subordonné à l’idéal algébrique, il peut être autorisé, voire recommandé. C’est ce rapport de l’imagination à la science dans les fables de Cyrano qui va interroger N. Gengoux. Cela conduira ce dernier à revisiter le genre de la fable.

La discontinuité

4L’ordre d’exposition du texte que l’on pourrait qualifier et supposer continuiste, du fait de la lecture pas à pas qu’en propose l’auteur, recouvre un tout autre ordre, discontinu celui-là et en rupture. Tout d’abord les deux textes de Cyrano ne sont pas en continuité. Le premier est emboîté au sein de l’autre, Dyrcona, personnage récurrent mais pas nécessairement le plus important, étant en train de le rédiger pendant que se déroule l’action du second roman. Dyrcona, même s’il est toujours présent, n’occupe plus la position centrale qui était la sienne dans le voyage sur la lune. Ainsi les arguments des personnages sont en constant mouvement, ce qui ne garantit aucune continuité des personnages, abandonnant souvent leurs arguments. Ce thème de la discontinuité est présent dans la philosophie de Descartes. Il n’y a dans Les Méditations Métaphysiques aucune continuité temporelle de l’ego. Le temps se fait instant chez Descartes. Cyrano supprime de la même façon toute continuité spatiale, les personnages ne cessant de voyager d’un lieu à un autre, se trompant même parfois de chemin. L’absence d’unité de lieu, de temps et d’action, l’absence d’un ego durable, vont s’appliquer comme règles aux deux fables.

5Peut-être faut-il comprendre aussi que cette dissolution du sujet dans les deux fables signifie rupture, discontinuité, inachèvement, désubstantialisation de l’ego. Les enjeux de l’analyse de Nicole Gengoux ne sont-ils pas aussi de penser le roman ? Les deux romans de Cyrano sont à lire comme la tentative de fonder, tout en l’expérimentant, une nouvelle écriture de mise en scène, à l’imagination créative, de la science et de la philosophie. Descartes en est le fil conducteur, tout en présentant certaines limites. Ses travaux sur le mouvement et la divisibilité à l’infini de la matière sont au fondement de l’approche d’un matérialisme athée chez Cyrano. Matérialisme qui va paradoxalement mettre en place une métaphysique se rattachant à l’usage de l’imagination, et distinguer, sur certains points, Cyrano de Descartes

Qui est le narrateur ?

6Affirmer que Cyrano dans ces deux romans ait un porte-parole n’est pas si aisé. On pourrait croire que Dyrcona, le personnage principal, joue ce rôle, mais ce dernier est loin de tenir un discours monolithique. La note que N. Gengoux consacre à l’analyse de Michèle Rosellini, est à ce propos éclairante : le sens du récit n’est pas à chercher dans un personnage mais dans sa progression. Ainsi ne peut-on identifier Cyrano à aucun personnage, tout au plus à des « fragments ». Comme le donne à comprendre l’intervention du Démon de Socrate dans le premier livre au moment où il expose la métempsychose, c’est-à-dire le passage des âmes d’un lieu à un autre, « le véritable auteur est cette âme qui passe d’un personnage à l’autre ». Les héros subissent des métamorphoses intellectuelles au cours du récit. Leur personnage ne garde pas nécessairement les mêmes certitudes. On peut dire que Cyrano est tantôt représenté par un personnage, tantôt par un autre. Ainsi Dyrcano n’est-il pas son porte-parole. De la même façon, l’auteur ne s’adresse pas non plus à un lecteur mais à ce que M. Rosellini qualifie de « fiction d’énonciation autoriale », ou narrataire. C’est à l’intérieur du récit que tout se joue. Le discours et sa lecture se construisent à l’intérieur du texte, dans un espace mobile, qui jamais ne se fixe. Cela explique la longue analyse que l’auteur va consacrer à la question du mouvement chez Descartes. Gassendi ne sera pas retenu du fait de la priorité qu’il accorde au changement, au lieu du mouvement, fidèle en cela au lieu propre d’Aristote ou à la théorie atomiste épicurienne défendue par Gassendi. Or Cyrano ne retient pas de lieu fixe, mais insiste sur le mouvement de la physique cartésienne, et par voie de conséquence sur l’essentielle mobilité du texte.

Se libérer du discours substantialiste de l’ego

7N. Gengoux ajoute que ces deux livres ne sont pas à lire non plus comme un roman didactique qui déroulerait un plan prévu à l’avance, mais bien plutôt comme un roman initiatique où l’auteur est en position de chercheur, n’occupant aucun lieu, comme le donne à penser le thème du voyage. Le livre présente une double entrée. S’il interroge le rapport de la narration à la philosophie et à la science, le statut du sujet de l’écriture, éloignant d’emblée toute subjectivité et tout moi substantiel qui figerait sa démarche dans un ego cartésien qu’il refuse, est tout aussi prégnant. « […] “l’auteur”, rappelons-le, n’est pas toujours le même puisqu’il est l’âme du récit qui progresse à travers les métempsychoses5 », ce qui explique et justifie la présence du Démon de Socrate, surtout dans le premier voyage. Cyrano en rejetant une âme directrice du corps et ramenant tout à la matière, ce qui a pour conséquence la matérialisation de cette dernière et sa disparition, et en ramenant la matière à la divisibilité à l’infini, dissout l’individu. Cela donne à comprendre la disparition de tout « moi » au sein de la fable. Ce n’est plus qu’« un nuage de poussière ».

L’imagination « pointue »

8C’est le mouvement de la matière qui gouverne une imagination qui de reproductrice va se faire créatrice. Descartes écrivait dans les Principes (III, § 47) : « La matière doit prendre successivement toutes les formes dont elle est capable ». À ce titre, les œuvres de Cyrano ne sont pas sans faire écho à La Fable du Monde de Descartes. Descartes écrit la fable du monde pour suppléer à la défaillance de l’imagination géométrique. On ne peut se défaire de l’imagination sensible pour être compris par le lecteur. C’est pourquoi souvent Cyrano recourt à cette imagination « pointue » qu’il critique dans d’autres passages. C’est sous les augures de cette imagination sans Dieu mais avec un auteur libre que se met en place une métaphysique dans le texte de Cyrano.

Une écriture de l’image

9N. Gengoux ne cherche-t-elle pas elle aussi à libérer son propre discours de toute réduction rationaliste en faisant un usage abondant des images6 ? Elle tient en effet un discours littéraire, scientifique et philosophique. Mais les exemples qu’elle emploie, fidèle en cela au récit de fiction de Cyrano, ne cessent de déplacer l’être de l’écriture. « Ce qui est sophistique, d’une façon générale, c’est de traiter les problèmes en restant sur le même plan », écrit-elle7.

10À la mobilité de la pensée des personnages, elle associe un discours qui tente de rendre compte de la non-univocité du travail interprétatif en variant les discours, fidèle en cela à Cyrano qui par un récit en mouvement cherche à rendre compte de la difficulté à cerner un concept. Les personnages par leur mobilité et leurs déplacements rappellent cette brèche dans l’univocité dont parle Ricœur dans De l’interprétation8.

11D’où un voyage permanent qu’il ne faudrait pas confondre avec l’errance de Don Quichotte. Il s’agit à la fin de chaque « moment-épisode » du texte d’arriver quelque part, même si le sol se dérobe sous nos pas.

Plusieurs usages de l’imagination

12Ces quelques réflexions nous renvoient à ce que cet ouvrage place au cœur de sa problématique : le sens et les usages de l’imagination. Le rapport entre le discours de la science et la fiction littéraire s’en verra par-là précisé. Le premier sens que met en scène le procès de Dyrcona, sur la Lune, tandis qu’il est nommé tantôt perroquet, tantôt autruche, du fait du doute qui pèse sur son humanité, est défini par le Démon de Socrate présent surtout dans la première fable. Pour produire des opinions, il faut de l’imagination. La distinction entre l’animal se trouve ainsi fondée, ce dernier ne produisant pas d’opinions, mais s’en remettant à ses instincts. L’imagination est à son premier niveau, productrice de fables, de récits imagés sans rapport nécessaire au vrai. À un deuxième niveau, et c’est le sens de l’intervention de l’Espagnol dans le voyage sur la lune, présentée comme monologue dogmatique, l’imagination intervient dans l’élaboration des hypothèses scientifiques. On retrouve ici selon N. Gengoux le caractère du Nouvel Esprit scientifique de Bachelard, le « pourquoi pas ». À un troisième niveau, les habitants de la lune placent l’imagination au-dessus de la raison, ce qui a comme conséquences morales et sociales, une inversion des valeurs. Ainsi, par exemple, ce sont les vieillards qui doivent le respect aux plus jeunes. Sur la lune, tout se fait à l’envers. Ce que va montrer Cyrano, et qui est essentiel pour la bonne compréhension du statut de l’imagination, c’est que tout ce qu’il est possible d’imaginer existe. À l’inverse l’impossible n’existe pas. Ce qui est impossible « ce sont là des créations de l’ « imagination pointue » et non de la bonne imagination scientifique »9. L’imagination, sous tutelle d’un Dieu vérace chez Descartes, n’est plus que sous la tutelle de l’auteur chez Cyrano, défendant un matérialisme athée. Comment garantir dès lors la vérité du discours scientifique ?

L’ordre des fables de Cyrano ou le poids de l’imagination

13Si le voyage sur la lune posait la nécessité des sensations par Gassendi, le sensualisme de ce dernier en en appelant à une théorie des atomes doués de vie, et posant un créationnisme ex nihilo, se voit réfuté par le mécanisme cartésien. Cependant le mécanisme à son tour est trop réducteur pour ressaisir le sens de la vie, d’où la nécessité de recourir à une « métaphysique matérialiste » « où les sens et l’imagination doivent retrouver toute leur place10 » Ainsi le discours de Campanella dans le Voyage vers le soleil, met-il en place par l’image la nécessité de rendre vivante la doctrine de Descartes. L’imagination se voit ici attribuer une dimension heuristique. « Les images permettent de raconter les mystères » écrit N. Gengoux, leur donnant ainsi une dimension mythique et métaphysique, au sens de Platon.

Un rationalisme ouvert ou l’ouverture sur les mondes possibles

14L’usage que fait Cyrano de l’imagination le rapproche de Bachelard, écrivions-nous plus haut. Cette imagination créatrice compense la limitation des explications de la science. La deuxième fable de Cyrano laisse libre cours aux images plutôt qu’aux signes parce que l’image sait restituer le mystère. S’il reprend la fable du monde de Descartes, expliquant la formation du monde à partir des lois de la physique, il le fait selon le mode de l’imagination. Il va même plus loin en mettant sur le même plan concevoir, imaginer et comprendre. La fable devient mythe, porteuse d’une vérité métaphysique. C’est l’auteur, et non plus Dieu, qui peut inventer ce qu’il veut, à condition que cela soit possible.

Ironie ou mise à distance de la fable

15Liberté de la volonté du fabuliste pour Descartes et invitation à croire en la fable chez Cyrano, dans les deux cas il ressort des difficultés liées au système cartésien : la séparation des substances et la véracité divine. Mais la fable du monde permet à Descartes d’expérimenter sa liberté, dans les limites d’un entendement fini. Cyrano nous (re)présente des mondes possibles. Dans les deux cas, la science se donne à saisir comme exercice de la liberté du sujet. D’où une certaine ironie qui peut se comprendre comme mise à distance des discours de l’imagination : cette mise à distance, cet écart sont à comprendre comme espace de liberté du sujet. La liberté fonde dès lors la métaphysique propre à la science.

16Pour le dire autrement l’imagination est condition de ce que Bachelard qualifiera de rationalisme ouvert. Elle est création de modèles hypothético-déductifs, nullement déterminants mais conditionnés par la liberté de l’auteur.