Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Pascale Delormas

Grandeur & vicissitudes dans le domaine littéraire : de la paratopie illustrée par l’exemple 

Dominique Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-la-neuve : Academia, coll. « Au cœur des textes », 2016,187 p., EAN 9782806102652.

1À la différence des linguistes qui privilégient les approches proprement textuelles où la linguistique est mise au service de l’analyse de faits de style, Dominique Maingueneau se réclame d’une démarche d’analyse du discours, qui réfère les textes aux pratiques qui les rendent possibles. Il inscrit en outre le discours littéraire dans une catégorie plus vaste, celle des « discours constituants », aux côtés du discours philosophique ou du discours religieux notamment. C’est cette perspective qui commandait l’essai intitulé Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation paru en 2004. Cette notion de paratopie fait retour dans son nouveau livre : Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, qui vise, lui aussi, à mettre en question la frontière entre texte et contexte.

2Dans une note (p. 6), l’auteur affirme que ce livre lui permet de répondre au reproche qui lui a été fait de ne pas valider par quelques études de cas les concepts qu’il a introduits dans ses travaux antérieurs sur le discours littéraire. Trouver sa place dans le champ littéraire semble en effet poursuivre deux objectifs. Le premier est d’expliquer le concept de paratopie, et, au-delà, le type d’analyse du discours dont il participe ; le second est de montrer sa fécondité. L’auteur s’attache ainsi à comparer l’entreprise créatrice de deux poètes de la seconde moitié du XIXe siècle : l’un est célèbre, José-Maria de Heredia, l’autre inconnu, Émile du Tiers. Cette comparaison n’a pas pour ambition de réhabiliter Du Tiers, mais d’essayer de comprendre pourquoi l’un a réussi à élaborer une paratopie consistante et ainsi « trouvé sa place dans le champ littéraire » et l’autre non. Il est question d’ « entreprise créatrice » — et non d’« œuvre » ou de « vie » — parce que le livre, prolongeant les idées défendues dans le Contre Saint Proust (2006), discute la célèbre distinction proustienne entre « moi social » et « moi créateur ». La paratopie n’est pas une situation sociale de marginalité qui serait préalable à la production d’une œuvre, mais tout à la fois la condition et le produit de cette œuvre. L’énonciation se légitime en construisant ses propres conditions de possibilité dans le champ littéraire.

Une approche didactique

3L’organisation du livre est particulièrement didactique. D. Maingueneau présente dans une première partie la démarche d’analyse du discours et en particulier le concept de paratopie qui va lui servir de clé de lecture du parcours des deux poètes qu’il étudie. La seconde partie est consacrée à Heredia, la troisième à Du Tiers. Dans la dernière (« Trouver sa place »), il procède à une synthèse des acquis des deux parties centrales. La conclusion revient sur l’expression « trouver sa place », en soulignant le paradoxe auquel est soumis le créateur, qui pour trouver sa place dans le champ littéraire et faire véritablement œuvre, doit intégrer dans son économie créatrice une manière de ne pas trouver sa place dans la société.

4D. Maingueneau n’adopte pas la même démarche avec chacun des deux poètes qu’il compare. Pour Heredia, l’étude privilégie l’analyse de poèmes, alors que pour Du Tiers ce sont les relations avec les acteurs du champ littéraire qui sont mises au premier plan. Cette asymétrie est justifiée par le fait que, précisément, l’un a trouvé sa place, et non l’autre.

5L’analyse du poème inaugural du recueil des Trophées, « L’Oubli » (chapitre 1, partie II) illustre l’intime articulation entre thématique et espace d’énonciation, l’embrayage paratopique du poète parnassien se manifestant à travers la référence à un temps révolu — l’usage ostentatoire de la diérèse ou de l’hiatus, la figure bucolique du bouvier en écho au topos du poète romantique solitaire au milieu des ruines, la référence à Homère en sont des marques langagières. Le « potentiel paratopique » (« hérité » et « acquis ») dont il est question au chapitre 2 est une formule qui cherche à rendre compte de la création poétique comme processus : l’exploitation par l’écrivain de certains aspects de sa condition sociale (en l’occurrence son hispanité et sa noblesse), en accord avec ses choix de formation universitaire (tournés vers la culture gréco-latine), participe d’un mouvement propice au positionnement anachronique caractéristique du Parnasse.

6La légitimité du poète repose sur une double injonction, celle de rendre compte d’une filiation à travers des motifs attendus et celle de les investir de façon originale. Le chapitre 3, dévolu à l’étude d’autres poèmes du même recueil, montre comment cette tension se manifeste à travers trois « figures solaires » : l’ancêtre espagnol au passé légendaire est la figure mythique dont le poète, « héritier » ambigu, s’empare et qu’il transfigure dans un geste émancipateur ; le soleil couchant, métaphore de la mort, est transmué par l’évocation d’une géographie imaginaire ; comme le motif de l’éventail, il peut être interprété comme la métaphore d’une ouverture sur un futur glorieux.

7Les poèmes d’Émile du Tiers — auquel est consacrée la partie III — ne peuvent être abordés sous le même angle car ils ne constituent pas un ensemble cohérent. Pour appréhender ce cas d’échec littéraire, le chapitre 1 souligne l’importance à accorder aux discours de « placement » — stratégies au niveau micro qu’il s’agit d’opposer aux stratégies de « positionnement ». Ainsi, l’analyse qualitative et quantitative montre en quoi les dédicaces à des « acteurs » locaux (élément de paysage, relation familiale ou cercle restreint des artistes de Niort) comme la réaction des dédicataires témoignent de la méconnaissance du champ littéraire et de la modestie de l’ambition de Du Thiers. Dans le chapitre suivant, il est question de l’ethos de simplicité des écrits du poète régionaliste. Fondé sur l’identification au monde paysan, gage d’authenticité contre l’influence bourgeoise, il trouve à s’exprimer de manière maladroite dans le langage du peuple.

8Quant au positionnement de du Thiers dont il est question au chapitre 3, le livre montre que ses décisions éditoriales et les recensions dont ses poèmes font l’objet reflètent des choix erratiques en matière de partenariat et d’affiliation. L’impossibilité de le circonscrire comme une identité forte le maintient dans l’anonymat.

9Ce que l’analyse du discours fait à la littérature

10En abordant ainsi deux poètes de la fin du xix° siècle, Dominique Maingueneau s’installe sur un terrain particulièrement frayé depuis les années 1960. Ce n’est cependant pas des études thématiques ou philosophiques dont il semble soucieux de se démarquer, mais plutôt des travaux de P. Bourdieu sur le champ littéraire, qui portent sur la même époque. D’ailleurs, il cite Les Règles de l’art à diverses reprises, voire discute certains de ses présupposés (p. 33 à 35). L’ouvrage de D. Maingueneau présente ainsi la particularité d’articuler études de texte et considérations d’ordre théorique ou institutionnel. Il s’efforce de restituer le mélange de contingence et de nécessité à travers lequel se construit une carrière d’écrivain. On relève au passage un certain nombre d’innovations conceptuelles : « paratopie potentielle », « matrice », « constellation stéréotypique » (II, 2), mais aussi un certain nombre de réflexions sur l’hétérogénéité du champ littéraire (III, 1). On peut ainsi lire ce livre de D. Maingueneau comme une confrontation entre une approche en termes de sociologie de la littérature et une approche en termes d’analyse du discours, du moins du type d’analyse du discours qu’il défend. Son attitude à l’égard des travaux de Bourdieu est nuancée. D’une part, il reconnaît (p. 33) que bien des analyses du sociologue sont proches de ses propres perspectives, mais d’autre part il souligne l’écart chez l’auteur des Règles de l’art entre la subtilité de ses analyses et l’appareil conceptuel sous-jacent, qui conforte tacitement l’opposition entre un intérieur et un extérieur du texte. Pour le dire vite, Bourdieu n’aurait pas intégré la dimension énonciative et continuerait à faire fonctionner des schémas traditionnels.


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11Ce livre constitue une étape intéressante dans le développement des approches discursives de la littérature. Certes, bien des chercheurs ont déjà abordé des œuvres littéraires en s’aidant de concepts issus de l’analyse du discours, mais c’est autre chose que de tester un concept, en l’occurrence celui de paratopie, en le mettant à l’épreuve d’une étude d’écrivains. De ce point de vue, la démarche de Dominique Maingueneau s’apparente à celle de Bourdieu, et diverge de celle des spécialistes de littérature dont l’objectif est avant tout d’approfondir la connaissance d’un auteur ou d’une époque, et non de valider un appareil conceptuel. Il est vrai qu’une telle démarche a mauvaise presse chez beaucoup de littéraires, qui se défient des « modèles » qui cherchent à analyser les singularités à l’aide d’invariants.

12Qu’on adhère ou non aux présupposés d’une approche discursive de la littérature, on peut trouver un grand intérêt à ce livre qui participe d’un vaste mouvement dans les études littéraires — bien au-delà de l’analyse du discours proprement dite — où il s’agit de placer l’institution littéraire au centre de la réflexion. Non pas pour l’opposer au créateur, comme on le fait depuis le Romantisme, mais pour montrer comment elle est au cœur de la création.