éditoriaux

Foucault dans le désert
Sous le titre Foucault dans le désert, les éditions La Découverte donnent à lire un récit inédit de Simeon Wade qui relate l'expérience psychédélique vécue par l'auteur en compagnie de Michel Foucault en 1975 au milieu des plaines de sable californiennes. Lors d'une soirée mémorable, l’auteur de l’Histoire de la folie a ingéré une dose de LSD offerte par les jeunes hôtes américains qui avaient organisé pour lui un road trip hors du commun. Ce fut une nuit d’hallucination et d’extase, qu’il décrira comme l’une des "expériences les plus importantes de [sa] vie", ayant bouleversé son existence et son œuvre. Cet épisode, rapporté par certains biographes, a longtemps été sujet à caution, considéré comme tenant davantage de la légende que de la réalité. Le récit détaillé de cette aventure, consigné à l’époque par Wade, le jeune universitaire qui avait entraîné le philosophe dans cette expérience psychédélique en constitue aujourd'hui l'archive. Outre ce texte surprenant, dont on peut lire un compte rendu sur le site En attendant Nadeau, plusieurs écrits de Michel Foucault ont récemment été réédités, notamment au Seuil avec Leçons sur la volonté de savoir, son cours au Collège de France de 1971-1971, mais également chez Gallimard, qui réimprime dans la collection "Tel" Herculine Barbin dite Alexina B., regroupant les mémoires d'Herculine Babin, personne intersexe née au XIXe siècle, et le commentaire de ce texte par Foucault.
La poésie du cinéma

Poétiques, lyriques, riches en rimes visuelles : de telles expressions ne sont pas rares sous la plume des critiques, pour désigner des films aussi différents que ceux de Malick, de Jarmusch ou de Miyazaki. Si la poésie comme genre littéraire n’occupe qu’une place infime dans les lectures de nos contemporains, elle n’a visiblement pas disparu du langage commun, où son dérivé, l’adjectif "poétique", est souvent utilisé à propos du cinéma. C'est de ce constat que part l'ouvrage collectif dirigé par Nadja Cohen paru aux Impressions Nouvelles, qui entend mener l’enquête sur cette quête de poésie au cinéma. On peut lire sur notre revue des parutions Acta Fabula un compte rendu de ce volume suivant une démarche non normative pour s’interroger sur les formes et les significations du poétique au cinéma mais aussi sur la manière dont il peut informer les représentations filmiques des poètes et de la poésie. Une perspective similaire a récemment été adoptée par différents chercheurs dans le numéro 53 de la Revue de langue et littérature françaises de Tôdai, intitulé "Le cinéma des poètes" et constituant les actes d'un colloque coorganisé par Carole Aurouet et Marianne Simon-Oikawa à l'Université de Tokyo en 2018. Signalons également que les Nouvelles Éditions Place consacrent une collection entière aux liens multiples qui unissent art cinématographique et expression lyrique. Nommée "Le cinéma des poètes, elle a notamment accueilli en 2018 l'ouvrage de Maïté Snauwaert Duras et le cinéma, qui revient à la fois sur les longs-métrages réalisés par la romancière et sur ses textes portant sur ses oeuvres filmées, relevant autant du manifeste pour un cinéma expérimental que du pamplet contre le cinéma commercial. Autre titre notable paru dans cette stimulante collection, Les Poètes spatialistes et le cinéma de Marianne Simon-Oikawa, démontrant que les poètes spatialistes, réfléchissant dans le cadre de leur poésie sur les notions d’espace, de mouvement et de son, ont pu voir dans la projection de poèmes et d’images sur un écran un prolongement des expériences qu’ils menaient par ailleurs sur des supports fixes. Les lecteurs de Fabula trouveront également sur Acta un compte rendu de ce livre paru en 2019.
[Image tirée du film Le Sang d'un poète, Jean Cocteau, 1930]
N'était Michel Deguy

La revue Critique fête dans sa livraison d'avril les "quatre-vingt-dixièmes rugissants" de Michel Deguy, Prix Goncourt de la poésie 2020, en offrant quelques poèmes inédits et un entretien avec le poète, avant de donner la parole aux lectrices et lecteurs de ses plus récents recueils. "N'était Michel Deguy, nous finirions par oublier que la poésie est une force de proposition", fait valoir Martin Rueff qui a supervisé ce sommaire, après avoir naguère médité la "situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel" selon le sous-titre de son essai Différence et identité. Michel Deguy (Hermann, 2009). Guillaume Perrier avait rendu compte de ce titre en son temps pour Acta fabula: "Image, allégorie, mémoire (Michel Deguy)".
La civilisation des mœurs au Moyen Âge

En 1939 paraissait en Suisse, sans rencontrer de réels échos, Sur le processus de civilisation, un ouvrage signé par juif allemand réfugié en Angleterre, un docteur en philosophie n’ayant pas pu soutenir son habilitation de sociologie sur la cour à l’époque de Louis XIV, un soutier de l’université, où il ne trouvera de poste stable qu’à… 57 ans. Norbert Elias ne connaîtra la gloire qu'à l'âge de la retraite: son maître-livre est réédité en Allemagne en 1969, puis traduit en français et en anglais, mais au prix de quelques coupes, dont le sacrifice d'un chapitre entier qui prenait place au centre du diptyque formé par La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l'Occident comme de l'histoire que le sociologue voulait retracer, puisqu'il traitait du Moyen Âge. C'est ce chapitre inédit qui est aujourd'hui rendu aux lecteurs français par les soins de A.-M. Pailhès et E. Anheim sous le titre Moyen Âge et procès de civilisation. Sa lecture permet d’éclairer la pensée du sociologue allemand sur la place du Moyen Âge dans la genèse de la civilisation européenne : N. Elias y développe l’idée d’un "grand" Moyen Âge, qui irait du XIIe au XVIIIe siècle et se caractérisait par une institution, la cour. Ce texte est également un témoignage très précieux sur les méthodes de travail d’Elias, sur l’histoire des sciences sociales et la fécondité de la rencontre entre sociologie et histoire.
Rappelons la publication en 2016 aux mêmes éditions EHESS d'un autre essai inédit de N. Elias, Humana conditio, rédigé en marge de la conférence prononcée le 8 mai 1985 à Bielefeld pour célébrer le quarantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, occasion d'une réflexion d'une grande lucidité sur les périodiques retours à la barbarie.
Dictionnaire des francophones

Réunie autour de Bernard Cerquiglini, une équipe d'experts et expertes issus de toute la francophonie a mis au point le premier Dictionnaire des francophones sous la forme d'un espace wiki, collaboratif et ouvert, destiné à rendre compte de la richesse du français parlé au sein de l'espace francophone. Associant différentes institutions, dont l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF), TV5MONDE et l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF), le projet accessible comme site web ou via une application mobile gratuite offre une interface de consultation au sein de laquelle sont compilées plusieurs ressources lexicographiques, et un espace participatif invitant chacun à développer les mots et faire vivre la langue française.
Cyrano rouvre les théâtres

En partenariat avec le Réseau Canopé et Théâtre en Acte, la rédaction de Théâtral magazine a développé sous le nom de Cyrano une plateforme vidéo qui propose aux enseignants des collèges, lycées et universités francophones un accès libre et gratuit à un catalogue de captations, en lien avec les programmes scolaires. Ces captations intégrales sont assorties de compléments éducatifs sous la forme d'interviews, de liens vers des dossiers, d'éclairages dramaturgiques, de pistes pédagogiques etc.
(Illustr.: Valérie Dréville est Phèdre, m.e.s. Luc Bondy, Vidy-Lausanne, 1998)
Traduire, transposer, composer

Quels usages poétiques fait-on du langage hors de "l’Occident", et que peut-on en saisir "en Occident" ? Ces usages, comment les aborder sans reconduire les "grands partages" (entre nous et les autres, entre écrit et oral, entre savant et populaire) qui conditionnent leur transmission ? Comment donner forme écrite à des pratiques artistiques orales ? Comment comprendre et traduire les arts verbaux très différents des canons littéraires européens ?`Ces questions, de nombreux écrivains se les sont posées et ont tenté de leur apporter des réponses. De la chanson tupinamba des "cannibales" de Montaigne au haïku "pour moi" de Roland Barthes, en passant par la pratique symboliste du pantoum ou l’intérêt de Jean Paulhan pour les hain-teny merinas, l’histoire littéraire est constellée d’aventures de transfert, aux motifs et aux succès variables. Ces tentatives ont en commun de ne pas laisser inchangées les pratiques de ceux qui en sont les artisans, d’affecter — étayer ou altérer — leur idée de ce qu’est la littérature, en révélant ses implications esthétiques et linguistiques, mais aussi sociales et politiques. Trois journées d'études organisées en ligne par l'Université de Genève les 27, 28 et 29 mai 2020 se sont attachées à éclairer les modalités d’ouverture, au XXe siècle, des écrivains, lettrés ou savants aux poétiques extra-occidentales, et à rendre compte de la manière dont s’opèrent des transferts de formes entre aires culturelles distinctes. Les actes de ces journées, réunis par Magali Bossi, Éléonore Devevey et Sébastien Heiniger, sont à présent disponibles dans la rubrique Colloques en ligne de Fabula.