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Article publié
le 28 janvier 2008

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2008Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)

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    Alain Lipietz

    Traduire Prufrock selon Eco

    U. Eco, Dire presque la même chose, [Bompiani, 2003] trad. fr. Grasset, 2007.

    1Le livre d’Umberto Eco, Dire presque la même chose1, sans être jamais didactique ni pesant, dessine en quelque sorte un programme pour le traducteur. Il se trouve qu’à l’occasion d’un travail sur Mallarmé2 j’ai eu besoin d’une traduction en français du fameux poème de T.S. Eliot, The Love Song of J. Alfred Prufrock3, dont Eco confesse qu’il est son poème contemporain préféré. Or, dans son livre, Eco se montre plutôt critique pour la traduction française de référence, celle de Pierre Leyris. D’où l’idée de me risquer à le traduire moi-même, selon les prescriptions d’Umberto Eco.

    2J’exposerai d’abord un résumé de ces conseils, puis j’expliciterai, sur les 15 premiers vers de Prufrock, mes choix de traducteur inspiré par la méthode Eco. Enfin, je livrerai mon essai de traduction. Celle-ci ne constituera certes pas une référence, elle n’a pour but que de documenter, comme je l’ai dit, quelques divagations à partir d’un autre auteur, Stéphane Mallarmé.

    3Donc, selon Umberto Eco :

    4

    51 — Pour traduire, il faut non seulement comprendre le mot à mot du texte source, mais également faire un pari sur les mondes possibles dont parle le texte.

    6

    7Autrement dit (ici, Eco cite et commente Gadamer), pour traduire il faut d’abord interpréter.

    8

    9The Love Song of J. Alfred Prufrock a fait l’objet de multiples interprétations, dessinant de multiples mondes possibles. Je parierais volontiers pour le monologue intérieur d’un homme dans le mi-temps de l’âge, se posant les questions « métaphysiques » habituelles à la mid-life-crisis (« Qui suis-je ? Où vais-je ? etc. »), et se heurtant à la vanité du Monde, auquel il participe pourtant par angoisse, par désir, par obligation sociale. Il s’agit-là d’un topos, d’un lieu commun poétique remontant au moins à Clément Marot, et dont Paul-Jean Toulet avait donné, quelques années auparavant, le résumé :

    On rit, on se baise, on déjeune.

    Le soir tombe : on n’est plus très jeune.

    10Mais ce lieu commun (en philosophie : le « divertissement pascalien ») est considérablement enrichi par deux éléments :

    11— dans l’affrontement entre le mondain et le métaphysique, le mondain est incarné par les femmes du monde, qui fascinent et terrorisent notre quadra(?)génaire, paralysé à l’idée de ne pouvoir partager avec elles ses préoccupations ;

    12— l’itinéraire intérieur du narrateur se distribue en trois types de lieux : les ruelles sordides de la « mélancolie urbaine » initiée par Baudelaire (celui du Cygne et des Tableaux parisiens), les salons d’une party mondaine, et un rêve de bord de mer.

    13

    142 — Quand il s’agit d’un texte poétique, la forme de l’expression importe plus que la forme et la substance du contenu. On peut donc, dans la traduction, être amené à renoncer au sens littéral pour sauver un effet de sons, métrique, cadence ou rime.

    15

    16N’étant pas poète moi-même, je dois bien me résigner à livrer une traduction relativement malhabile. D’autant que la langue anglaise est beaucoup plus accentuée et chantante que notre français. Quant à la rime, Umberto Eco discute justement le problème : il n’a d’abord connu ce poème que par des traductions italiennes non rimées, et il pensait que le poème-source était en vers libre ! Ayant tenté d’en donner une version rimée, il s’aperçut que le résultat perdait la modernité révolutionnaire du poème d’Eliot, et donna finalement raison aux traducteurs italiens qui n’avaient pas cherché à respecter les rimes, assez fréquentes, du poème anglais. Je ne me sentirai donc guère contraint de ce côté-là, tout en essayant de rendre le maximum d’assonances.

    17

    183 — Respecter un principe de désambiguïsation minimale.

    19

    20Traduire, c’est d’abord comprendre le signifié de l’expression littérale du texte-source, puis chercher à restituer dans la langue-cible l’expression du même signifié. Mais dans le cas d’un texte poétique, le signifiant original (ici, le texte anglais) est volontairement ambigu. Et c’est un charme de la poésie : chaque lecteur peut lui donner le sens que sa sensibilité lui prête. Même « l’auteur empirique », c’est-à-dire Eliot, n’est pas une autorité décisive quant au sens de son propre poème. Il faut donc tâcher de percevoir la multiplicité de sens possibles du texte source, puis, au moment de la transcription dans la langue cible, lever le moins possible les ambiguïtés.

    21

    22Ici, le piège est particulièrement redoutable pour moi, puisque cette traduction ne sert qu’à fixer une base que je comparerai ensuite à ma lecture d’un sonnet de Mallarmé. Je devrai donc être vigilant pour ne pas « mallarmiser » par avance ma propre traduction.

    23

    244 — Rendre l’intertextualité.

    25

    26Beaucoup de textes littéraires font allusion à d’autres textes littéraires. En particulier chez Eliot, dès ce poème, et dès le titre. Or, le lecteur familier de la langue source a déjà plus ou moins de mal à « saisir les allusions ». Il est pratiquement exclu que le lecteur du texte traduit reconnaisse ces allusions à des textes de la langue source, textes qu’il ne connaît pas, ou qu’il connaît dans une traduction qui n’est pas forcément celle que choisira le traducteur du présent poème.

    27Dans ce cas, Umberto Eco n’hésite pas à proposer au traducteur de remplacer une allusion intertextuelle de la langue source (c’est-à-dire ici à un autre texte de la littérature anglaise) par une référence intertextuelle de la langue cible (ici une allusion à un texte connu en langue française).

    28Dans le cas où l’allusion intertextuelle renvoie à des textes « universels » tels que la Genèse, L’Ecclésiaste ou Hésiode, cela ne pose guère de problème, il suffit de reprendre la traduction usuelle de ces textes en français. Je dis bien « usuelle », c’est-à-dire, dans le cas de la Bible, en évitant les traductions modernes « orientées vers la source », qui cherchent au contraire à « dépayser » le lecteur, comme la nouvelle traduction de la Bible des éditions Bayard4.

    29Mais, dans le cas des citations de poètes anglais que la critique s’est attachée à relever dans Prufrock5, vers quels poètes français devons-nous nous tourner pour ne pas trahir l’esprit du poème d’Eliot ? Sans doute vers des poètes que le jeune Eliot, qui compose The Love Song of J. Alfred Prufrock en 1910-1911, alors qu’il étudie la littérature française en Sorbonne, apprend à apprécier. C’est-à-dire probablement pas Mallarmé (qui, à l’époque, restait un mystère ou une escroquerie pour la Sorbonne), mais plutôt Baudelaire et Verlaine. Et surtout, ces poètes modernistes français qu’il fréquente peut-être et lit certainement, Rue des Ecoles : Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars…

    30

    31C’est d’ailleurs frappant pour un Français lisant le poème, même en anglais : The Love Song of J. Alfred Prufrock, point de départ du modernisme poétique anglais, semble sorti du même atelier que le modernisme « cubiste » de l’École de Paris. Il est (si je puis me permettre) imbibé d’Alcools et de Baudelaire. C’est donc à cette « modernité française» que j’emprunterai des références intertextuelles, aussi proches que possible du signifié des allusions anglophiles du poème d’Eliot. Mais, pour les raisons que j’ai dites, je m’interdirai absolument d’introduire, fût-ce par mégarde et même si c’est tentant, une quelconque allusion à Mallarmé !

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    335 — Tenir compte de l’horizon culturel de la traduction.

    34

    35Umberto Eco le souligne, The Love Song of J. Alfred Prufrock est le point de départ du modernisme anglais. Quelle que soit la période de sa traduction, il doit donc à la fois garder la trace de la date où il a été écrit, mais aussi garder un parfum « moderne » pour la période en laquelle il est traduit. Une période marquée par tous les poètes qui se sont succédés depuis et ont incarné la modernité dans la langue cible. Raison pour laquelle, même si c’était possible, et même si le texte d’Eliot est le plus souvent rimé, il n’est pas souhaitable d’en donner une traduction ressemblant trop à des vers réguliers.

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    37Mais allons plus loin : dans le choix même des termes de la traduction, il nous faut tenir compte de ce qu’a été la modernité poétique de la fin du XXe sicle, telle qu’elle imprègne aujourd’hui la langue et les oreilles du public français. Or, que l’on se tourne vers l’expression du désarroi métaphysique ou de la mélancolie urbaine (et de sa contrepartie habituelle, la nostalgie de la mer), le français contemporain est marqué par les deux artistes qui ont le plus refaçonné notre imaginaire linguistique dans la seconde moitié du siècle dernier (et je ne formule pas un jugement de valeur, mais un constat quantitatif), respectivement : Marguerite Duras et Léo Ferré. Cette modernité-là sera plus sensible dans les dernières strophes de ma traduction.

    38

    396 — Admettre des remaniements locaux et des compensations.

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    41Umberto Eco est, pour les traducteurs, un éditeur sévère, mais juste. Il sait qu’à l’impossible nul n’est tenu et que (toujours selon Gadamer) la traduction est une négociation, où l’on est amené à sacrifier l’accessoire pour sauver l’essentiel. Et, comme dans une négociation, ce que l’on abandonne à un moment donné, on peut tenter de le récupérer à un autre moment. Ainsi, Umberto Eco est prêt à admettre que l’on remanie le signifié mot à mot pour sauver un rythme ou une rime. Il est prêt à admettre qu’une cadence ou une référence intertextuelle impossible à rendre en tel vers puisse être compensée en un autre passage de la traduction du poème. Bref, il accorde au traducteur des licences, dont nous userons bien volontiers.

    42Explicitons cette méthode sur un « mini Prufrock », c’est-à-dire les quatorze premiers vers.

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    The Love Song of J. Alfred Prufrock

    Let us go then, you and I,

    When the evening is spread out against the sky

    Like a patient etherized upon a table ;

    Let us go, through certain half-deserted streets,

    The muttering retreats

    Of restless nights in one-night cheap hotels

    And sawdust restaurants with oyster-shells:

    Streets that follow like a tedious argument

    Of insidious intent

    To lead you to an overwhelming question…

    Oh, do not ask, "What is it?

    Let us go and make our visit.

    In the room the women come and go

    Talking of Michelangelo.

    44Le titre d’abord. D’après Eliot lui-même, il se construit déjà sur une référence intertextuelle : une allusion à The Love Song of Har Dyal de R. Kipling. Nous devons respecter cette volonté d’intertextualité dans la traduction du titre. Or nous disposons justement, dans Alcools d’Apollinaire, d’un poème dont le titre parle de chanson et d’amour et qui, un peu comme Prufrock, commence par :

    Un soir de demi-brume à Londres

    45et se termine par :

    Et des chansons pour les sirènes.

    46Ce poème de 1903, Eliot l’a sûrement lu et admiré6. Il nous indique immédiatement une traduction possible : La chanson de J. Alfred Prufrock, le mal-aimé.

    47

    48J’en profite pour remarquer que le texte d’Eliot reste encombré d’un appareil qui, depuis les derniers poèmes de Mallarmé et en tout cas depuis Alcools et la Prose du Transsibérien, tend à disparaître de la poésie française : la ponctuation. N’hésitons donc pas à conserver et à rajouter des virgules, chaque fois que cela sera sémantiquement ou prosodiquement utile !

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    50Le premier vers, Let us go then, you and I, nous introduit immédiatement au problème n° 1 de la traduction de l’anglais au français : vouvoiement ou tutoiement ? Là, il faut évidemment faire un pari sur les mondes possibles.

    51

    52Le narrateur (J. Alfred Prufrock) s’adresse à une personne avec qui il n’a pas encore d’intimité et que peut-être il cherche à séduire ;

    53Le narrateur est déjà assez intime de la personne désignée par you pour la tutoyer ;

    54You n’est autre que le lecteur, qu’apostrophe le poète ;

    55You est le narrateur lui-même, une autre facette de sa personnalité, sa conscience, son génie, son destin, etc.

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    57Ici, les principes d’intertextualité et de désambiguïsation minimale imposent presque le tu. En effet, le vous ne serait admissible que dans l’hypothèse a), et encore : quand Baudelaire s’adresse dans sa tête à une noble passante, il la tutoie (Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais), alors même qu’il l’aurait certainement vouvoyée s’il avait osé lui parler…

    58

    59Dans les trois autres cas, la poésie française retient le tu. C’est le cas pour Lamartine évoquant Elvire dans Le lac, c’est le cas pour Baudelaire apostrophant l’hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère, et c’est bien entendu le cas pour l’Apollinaire de Zone :

    À la fin tu es las de ce monde ancien

    60Remarquons que, dans l’horizon culturel d’aujourd’hui, et si nous faisons l’hypothèse, probablement exacte, que cette dernière interprétation d) est la bonne, on pourrait même aller jusqu’à traduire: Allons-y, moi et moi, comme dans le poème chanté de Léo Ferré, Monsieur Richard, expression de la mélancolie urbaine assez proche de Prufrock, et peut-être le chef-d’œuvre même de Ferré :

     

    Les gens il conviendrait de ne les connaître que disponibles

    À certaines heures pâles de la nuit[…]

    Et l’on se dit qu’il est bien tard

    Qu’il est bien tard

    Nous avons eu nos nuits comme ça moi et moi

    Accoudés à ce bar devant la bière allemande…

    61Ce qui est intéressant chez Ferré, c’est que son moi et moi entretient l’ambiguïté inverse : le second moi est-il lui-même, ou son ami et agent, Monsieur Richard ? Mais cette possibilité ne doit pas être retenue, d’abord parce que l’intertextualité de Léo Ferré est quand même à plus d’un demi-siècle dans le futur du poème d’Eliot, ensuite parce que ce serait justement lever l’ambiguïté en faveur d’une seule interprétation, la quatrième.

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    63De la même façon, on se gardera par exemple plus loin, dans :

    The eyes that fix you in a formulated phrase,

    And when I am formulated, …

    64de traduire le passif formulated par « calculé », ce qui serait pourtant à la fois littéralement correct et « moderne ». Trop désambiguïsé, trop moderne : l’expression « être calculé (dans le regard d’une femme) » sent encore trop son 9-3 (« la meuf, elle m’a calculé »), et nous ignorons si le parler populaire, qui a échoué dans les années 1990 à revivifier « bouffon » et « gruger », saura imposer durablement une telle acception.

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    66Pour le vers Of restless nights in cheap one-night hotels (mot à mot : « Des nuits sans repos dans des hôtels pas cher avec chambre pour la nuit »), on peut choisir de traduire en respectant le jeu sur le mot night : « Nuits sans repos dans de pauvres chambres à la nuit ». Mais je cède au plaisir d’une référence intertextuelle au Voyageur d’Alcools (Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant…), qui « compensera » toutes les références intertextuelles à Chaucer, Marvell et autres que je ne pourrai pas rendre : Des nuits sans sommeil dans des auberges tristes.

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    68Maintenant, les vers :

    … an overwhelming question.

    Oh, do not ask, « What is it ? »

    Let us go and make our visit.

    69Ici, la rime est très riche, « is-it ». Nous avons presque l’obligation de rimer. Or je ne vois pas bien comment éviter de commencer par :

    …d’une écrasante question.

    Oh, ne demande pas, « Laquelle ? »

    70et donc il me faut une rime en elle.

    71

    72Mesurons l’ensemble des mondes possibles derrière le mot visit. Une visite à un ami mourant ? Non, la suite lève l’ambiguïté : il s’agit d’une réception, une party. Le poème mélange toutefois les références à une tea-party (tasse, thé, petite cuiller…), et à une cocktail party (réception dans plusieurs salons communiquant, musique en toile de fond, longues robes traînant sur les parquets…). Je ne résiste pas devant une « référence intertextuelle potache » à un texte d’Eliot lui-même, mais beaucoup plus tardif, The cocktail party, et j’ose : Allons y, à notre cocktail.

    73

    74Enfin, nous arrivons au redoutable et célèbre refrain :

    In the room the women come and go

    Talking of Michelangelo.

    75Là encore, la rime en anglais est riche, bien au-delà du « o ». C’est sur l’ensemble des derniers pieds qu’il y a assonance entre : « com’ an’ go’ », et « An’ Gue’ lo » avec un G dur à l’anglaise7. Rimons donc. Or, si nous voulons garder une traduction mot à mot du premier vers, « Dans la pièce les femmes vont et viennent », nous sommes tenus de rimer en ienne . Ici, Umberto Eco critique durement Pierre Leyris qui traduit par :

    Dans la pièce les femmes vont et viennent

    Parlant des maîtres de Sienne.

    76Eco a parfaitement raison : remplacer Michel-Ange par Duccio, c’est élever de plusieurs degrés la compétence artistique prêtée à ces femmes du monde. Or pour lui, c’est justement en ces deux vers qu’Eliot crucifie la vacuité de ces dames.

    77

    78Toutefois, Eco va un peu vite en besogne. À ce stade du poème, rien n’indique que Prufrock prête à ces femmes, qui sont là après tout pour la même raison que lui et s’y livrent aux mêmes rites sociaux, l’incapacité de se poser des question métaphysiques. Plus loin, le poème (dont le titre initial était Prufrock chez les femmes) revient en effet sur la question : « les femmes ont-elles une âme ? », mais se garde bien de trancher. Comme on le verra, l’angoisse de Prufrock est que ces femmes pourraient refuser, par incapacité, par convenance, ou par mépris, de se placer sur le même plan métaphysique que lui. C’est tout.

    79

    80Dans la traduction, et selon le principe de désambiguïsation minimale, il faut donc garder le même ton neutre (quoique très légèrement ironique) que dans le texte-source, et le même niveau culturel prêté aux femmes du monde : Michel-Ange et pas Duccio8. Et donc chercher pour le vers précédent une rime en ange. Comme ces deux vers évoquent le vain quadrille, à la fois spatial et cultureux, de ces femmes du monde, les mots change et échange sont évidemment candidats. On peut penser à « Dans la pièce les femmes donnent le change/ En parlant de Michel-Ange », mais ce serait lever l’ambiguïté dans le sens inverse, celui du divertissement pascalien.

    81

    82Remarquant enfin qu’il n’y a pas de virgule après come and go, dans un texte qui surabonde en ponctuation, je dois en outre comprendre qu’il y a là un anglicisme, une forme progressive : they go talking, avec enjambement entre les deux vers. Je me résous donc finalement à :

    Dans la pièce les femmes vont et viennent, échangent

    Des propos sur Michel-Ange.

    83Je n’irai pas plus loin dans mes justifications, si ce n’est pour évoquer un cas où j’ai rendu une allusion par une autre : le vers

    I know the voices dying with a dying fall

    84L’allusion de ce dying fall est bien perceptible pour un Anglais cultivé, puisqu’il conclut l’un des tout premiers vers de The twelth night (La nuit des rois)9. J’ai donc cherché à maintenir une référence intertextuelle au même endroit. Cette allusion, d’ailleurs très brève, à Shakespeare étant totalement incompréhensible pour un francophone, je l’ai remplacée par un soupir d’automne verlainien : Connu ces voix assoupies qui meurent et qui déclinent.

    85

    86Voici donc ma traduction de Prufrock…

    La Chanson de J. Alfred Prufrock, le mal-aimé

    Alors allons-y, toi et moi,

    Quand le soir est contre le ciel écartelé

    Comme un patient sur une table, anesthésié ;

    Allons-y, par certaines rues semi désertes,

    Ces murmurantes retraites

    Des nuits sans repos dans les auberges tristes,

    Et des restaurants à la sciure avec des coquilles d’huîtres :

    Rues qui poursuivent comme une oiseuse discussion

    Avec l’insidieuse intention

    De te conduire vers une écrasante question…

    Oh, ne demande pas, « Laquelle ? »

    Allons-y, à notre cocktail.

    Dans la pièce, les femmes vont et viennent, échangent

    Des propos sur Michel-Ange.

    Le brouillard jaune qui frotte son dos contre les vitres,

    La fumée jaune qui frotte son museau sur les vitres

    A glissé sa langue dans les commissures de la soirée,

    Paressé sur les flaques stagnantes des caniveaux,

    Laissé couler sur son dos la suie des cheminées,

    Glissé par la terrasse, avec un soubresaut,

    Et voyant que c’était une douce nuit d’Octobre,

    S’est enroulée sur la maison, et s’est endormie.

    Et certes il y aura un temps

    Pour la fumée jaune qui glisse le long des rues,

    Frottant son dos contre les vitres ;

    Il y aura un temps, il y aura un temps,

    Pour te composer un visage à la rencontre des visages rencontrés,

    Il y aura un temps pour le meurtre et un temps pour créer,

    Et un temps pour tous les travaux et les jours de ces mains

    Qui soulèvent et laissent tomber une question dans ton assiette ;

    Un temps pour toi et un temps pour moi,

    Et encore un temps pour cent indécisions,

    Et pour cent visions et cent révisions,

    Avant d’aller prendre un toast et le thé.

    Dans la pièce, les femmes vont et viennent, échangent

    Des propos sur Michel-Ange.

    Et certes il y aura un temps

    Pour se demander, « Oserai-je ? » et, « Oserai-je ? »

    Un temps pour s’en retourner et descendre l’escalier,

    Avec une tonsure au milieu des cheveux —

    [On dira : « Comme ses cheveux s’éclaircissent! » ]

    Ma jaquette, mon col monté fermement au menton,

    Ma cravate riche et modeste mais sertie d’une simple épingle —

    [On dira « Mais comme ses bras, ses jambes s’amaigrissent ! »]

    Oserai-je

    Déranger l’univers ?

    Dans une minute il y a le temps

    Pour des décisions et révisions qu’une minute révoquera.

    Car je les ai tous connus déjà, tous connus : —

    Connu les soirs et connu les matins, connu les soirées,

    Pris la mesure de ma vie avec des cuillères à café,

    Connu ces voix assoupies qui meurent et qui déclinent

    Derrière la musique d’une pièce lointaine.

    Alors comment me permettrais-je ?

    Et j’ai connu ces yeux déjà, tous connus —

    Ces yeux qui vous toisent d’une phrase formatée,

    Et quand je suis formaté, en croix sur une épingle,

    Quand je suis épinglé gigotant sur le mur,

    Alors comment commencerais-je

    À cracher les impasses de mes jours, de mes voies ?

    Et comment me permettrais-je ?

    Et j’ai connu ces bras déjà, tous connus —

    Bras embracelés et blancs et nus

    [Mais sous la lampe, assombris d’un léger duvet brun !]

    C’est un parfum de robe

    Qui fait que je me dérobe ?

    Bras posés sur une table, ou s’enroulant d’un châle,

    Et alors me permettrais-je ?

    Et par où commencerais-je ?

    . . . . . .

    Dirai-je, j’ai parcouru au crépuscules des ruelles étroites,

    Observé la fumée qui s’élève des pipes

    D’hommes solitaires en bras de chemise, penchés aux fenêtres ?…

    J’aurais du être une paire de pinces à découper

    Me sabordant par les étages des mers silencieuses.

    . . . . . .

    Et l’après-midi, le soir dort si paisiblement !

    Lissé par de longs doigts,

    Endormi… fatigué… ou alors fait semblant,

    Étiré sur le sol, ici, chez toi et moi.

    Devrais-je, après le thé, les gâteaux, les sorbets,

    Avoir la force de forcer la crise de l’instant ?

    Mais quoique j’aie pleuré et jeûné, pleuré et prié,

    Quoique j’aie vu ma tête [légèrement tournée chauve] apportée sur un plateau,

    Je ne suis pas prophète — et c’est pas grande affaire ;

    J’ai vu le temps de ma grandeur vaciller,

    Et j’ai vu l’éternel Majordome prendre mon manteau, et ricaner,

    Et bref, j’ai eu peur.

    Et ç’aurait-il valu la peine, après tout,

    Après les tasses, la marmelade, le thé,

    Parmi la porcelaine, parmi des phrases de toi et moi,

    C’aurait-il valu le coup,

    D’avoir craché le morceau, dans un sourire,

    D’avoir comprimé l’univers dans une bille

    Pour la rouler vers quelque écrasante question,

    De dire : « Je suis Lazare, revenu des morts,

    Revenu tout vous expliquer, je vais tout vous expliquer» —

    Si l’une d’elles, ajustant un coussin sous sa tête,

    Devait dire : « Ce n’est pas ce que j’attendais.

    Ce n’est pas ça, du tout. »

    Et ç’aurait-il valu la peine, après tout,

    Ç’aurait-il valu le coup,

    Après les soleils couchants, les portes cochères et les rues éclaboussées,

    Après les romans, les tasses de thé, après les longues robes traînant sur les planchers,

    Après tout ça, et tellement plus ? —

    Impossible de dire ce que j’ai juste à dire !

    Mais même si une lanterne magique projetait mes nerfs en réseau sur un écran :

    Ç’aurait-il valu le coup

    Si l’une d’elles, ajustant un coussin ou rejetant son châle,

    Et se tournant vers la fenêtre, devait dire :

    « Ce n‘est pas ça du tout,

    Ce n’est pas ce que j’attendais, du tout »

    . . . . . .

    Non ! je ne suis pas le Prince Hamlet, et n’entendais pas l’être,

    Suis chevalier servant, un qui sert,

    Fait avancer l’action, ouvre une scène ou deux,

    Avise le prince ; sans doute, un outil facile,

    Déférent, heureux d’être utile,

    Politique, prudent, et méticuleux,

    Plein de hautes sentences, mais un peu creux ;

    Parfois, certes, presque ridicule —

    Presque, parfois, le Fou.

    Je deviens vieux… Je deviens vieux…

    Je dois retrousser le bas de mes pantalons.

    Vais-je me faire la raie à l’arrière ? Oserai-je manger une pêche ?

    Je vais mettre des pantalons de flanelle blanche, et me promener sur la plage.

    J’ai entendu chanter les sirènes, l’une à l’autre.

    Je ne crois pas qu’elle chanteraient pour moi.

    Je les ai vues chevaucher les vagues vers le large

    Peignant les blancs cheveux des vagues giflées de vent

    Quand le vent souffle sur l’océan noir et blanc.

    Nous avons langui aux chambres de la mer

    Près d’ondines ourlées d’algues rouges et marron

    Quand des voix humaines nous éveillent, et nous sombrons.

    notes

    1 Bompiani 2003, traduction Grasset 2007.
    2 http://lipietz.net/spip.php?article1642
    3 T.S. Eliot, Collected Poems 1909-1962, Faber & Faber, 1974. On trouvera facilement ce
    4 Les lecteurs des deux langues, même à peine frottés de culture religieuse, reconnaîtront sans peine le leitmotiv de L’Ecclésiaste (Qohélet) dans le troisième mouvement de Prufrock (« Il y a un temps pour ceci et un temps pour cela »), inspiration continuée dans le mouvement suivant, Car je les ais connu déjà, tous connus (« Rien de nouveau sous le soleil », dit Qohélet). Mais la traduction française usuelle (celle de la Bible de Jérusalem, 1955) pose au traducteur de Prufrock une difficulté irrémédiable. Car l’une des autres citations les plus connues de L’Ecclésiaste, le verset 2, y est rendue par « Vanité des vanités, tout n’est que vanité ». On comprend bien qu’ici « vanité » désigne la qualité de ce qui est vain, inutile, dépourvu de sens. Mais le mot hébreu hével en dit un peu plus sur la condition humaine : au sens propre « fumée, buée, vapeur ». Les traductions modernes, plus « dépaysantes », cherchent à rapprocher les lecteurs du texte source et non à acculturer le texte source vers la langue cible, et préfèrent traduire par «Tout est fumée » (voir par exemple la Bible d’André Chouraqui). Marie Borel et Jacques Roubaud, dans l’édition Bayard (2001), vont jusqu’à risquer la non-traduction : « Vanité dit Qohélet / hével havalim/ Hével dit Qohélet / tout est vain » (voir la notice de Jean l’Hour, p. 2906). Résultat : le français n’associe pas « tout n’est que fumée » à « Il y a un temps pour… ». Quand donc Prufrock essaie, dans le mouvement qui suit « Tous connus », de formuler son angoisse métaphysique ( J’ai observé la fumée qui s’élève des pipes / Des hommes solitaires… ), il est donc impossible au traducteur de suggérer que l’on reste dans la même référence intertextuelle à L’Ecclésiaste (ni, par ailleurs, le parallélisme avec le Mallarmé de La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres. Mais, justement, je ne le souhaitais pas !)
    5 Laurence Perrine, Literature: Structure, Sound, and Sense, Harcourt, Brace & World, 1956.
    6 T.S. Eliot est aussi un poète français. Dans Lune de Miel, il fait allusion à… Saint-Apollinaire-in-Classe !
    7 Telle est du moins l’interprétation d’Eco, qui voit dans cette prononciation en G dur un signe de l’incompétence linguistique de ces dames. Le français, qui prononce « Michel » à l’italienne (Mikel) et traduit « Angelo » par Ange, est assez ridicule pour qu’il soit inutile d’en rajouter.
    8 Dans notre étude sur Mallarmé, il faudra évidemment mesurer quel sens exact donner à cette indication que des anglo-saxonnes de 1910 bavardent sur Michel Angelo plutôt que sur Duccio, Donatello ou Fra Angelico, et si toute cette discussion vaut la peine, après tout…
    9 v. 4 : That strain again ! It had a dying fall. Pierre Leyris traduit « Ce passage [musical] à nouveau ! il a un rythme mourant » (Shakespeare, Œuvres complètes, Éditions Formes et Reflets, 1957). Fall en général veut dire chute et en anglo-américain automne, mais Leyris cite le sens ancien cadence, que l’on trouve en effet dans le Harrap’s, mais pas dans le dictionnaire anglais-anglais Concise Oxford Dictionary ! Bref, ce fall, avec son acception d’automne que ne peut oublier le jeune Américain qu’est alors Eliot, est d’une ambiguïté insaisissable pour un Français. À tous points de vue, Verlaine s’impose, en particulier celui de Sagesse (Le son du cor s’afflige vers les bois, etc).

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    auteur

    Alain Lipietz

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    Courriel : alain@lipietz.net

    pour citer cet article

    Alain Lipietz, « Traduire Prufrock selon Eco », Acta fabula, vol. 9, n° 1, Janvier 2008, URL : http://recherche.fabula.org/acta/document3863.php, page consultée le 20 avril 2021.

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