2012Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Denis Saint-Amand
Ponge mimétique
1S’ouvrant par une aimable préface de Jean‑Marie Gleize, cet ouvrage procède d’une imposante thèse défendue à l’Université de Liège en mai 2008, dans laquelle l’auteur proposait une lecture rhétorique intégrale des recueils Le Parti pris des choses et Pièces. De ce travail d’explication d’une quasi centaine de textes ne subsiste ici qu’un échantillon, sélectionné par Laurent Demoulin, de quinze analyses destinées à démontrer les techniques d’élaboration d’une poétique du mimétisme au cœur de l’œuvre de Francis Ponge.
2Après un retour, nécessaire mais délibérément rapide, sur la trajectoire de Ponge et sur le traitement réservé à ce dernier par la recherche universitaire1, L. Demoulin pose progressivement les balises de son cadre d’analyse, en veillant à fournir au lecteur les outils qui lui permettront de le suivre. La question mimétique qu’étudie l’auteur est de cette façon présentée, dans un premier temps provisoire, comme « la façon par laquelle chaque texte [de Ponge] tente d’adapter son écriture à l’objet dont il traite » (p. 25). Si cet angle d’approche apparaît comme évident au lecteur familier du Parti pris des choses et des autres textes du poète, L. Demoulin s’empresse de signaler que, de façon étrange, une analyse sous cet angle n’a jamais été qu’esquissée sporadiquement, et qu’aucun travail ne s’est encore donné la peine de procéder à un examen systématique de cette stratégie stylistique dans l’œuvre pongienne. Pour autant, note l’auteur, Ponge lui‑même, en premier commentateur de sa propre œuvre (et, serait‑on tenté d’ajouter, en éternel inquiet de la réception de celle‑ci), avait guidé la critique vers ce genre d’étude, en affirmant à plusieurs reprises sa volonté d’écrire en « rendant compte » de l’objet, sans passer par l’artifice décevant de la prosopopée, mais en faisant en sorte que « la forme même du poème soit en quelque sorte déterminée par son sujet » (My creative method, cité p. 30).
3Ces traits d’union entre le fond et la forme constituent donc le fondement de cet essai, qui se propose d’objectiver les
procédés stylistiques de formes variables visant à minimiser l’arbitraire du signe, c’est-à-dire à motiver quelque peu le langage en établissant un lien entre la forme du plan du contenu et celle du plan de l’expression.(p. 37)
4Cette définition prudente mais opérante est la version finale de l’expérimentation conceptuelle à laquelle se livre à tâtons L. Demoulin en proposant, au cours d’un seul chapitre2, pas moins de sept tentatives, successivement abandonnées au profit d’une version plus affinée, de cerner au mieux la réalité qu’il s’emploie à analyser par la suite. En cela très pongien lui‑même3, l’auteur fait preuve d’un bel esprit méthodologique, construisant précautionneusement la formule la plus susceptible de convenir à l’objet dont il traite sans pour autant risquer d’enfermer strictement celui‑ci dans celle‑là.
5Cette méthode, du reste, ne repose pas sur rien : en plus de mobiliser utilement les travaux des spécialistes de Ponge qui l’ont précédé, L. Demoulin se présente comme un héritier revendiqué du Groupe µ4, dont il emprunte la fiable boîte à outils rhétoriques pour mener son enquête au cœur des deux recueils qu’il a isolés. Traquant les métaplasmes et les métasémèmes au cours de vèneries tantôt très brèves (le sort des métamorphoses de « La valise » est réglé par une efficace micro‑lecture en cinq pages), tantôt plus vastes (une discussion d’une trentaine de pages avec et contre Gérard Genette à propos du « feu d’artifice cratylien » allumé par le texte « 14 juillet »), l’auteur parvient, en d’autres lieux, à faire voir comment le poème « L’édredon » se donne à lire comme une « méditation paresseuse » (p. 151‑164) ou comment « Les mûres » se construit, à renfort de métaphores, hyperbates et autres calligrammes discrets, comme un texte imitant aussi bien la difficulté d’accessibilité des fruits protégés par les ronces que la polysémique « maturité » potentielle de ces fruits. L. Demoulin reconnaît du reste que, çà et là, les mimétismes qu’il observe peuvent revêtir un « caractère accidentel » (p. 76), mais souligne que cela n’entache en rien leur caractère mimétique : si l’absence d’une typologie rassemblant les différentes stratégies mobilisées par Ponge est justifiée par le seul titre de l’ouvrage, peut‑être n’aurait‑il pas été complètement inutile d’opérer ici une distinction, fondée sur l’opposition développée dans Fictionetdiction par Genette (que l’auteur cite par ailleurs fréquemment à propos de Palimpsestes et, surtout, de Mimologiques), entre régimes constitutif et conditionnel du mimétisme.
6L’auteur, on le lit à chaque page, est pris d’une grande affection pour ce Francis Ponge qu’il étudie et vis‑à‑vis duquel il manifeste un véritable sentiment d’adhésion5. Il arrive d’ailleurs quelquefois à Laurent Demoulin de scruter les textes du Parti pris des choses et de Pièces avec l’œil pétillant du poète — qu’il est par ailleurs —, et d’aller jusqu’à glisser, discrètement, des propositions de récriture de certains passages qu’il analyse6. Cela n’en rend que plus originales ces analyses souvent techniques, parfois vertigineuses, mais jamais dénuées d’humour7, qui offrent des éclairages très précis sur les modes de composition des poèmes de Francis Ponge et, érigeant ce volume en véritable manuel de lecture, mettent en lumière les rouages d’une œuvre désireuse de pousser la réflexivité à son comble.
notes
1 Il n’est pas inutile de rappeler que Francis Ponge fait non seulement partie de ces auteurs qui ont joui d’une réception critique influente de leur vivant (l’article « L’homme et les choses » de Sartre, paru en 1944, deux ans après la publication du Parti pris des choses, attire — et de quelle façon — les projecteurs sur le poète — de façon tardive, toutefois, selon l’intéressé…), mais qu’il continue en outre de susciter les commentaires longtemps après sa disparition (Ponge est de cette façon le troisième poète francophone du xxe siècle auquel des thèses sont consacrées durant les années 1990, derrière Michaux et Char, et à égalité avec Breton).
2 Le chapitre en question est forcément raccourci par rapport à la place qu’il occupait dans la thèse, mais cette réduction est parfois excessive. L’auteur, de cette façon, va trop vite quand il propose de remplacer le couple « fond/forme » par « plan du contenu/plan de l’expression » en disant succinctement vouloir « mieux tenir compte des avancées de la sémiotique » (p. 36).
3 Tentant de cerner l’« insaisissable », Ponge s’est lui‑même essayé à plusieurs tentatives de définition d’un même objet (la crevette, par exemple, dont L. Demoulin analyse les métamorphoses successives sous la plume du poète — pp. 101‑119).
4 Principalement, Groupe µ, Rhétorique générale [1970], Paris : Seuil, « Points essais », 1982 et Rhétorique de la poésie [1977], Paris : Seuil, « Points », 1990.
5 De cette façon, L. Demoulin considère le discours de Ponge sur sa propre méthode et les enjeux de celle‑ci comme fiable, et n’en interroge pas vraiment les mécanismes et effets propres. Le propos de l’ouvrage ici recensé, bien sûr, n’est pas là, mais on se dit qu’il y aurait certainement une belle étude à mener à propos de l’éthos complexe de Ponge — et notamment sur la façon dont le poète en vient quelquefois à relativiser une certaine valeur du travail, pourtant omniprésente dans son discours, en rejouant une mythologie romantique de l’inspiration que Gide avait déjà remise au goût du jour avec le motif de la « part de Dieu », dans l’épigraphe de Paludes. Ainsi de cette réponse pongienne à propos du poème « L’huître » lors du colloque de Cerisy : « Je prends l’exemple de L’Huître, et dieu sait combien de fois je l’ai expliqué, et je le lis entièrement, puis je le lis mot à mot, phrase à phrase ; bien. J’ai beaucoup expliqué que, s’il y avait dans ce texte beaucoup de mots en âtre, c’est parce que j’étais déterminé par le fait que dans l’huître il y a uître, et dans âtre, il y âtre, c’est pourquoi il y a opiniâtre, comme il y a d’autres mots en âtre. Eh bien ça, depuis trente ans. Plus récemment, il y a seulement quelques mois, peut-être, ou quelques semaines, ou un ou deux ans, je me suis aperçu qu’il y avait aussi dans ce texte une quantité de consonnes doubles, deux m, deux n, deux l, etc., qu’il y en a vraiment une grande quantité, autant que de a-accent circonflexe. Il est évident que, si j’ai laissé passer ces mots, ou si je les ai retenus (c’est la même chose), si je ne les ai pas refusés — parce qu’il m’en vient beaucoup naturellement, mais il s’agit de refuser tous ceux qui ne sont pas dans la palette —, c’est que les ll ou les nn rendent compte du côté feuilleté de la coquille de l’huître. C’est clair, c’est évident, ça, mais ça ne m’est apparu que je ne sais combien d’années après avoir cru (je ne l’ai jamais cru) ou avoir laissé croire que j’expliquais de façon exhaustive. » (« Questions à Francis Ponge », dans Philippe Bonnefis et Pierre Oster (dir.), Francis Ponge. Colloque de Cerisy, Ponge inventeur et classique, Paris : Union générale d’éditions, « 10/18 », p. 420).
6 Ainsi, à propos du poème « L’huître », dont le troisième et dernier paragraphe, qui est aussi le plus court, décrit la perle qu’on y trouve parfois, L. Demoulin note que ce choix est « original », « dans la mesure où, selon une conception commune, la perle devrait être plus “importante” qualitativement que son modeste contenant. Elle mériterait alors cent cinquante pages et non quelques lignes. » (p. 80) Rien de plus mimétique, pourtant, que cette clausule, dont la brièveté rend compte à la fois de la petitesse de la potentielle perle, mais aussi de la rareté d’un phénomène si peu fréquent qu’il doit conserver une place mineure dans l’économie du texte.
7 Ainsi, l’auteur va quelquefois jusqu’à se laisser entraîner par le plaisir du pastiche. Le chapitre consacré au poème « Les mûres », de cette façon, se termine par la phrase suivante : « On comprend la satisfaction de ce poète pourtant si exigeant, qui parvient là à mettre sans ambages un terme à son propos — suivons son exemple, puisque aussi cette analyse est faite » (p. 66).
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mots clés
pour citer cet article
Denis Saint-Amand, « Ponge mimétique », Acta fabula, vol. 13, n° 1, Notes de lecture, Janvier 2012, URL : http://recherche.fabula.org/acta/document6701.php, page consultée le 03 mars 2021.