Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juin 2023 (volume 24, numéro 6)
titre article
Florian Alix

Dynamiques musicales dans le roman francophone contemporain

Musical Dynamics in the Contemporary French Novel
Marion Coste, Sankofa Cry : mémoires musicales et improvisations littéraires dans les romans de l’Atlantique noir, Paris : Honoré Champion, 2023, 260 p., EAN 9782745358387.

1L’ouvrage explore les relations entre musique et littérature dans le roman francophone contemporain. La musique constitue la figuration d’une mémoire culturelle qui par son biais se fait mouvante, mobile et perméable à diverses influences linguistiques. Elle devient aussi dans le roman le vecteur d’improvisations, comprises, à travers un rapprochement avec le jazz, comme autant de manière de reconfigurer la temporalité : si le passé est convoqué, il s’agit avant tout de le projeter vers un avenir dans un geste qui mobilise un regard transculturel.

2Le livre ressaisit, à partir d’un corpus de romans francophones, l’importance de la musique dans ce que Paul Gilroy appelle « l’Atlantique noir », l’espace de circulations et des transformations entre les cultures américaines, africaines et européennes. Il est surdéterminé par une histoire de violences, celles de la Traite esclavagiste, qui amènent celles et ceux qui se reconnaissent dans cet héritage historique et culturel – ou qui y sont contraint·es par le regard social – à revendiquer la spécificité d’une expérience noire. Celle-ci ne se comprend ni comme l’actualisation d’une essence ni comme la construction arbitraire d’une fiction d’identité ; elle est une dynamique d’identification transculturelle, mettant en jeu cet espace entre trois continents. La musique joue alors un rôle essentiel, dans le rapport particulier au temps qu’elle instaure, non linéaire. Le rapport entre littérature et musique est alors pris dans une oscillation. D’un côté, suivant les théories de Francis Bebey sur l’Afrique, la musique sert à dire, voire à représenter un certain rapport au monde, dans un contexte historique particulier, comme le ferait une langue. Elle se fait alors l’expression d’un marronage, d’une résistance à un ordre des choses, que les récits tâchent de reconfigurer à travers le langage écrit. D’un autre côté, la musique résiste à sa transcription, du fait de la spécificité de ses modes d’exécution. On peut comprendre cet écart à partir de la notion d’opacité, telle qu’Édouard Glissant la théorise : les spécificités de l’expression musicale ne peuvent s’inscrire dans le texte de manière lisse, qui plus est lorsqu’il s’agit d’inscrire les particularités de l’héritage de l’Atlantique noir, et leur complexe intrication, dans une langue européenne comme le français. Demeure une part d’intraduisible autour de laquelle le récit, malgré tout, s’élabore.

Mémoire musicale & résistance politique dans le roman

3La première partie de l’ouvrage s’organise autour de la notion de résistance. Celle-ci est comprise comme une manière d’exprimer le rapport au monde propre à la culture des écrivain·es étudié·es, Michèle Rakotoson, Scholastique Mukasonga et Daniel Maximin. Maintenir cette spécificité, dans les contextes malgache, rwandais et guadeloupéen, prend une dimension à la fois culturelle et politique.

4Chez Michèle Rakotoson, la musique exprime des rapports au monde très différents, et souvent ambivalents, selon qu’il s’agit de musique de variété, de jazz ou de musique traditionnelle malgache. Celle-ci peut dans les romans traduire un rapport harmonieux à l’oikos, à la nature. Elle vient aussi suppléer au silence qui entoure l’esclavage dans la société mérina, une forme de domination qui entre en écho, sans s’y confondre, avec la domination coloniale puis avec les inégalités sociales postcoloniales. En ce sens la musique exprime ce qui ne peut être dit, qui plus est en langue française – d’où l’apparition fréquente de la langue malgache dans les récits lorsque des chants sont transcrits par la romancière. La musique perpétue ce silence, en même temps qu’elle le dépasse, faisant osciller les personnages entre désespoir et acceptation, une double dynamique complexifiée par l’apparition d’autres musiques, comme le jazz, qui évoque d’autres formes de domination, dans un jeu d’échos qui, sans être salvateur, ouvre des lignes de perspective.

5Le dispositif énonciatif de Cœur Tambour de Scholastique Mukasonga et le système de personnages du roman situent la musique dans une relation complexe avec le langage, ainsi qu’avec la fiction. D’un côté, le groupe de percussionnistes qui entourent le personnage principal, chanteuse rwandaise, venus d’horizons divers, subsahariens et caribéens, offre une vision de l’Atlantique noir, incarné dans un dialogue musical. Constamment, ces influences différentes qui dialoguent sont liées à une pluralité de pratiques spirituelles. Dans cette dynamique dialogique, la musique apparaît comme la possibilité d’un hétérolinguisme harmonieux. En même temps, le roman conserve trace des idéologies coloniales et postcoloniales, qui prennent forme dans des fictions qui déforment le réel, en le figeant dans des identités closes et étanches. La musique ouvre un possible, en se faisant le vecteur d’identités culturelles multiples, mais elle n’annule pas le conflit et la domination, rendus sensibles dans le texte qui laisse placer sans cesse l’ombre du génocide de 1994

6La fiction est ambivalente chez Mukasonga parce que l’écrit, la littérature le sont. On peut retrouver, configurée très différemment, le même type d’ambivalence dans la trilogie caribéenne de Daniel Maximin. Le chapitre qui lui est consacré rappelle l’opposition entre la révolte ouverte, qu’incarne la figure du marron dans la culture antillaise, et une résistance plus souterraine, discrète. Cette dualité, que Maximin appelle à dépasser, s’incarne dans un conte où le colibri doit se battre contre différents animaux pour préserver un tambour, sur lequel joue le crapaud pour soutenir la lutte de l’oiseau. Le conte situe la musique du côté d’une résistance terrienne, complémentaire des combats ouverts de l’oiseau, mais plus discrète. Ce récit configure la relation de distinction et de complémentarité entre musique et littérature qui s’incarne dans différents couples de personnages chez le romancier guadeloupéen. L’Île et une nuit va jusqu’à faire de la musique l’un des énonciateurs du roman, en la présentant comme force d’ancrage et de résistance, qui doit in fine être associée à la littérature pour se faire pleinement efficace. La musique doit alors être perçue comme marque d’une spécificité culturelle : c’est bien de musique guadeloupéenne dont il est question, dans ce roman et dans les autres. Cependant, à travers les références au jazz en particulier, s’opère une articulation transculturelle de la forme, qui établit des ponts, notamment entre les États-Unis et l’Afrique du Sud.

Écriture-jazz, écriture-rap : défaire & reconfigurer les modèles culturels

7La deuxième partie de l’ouvrage centre son propos sur le jazz, puis sur le rap. Les trois premiers chapitres évoquaient le jazz qui apparaissaient chez Rakotoson, Mukasonga et Maximin en regard d’autres formes musicales, endogènes aux espaces focaux des romans comme figures de mise en mouvement et en dialogue. Le deuxième moment de la réflexion porte sur le modèle musical que fournit le jazz chez Léonora Miano et Kossi Efoui, et le rap chez Rachid Djaïdani, pour le travail de l’écriture. La notion d’improvisation, centrale pour ces pratiques musicales, permet de penser « la déhiérarchisation de l’écrit et de l’oral » (p. 142) qui caractérise, selon des modalités différentes les œuvres abordées dans la seconde partie.

8Dans Tels des astres éteints et dans les deux volumes de Crépuscule du tourment, Léonora Miano joue d’une forme d’improvisation littéraire en entrelaçant des motifs musicaux à la progression des intrigues narratives. Les personnages principaux font face, de différentes manières, à une sorte de blocage, l’enfermement dans une identité fermée. Les références musicales qui émaillent le récit soulignent cette situation. Progressivement, cependant, la musique vient accompagner l’évolution des personnages et faire vaciller, en y associant des éléments sensibles et affectifs, les certitudes idéologiques sur lesquelles ils fondaient leur identité. Le paysage musical du roman, qui renvoient à la culture africaine américaine, ouvre finalement les fictions à une spiritualité imaginaire. L’improvisation apparaît alors comme une manière de redynamiser le passé, qui cesse d’être un modèle mais simplement un point focal pour l’avenir.

9La musique implique un rapport au temps complexifié chez Léonora Miano. En déplaçant le parallèle vers le free jazz, le chapitre consacré à Kossi Efoui montre une autre forme de perturbation de la temporalité qui justifie la notion d’improvisation, en littérature comme en musique. Notamment ce paradigme musical peut expliquer une manière de défaire la linéarité du récit traditionnel. Le romancier rapproche ce travail de la figure du marronage : l’esclave en fuite ne détruit pas les structures sociales plantationnaires mais établit à leur marge autre chose, qui les conteste. Par analogie, le free jazz joue d’une création à partir de codes établis ; et le roman de Kossi Efoui de variations qui déconstruisent la ligne d’intrigue. En conséquence, l’idée même d’origine est remise en cause tandis que cette structure complexe vient créer une forme d’atemporalité au sein de l’œuvre. De cette configuration singulière surgit une forme d’inédit, d’inouï, la proposition d’une forme radicalement neuve – même si elle repose sur la rencontre d’influences diverses.

10Avec Boumkoeur de Rachid Djaïdani, la référence n’est plus jazz mais rap. Il s’agit d’aller au-delà d’une relation référentielle. Le roman ne se rapproche pas vraiment du rap parce qu’il thématise cette musique ou parce que l’intrigue se déroule en banlieue parisienne, espace qui a été constitué comme essentiel au début du développement du rap en France. Ce type de rapprochement fait plutôt l’objet d’un jeu métatextuel dans le roman, où il fait figure de stéréotype avec lequel Djaïdani s’amuse. Le parallèle repose surtout sur un travail sur la langue. En effet le rap est une forme musicale chantée et le romancier cherche des équivalents narratifs aux jeux sur la langue caractéristique du rap, à l’utilisation de sons en contrepoint de la musique et aux effets de rythme produits par le flow. Le roman s’écrit alors contre un certain usage considéré comme « littéraire » de la langue ; le romancier rejoint ainsi l’ethos des rappeurs. Le parallèle va au-delà du rapport à la musique et on peut trouver dans le roman, également, une certaine esthétique du clip.