Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Natacha Lafond

Les riches ombres du langage ordinaire

The rich shadows of ordinary language
Charles Ramond, Vingt-quatre études de philosophie du langage ordinaire, Limoges, Lambert&Lucas, 2022, 468 p., EAN 97862356935632763

1Vingt-quatre études de philosophie du langage ordinaire est une somme proposée par Charles Ramond qui réunit plus d’une dizaine d’années d’études. L’ouvrage se compose de six parties qui ouvrent des perspectives dialectiques diverses tout en s’appuyant sur le principe du catalogue : les titres de chapitre sont composés de locutions données en guillemets. L’auteur définit clairement sa méthode, dès l’introduction : ce ne sont pas des expressions proverbiales, ni des mots à usage spécifique mais, principalement, des verbes de la langue du quotidien, dont on use sans réfléchir. Il ne s’agit pas non plus d’étudier leur sens en contexte, ni de revenir sur une polysémie linguistique ou littéraire. Ainsi, il faut noter l’absence quasi complète de référence aux théories structuralistes et sémiotiques de la langue. Hormis John Austin, qui se situe à la frontière de la linguistique et du philosophique, ou plutôt, qui a été récupéré par les linguistes, il n’y a pas ou peu de mention de Ferdinand de Saussure et encore moins de Roland Barthes. Et, pourtant, la question des Actes du langage et celles de la performativité de la langue et des enjeux de la tripartition langage, langue et parole pourraient en relever ; mais ce ne serait pas répondre aux questions telles que se les pose C. Ramond en les rattachant à leurs dispositions et à leurs enjeux théoriques plus philosophiques. C’est dire que l’auteur prend position contre certaines lectures coupées de leur ontologie : le mot n’existe pas forcément en soi, la langue est toujours déjà un acte de penser. Il ne croit pas en une déterritorialisation absolue ; il en discute, mais il ne la prend en compte que dans un dialogue, toujours dynamique, avec ses contreparties : les pourparlers et la mise en avant des territoires de la langue, selon Deleuze, sont essentiels dans cette lecture. Ces derniers sont une référence pour considérer les territoires du langage ordinaire.

Toile de fond philosophique

2L’auteur se situe dans le sillage de quelques références philosophiques : l’approche de Spinoza, qui fait du langage sans sujet un décentrement en contrepoint à Descartes, de même que celle de Deleuze face à Derrida, les pourparlers des territoires, au sens de contextes du langage ordinaire, face à la déconstruction de ces territoires de la langue. Le langage et son objet, ses perspectives mais aussi sa performativité, ses dispositions et ses actes de langage se trouvent questionnés à différents degrés, même si au centre de l’étude il y a la question du sujet, absent ou présent, voire trop présent pour le locuteur lui-même. Spinoza et Deleuze seront revus ainsi par Descartes et Derrida dans un dialogue critique très dynamique.

3Sujet et objet du langage ordinaire sont ainsi étudiés à travers tout un prisme de théories philosophiques qui éclairent sa valeur pour l’homme comme un être avant tout parlant, le locuteur principal dont la parole constitue l’individualité ainsi que son ancrage problématique dans la société, que ce soit au niveau moral ou au niveau politique et civilisationnel. À l’approche métaphysique de la langue s’ajoute, une perspective plus pragmatique et psychanalytique qui touche la sphère de l’intime de la langue et ses implicites pour l’homme en tant que sujet, parlant de soi ou à soi : les arcanes du langage ordinaire constituent autant d’actes de langage pour le sujet parlant et pour la nature naturante, au fondement de sa parole. Il est toujours déjà dépassé par l’inconscient de sa parole. C’est ce qui conduit l’auteur à aborder les us et les usages de cette langue dans la division traditionnelle oral/écrit pour l’individu au quotidien.

4On note, cependant, l’absence des présocratiques et de Pascal face à Descartes de même que celle des phénoménologues : au silence de la matière et de la nature s’ajoute celui de la prière et des croyances. Le choix de la lecture des sensualistes représentés par Hobbes est également à relever : le Léviathan n’est pas tant une invitation à une interprétation sceptique de la société qu’à une relecture active de l’importance des notions de devoir et de promesse à la différence des lectures spinozistes. C’est dire, dans une approche qui peut paraître paradoxale, combien ces mots prennent du poids et rappellent la confiance hobbesienne dans ces vertus et celle de l’auteur dans le langage face au problème du mal (individu et société).

5En opposant les différentes lectures les unes aux autres, C. Ramond prend une position encore différente, où c’est le sujet du langage qui est au fondement des questions. Quelle est sa voix ? Et comment agit-elle ? Alors que Spinoza a en commun avec Descartes une approche résolument optimiste grâce à une raison naturante, pour ainsi dire, les derridiens et les deleuziens, Bruno Latour et autres philosophes post-humanistes sont souvent marqués par un scepticisme profond. Le pessimisme d’un Hobbes face à la société ainsi que celui d’un Derrida et de Deleuze est ainsi toujours nuancé par un spinozisme replacé au centre des débats et éclairé dans sa pertinence fondamentale, tout en étant rejeté par certains aspects discriminants dans la dernière partie. Pour tous ces philosophes, même quand la raison est décentrée, elle est, pourtant, toujours présente. Ce sont avant tout des philosophies du cogito, que celui-ci soit parlant, biologique, pensant, uniquement rationnel, etc. : il est pensée.

6Le langage ordinaire est plutôt riche de son histoire, de ses ombres et de sa complexité que dépourvu de sens : une lumineuse attention à l’extraordinaire de ce quotidien linguistique ! Il éclaire le sujet et son objet dans un débat qui accorde à l’homme la présence d’une musique à savoir jouer avec justesse, un bien précieux à savoir éclairer, à éduquer et à maîtriser. C’est un peu la raison de l’homme et sa raison de (sur)vivre.

7Si l’auteur remet en cause les théories évolutionnistes du langage, il place son ouverture inaugurale sous le sceau d’une métaphore musicale, qui rend hommage au patrimoine linguistique et à la force du langage, que ce soit comme acte de langage ou comme simple outil d’expression phatique, pourtant fort d’un pouvoir non négligeable (le rythme selon Meschonnic, entre autres) :

L’expression philosophie du langage ordinaire peut être trompeuse, si l’on y entend la thèse selon laquelle il y aurait un certain “objet”, le “langage ordinaire”, dont il s’agirait de faire “la philosophie”, comme on pourrait faire la philosophie “de la connaissance”, “de la morale”, “de la politique”, “de la religion”, “de l’art”, etc. Un des résultats de la “philosophie du langage ordinaire” sera au contraire, nous le verrons, la remise en cause de la conception de la philosophie comme visant ou décrivant des “objets” […] une certaine manière de faire de la philosophie. (p. 8)

8Cette conception et cette méthode philosophiques donnent toute sa place à l’homme dans sa complexité comme être parlant plutôt que comme sujet parlant puisque la route est longue pour acquérir sa maîtrise et sa justesse avec ses lapsus et sa phonétique. Autant dire que le débat à l’œuvre dans cette étude entre différentes théories philosophiques accorde une certaine confiance dans la langue et que ce langage ordinaire permet de sortir d’une approche trop manichéenne, optimiste ou pessimiste, pour adopter une attitude critique constante face au potentiel linguistique. L’homme n’est jamais non plus dépossédé de sa langue, il en est plutôt le fruit, au croisement d’un riche héritage historique, d’un savoir-faire socratique à questionner sans cesse et d’une connaissance en acte, qui se construit “peu à peu”, par chacun, ni tout à fait conceptuelle, ni tout à fait aveugle.

Les sujets de la parole : contextes & nuances

9Il serait difficile de ramener toutes les expressions utilisées par le livre à trois occurrences principales, « nature, savoir-faire et connaissance », pour désigner la pratique du langage. Pourtant, leur analyse permet de rappeler les théories linguistiques plus traditionnelles opposant dire et faire.

10Dans les trois premières parties, « Ontologie, anthropologie », « Cosmologie, physique » et « Connaissance, perception, illusion », l’auteur interroge quelques verbes fondamentaux pour savoir s’il font ce qu’ils disent, autrement dit s’ils ont encore gardé leur sens autant que leur pouvoir d’action dans la langue. L’auteur détourne d’emblée le problème en rappelant les réductions du sujet parlant : l’usage de la parole est-il le fruit d’un savoir-faire ou de ses dispositions ? Il commence ainsi par aborder cette question par le clivage social dénoncé par Emmanuel Bourdieu pour le mettre ensuite à distance :

Pour moi qui avais défendu quelques années auparavant, à partir d’une analyse de la philosophie moderne, un point de vue résolument réductionniste en matière de « possibilité », de « puissances », ou de « pouvoir », ce livre présentait donc un double intérêt. D’une part et, quant au fond, cette tentative pour réhabiliter une description potentialiste, ou non actualiste, de la réalité dans son ensemble et notamment des comportements humains » […]. D’autre part, d’un point de vue méthodologique, la démarche d’E. Bourdieu, qui consiste à faire converger des analyses conceptuelles, des exemples ou des descriptions empruntés aux sciences humaines, et des analyses du langage ordinaire, était ici tout particulièrement intéressante. (p. 36‑37)

11Emmanuel Bourdieu éclaire non seulement les enjeux socio-politiques du langage ordinaire selon l’auteur, mais propose d’emblée de réfléchir à la question de l’égalité face au langage ordinaire et à celle de l’éducation au langage. L’auteur le cite à plusieurs reprises, tout en souhaitant garder une certaine distance par les conclusions de son travail.

12Dans un chapitre consacré à trois écrivains, Gary, Maupassant et Proust, l’auteur se penche plus précisément sur ces questions de l’éducation, de l’égalité des chances et de la reconnaissance des mérites dans l’État. Le choix de ces références, un savant mélange, renvoie à des univers très acerbes sur la question. Pour en finir avec l’approche du un peu qui conduirait à un pas, autrement dit au néant des périodes de crise économique. L’auteur évoque l’importance de la reconnaissance des enjeux du langage ordinaire dans la lignée d’E. Bourdieu mais aussi, et surtout, dans la lignée de Spinoza, comme un potentiel actif qui ajoute un peu à un peu. Paradoxalement, c’est la notion d’avoir de l’individu (et non celle de l’être), qui crée un acquis, un potentiel, et pas seulement un clivage, une fracture sociale. La réduction de l’être et de ses petites ombres (Maupassant) est comme compensée par ses avoirs. Sa force tient aussi à sa profondeur mémorielle et à son usage relationnel personnel (Proust, Gary). Ces références littéraires renvoient ainsi à un essentialisme revu à la lumière d’une ontologie minimaliste : peu ou pas. Pourtant, un peu existe, même sombre. On pourrait évoquer une étude des nuances du langage, très peu encline à s’appuyer sur un quelconque nominalisme sacré (être par le mot), ni sur un existentialisme collectif et politique (faire par le mot), sans tomber par ailleurs dans un réductionnisme a priori non pertinent.

13Comment le langage utilisé s’ancre-t-il alors dans le comportement humain ou le fait-il changer pour acquérir son langage et son humanité ?

14L’auteur s’intéresse, en effet, plutôt aux comportements qu’aux structures du langage lui-même. Le chapitre suivant, « Après l’humanisme, “Politiques de la nature” et “parlement des choses” (Bruno Latour) » insiste encore davantage sur cette perspective qui permet de sortir d’un autre clivage, à savoir celui qui oppose le sujet à l’objet, l’actif au passif, dans une approche qui n’est pas tant évolutionniste que toujours plus potentialiste, en acte ou en action, sans qu’il y ait forcément de dépassement progressiste ni de vitalisme. Au contraire, il éclaire la modernité du spinozisme tout en notant l’importance de sa rationalité qui a suscité à la fois enthousiasme et scandale. Spinoza nous fait revoir le langage autrement, ainsi que son assise sacrée, qui avait toujours été un rempart contre sa contingence et son arbitraire, tout autant que contre son inexorable évolution. Le sujet de l’évolution de la langue reste toujours, précisément, sujet à caution. Et, plus encore, en s’appuyant sur Descartes, Husserl et Derrida, C. Ramond fait de l’approche spinoziste le point de départ d’une lecture plus dynamique de la langue qui permet de renouer avec les nouvelles considérations sur la nature aux côtés de celles sur l’homme et son comportement :

C’est la raison pour laquelle je propose de parler d’un « cogito biologique » (ou « zoologique », mais le terme biologique me semble préférable par sa plus grande extension) chez Derrida, si étrange paraisse à première vue une telle proposition. (p. 116)

15Le terme ordinaire, pourtant, ne renvoie pas plus à de l’extraordinaire que cette perspective biologique à une philosophie vitaliste, qui mettrait son credo dans la vie : il faudrait plutôt évoquer le terme de survie, comme l’auteur le rappelle pour qualifier les théories de Derrida et de Spinoza. Il s’agit d’une survie toujours critique, consciente de ses limites et de ses aveuglements. Le langage ne voit pas tout et ne peut pas se reposer sur ses lumières métaphoriques. Au contraire, l’auteur passe son temps, dans toute l’étude, à en déstabiliser le sens et à en montrer les territoires flottants, inconnus, nouveaux et complexes, autrement dit, aussi opaques. Ce sont les affirmations qui sont remises en question, les demandes et les prières incertaines autant que les savoirs et les propositions axiomatiques, sans oublier les perceptions toujours déjà éloignées des territoires du cogito selon l’auteur.

16Ce qui se joue dans cette reconnaissance de l’indécidabilité (Derrida) du langage, c’est l’auctorialité et la responsabilité de chaque être parlant, ses choix plus ou moins conscients et ceux des censeurs et des acteurs de la société et des gouvernements. L’auctorialité de la langue est toujours complexe :

Comme la reconnaissance, comme l’obésissance à la loi, les excuses font ainsi partie d’une catégorie de processus déroutants, car se déroulant en boucle, sans qu’il y soit jamais assignable un point d’origine, d’appropriation ou d’appui pour un acte. (p. 202)

Éthique du langage ordinaire dans la société

17L’étude en vient à une analyse tripartite de la reconnaissance à partir de Hegel (amour, estime sociale et droit). Le langage engage la question du droit et de la morale que Spinoza dénonce, tandis que Hobbes en fait un « devoir ». C. Ramond relève ainsi l’absence de sentiments moraux, notamment dans la chanson populaire, et dans certaines théories philosophiques qui rejoignent celles de Spinoza, pour mettre le doigt sur le problème des expressions ordinaires qui s’appuient sur la conscience, le sens de la justice et de l’injustice. C’est le lien entre le sujet et la société qui est revu et démasqué dans sa fragilité. Le langage ordinaire ne relie pas forcément le sujet à la société par ses dispositions : le sentiment d’injustice ne serait qu’une « illusion affective » (p. 268).

18L’auteur oppose alors la voix du langage ordinaire et son silence aux voix des prophètes, voix morales et voix sacrées, ainsi qu’aux voix des muses et aux voix de la justice qui parlaient en l’homme. Ces dernières représentent toutes les voix de l’inspiration sociale, morale, politique ou religieuse. Or c’est dans le silence de ces voix dans le langage et par l’observation de la place des voix de l’irréel et de l’imaginaire que se situe la tentation sceptique de cet ouvrage, qui regarde largement du côté des déconstructions permanentes de Derrida et de l’individualisme à tout crin de Spinoza. Les voix de « lalangue », éclairées de Freud à Lacan, créent des flottements de sens et de maîtrise en l’homme, tandis que l’observation des voix plurielles et irréductibles de la parole montre la surdité des êtres entre eux dans le dialogue. Le langage ordinaire est celui de chacun, qui ne se laisse pas du tout comprendre proverbialement, au contraire : il démasque les fossés et les différences plus que les zones de compréhension commune.

19C’est par ces zones d’ombres que l’étude montre comment les voix singulières du langage représentent une limite au langage ordinaire de la reconnaissance sociale ; le cogito biologique ne retrouve pas non plus l’univers des sensations communes aux hommes, selon d’autres philosophes, mais signe sa singularité critique. Il ne s’agit pas tant d’un parti-pris des mots, ni des objets de la langue, qu’une approche plutôt attentive du langage comme fondement d’un sujet : je parle donc je pense et j’ai un peu plus de parole dans la société pour y être un sujet...

Conclusions ad hominem

20« Derrida montre une fois de plus sa capacité d’écouter et d’entendre le langage ordinaire, qui est le matériau même de la pensée et de la philosophie » (p. 377). Si l’usage du langage est remis en cause, sa force, elle, est persistante. De même, c’est l’approche des enjeux de la philosophie qui est remise en cause mais non son pouvoir. Le scepticisme de l’auteur est donc à nuancer. La conscience lexicale et la lucidité critique, qui fondent les lumières philosophiques, dénoncent tout en pointant dans le mal son remède (Starobinski) : au nom d’un usage un peu meilleur et d’une meilleure connaissance de la parole.

21L’auteur, très proche de la pensée de Spinoza tout au long de ces études, finit alors par en faire une critique assez marquée, appuyée par les lectures de Jean-Claude Milner sur le problème de la nomination discriminatoire ; c’est le nom qui agit et persécute, que ce soit le juif ou le chrétien, comme l’atteste l’Histoire.

22« Nous étions bien abusés [Jean-Claude Milner]… Nous croyions que Spinoza, défenseur de la liberté de parole, de la liberté de croyance, de la démocratie et de la paix, fragiles conquêtes toujours menacées par la violence […] » (p. 391). Sans remettre en cause les fondements de sa pensée, mais en revenant sur les usages du dire et sur ses enjeux politiques et civilisationnels, l’auteur montre comment un fossé se creuse et comment, une fois de plus, le vocabulaire est lié intrinsèquement à une pensée. Ce dernier est à manier avec des guillemets, en rappelant les vertus de la Théorie Mimétique de René Girard. Le travail sur la langue et sur les emplois trop banalisés des mots qui désigne l’homme, entre autres, est montré dans son importance fondamentale. À défaut de pouvoir faire directement, d’agir soi-disant par des actes de langage probants, la langue défait et déconstruit aussi le mal : l’auteur dénonce le clivage traditionnel qui oppose le faire et le dire et qui s’appuie sur un scepticisme un peu facile, pour éclairer, par la négative, son action toujours réelle au quotidien, que ce soit par le débordement de sens des lapsus, l’inconscient de la langue plus ou moins intentionnel, qui dévisage l’homme, ou par ses enjeux discriminants toujours efficaces.

23Les vaines lamentations de Job et l’absurde parole des étrangers de Camus face au soleil de la philosophie, à défaut de justice, rappellent combien il faut relativiser certaines notions par leur emploi, en contexte, et par leurs territoires implicites, à mesurer avec plus de rigueur et de complexité.

Comme le montrent les analyses girardiennes du livre de Job et des romans de Camus, jusque dans les difficultés qu’elles rencontrent, la Théorie Mimétique permet en effet de relativiser, déconstruire ou citationaliser les notions de « justice », « injustice », « culpabilité » et « innocence », les sentiments moraux qui leur sont liés et les certitudes violentes qui en découlent. (p. 418)

24Face à ces situations remarquables, qui rappellent tous les jours la présence du mal ou/et de l’absurde, l’auteur en vient au problème de la reconnaissance sociale, qui ne peut pas toujours exister en pleine lumière et encore moins grâce à la lumière d’autrui, ni d’un quelconque Dieu : c’est la vanité de la question, de la prière et de toutes ces formes d’adresse, naïves, qui est dénoncée.

25Avec pragmatisme plutôt que scepticisme, au nom de l’ordinaire, nos 24 heures au quotidien, riches heures éclairées par les heurts et les malheurs qui les traversent, l’auteur rend, au passage, une force de survie fondamentale aux mots de chacun. Non seulement il y a tout un travail lexical à faire au quotidien, mais aussi une plus grande confidentialité à préserver ; chacun doit arriver à répondre aussi à et de soi-même ; seul l’individu et la prise en compte de l’individuation tragique du langage sont encore convaincants dans cette approche. Le langage ordinaire représente l’inverse des expressions proverbiales ; son opacité, pourtant, représente aussi, un peu, une issue, une voie ouverte pour l’être.