Actualité
Appels à contributions
Écrire (et penser) ensemble. (Nouveaux) enjeux théoriques, génétiques, éthiques et politiques de l’écriture en collaboration (revue Continents Manuscrits)

Écrire (et penser) ensemble. (Nouveaux) enjeux théoriques, génétiques, éthiques et politiques de l’écriture en collaboration (revue Continents Manuscrits)

Publié le par Marc Escola (Source : Fanny Margras)

Continents Manuscrits

« Écrire (et penser) ensemble. 
(Nouveaux) enjeux théoriques, génétiques, éthiques et politiques de l’écriture en collaboration ».

Coordinatrices :

Corinne Ferrero, Maître de Conférences à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Fanny Margras, ATER à l’Université des Antilles.

Depuis 1994, sous l’impulsion de deux essais pionniers (Stillinger[1], Lafon et Peeters[2]) et de plusieurs publications rigoureuses (Recto/Verso[3], Genesis[4], Crisol[5]), la question de l’écriture en collaboration – et/ou des « écritures collectives » – semble s’être imposée comme un sujet de recherche à part entière. Bousculant nos représentations les plus solidement ancrées de la création ou de l’autorité (forcément individuelle et solitaire), ces différentes études ont notablement contribué à asseoir et accréditer l’idée – à la fois neuve et ancienne – selon laquelle « il n’y a pas d’œuvre individuelle »[6], qu’on la considère comme une sorte de nœud intertextuel toujours redevable de la parole (de l’intervention ou de la création) d’un autre[7], ou que l’on fasse explicitement de la pluralité d’auteurs (la co-auctorialité, ou « l’auctorialité multiple » de Stillinger) une vérité première toujours à redécouvrir dans l’histoire des productions de la pensée humaine, notamment là où sévit encore « le mythe du génie solitaire »[8], ou « l’idéologie de l’égo »[9]. Une mission qui fut sans doute au principe de l’immense travail inachevé que Michel Lafon et Benoît Peeters consacrèrent – de concert et des années durant – à la question de l’écriture en collaboration, ce « continent caché » qu’il ne s’agissait pas seulement de rendre visible, mais aussi et surtout d’appréhender sui generis dans sa puissance de bouleversement de toutes nos catégories d’analyse (la figure de l’auteur, l’œuvre, la critique), et au passage, peut-être, de l’ontologie classique du sujet elle-même. C’est dans cette voie – et la profonde conversion du regard qu’elle réclame sur le plan théorique et philosophique – que nous voudrions inscrire ce nouveau numéro de la revue Continents Manuscrits qui se propose de revenir sur un phénomène – celui de l’écriture en collaboration – n’ayant selon nous rien perdu de son étrangeté et de son excentricité, en particulier dans le champ de la littérature et de la pensée contemporaines, en dépit de ce que le nouvel usage immodéré du mot de « collaboration » dans le langage commun[10] – et le développement tous azimuts des « pratiques collaboratives » et/ou « coopératives » dans quasiment tous les domaines de nos existences, éducation, entreprise, recherche, pour ne citer qu’eux[11] – pourrait laisser croire… Or, c’est bien à la spécificité d’une expérience, ou plutôt d’une entreprise de pensée et d’écriture singulière – dont l’exigence et le caractère hors norme nous placent plutôt du côté de l’éthique deleuzienne du paradoxe ou du marginal[12] – que nous situerons ici les enjeux de cette livraison où l’écriture en collaboration sera envisagée dans sa configuration peut-être la plus élémentaire et la plus fréquente, mais aussi la moins présente dans la plupart des études consacrées aux dynamiques d’écritures ou de création collective en général: celle mettant en jeu – de façon a minima concertée et volontaire – une véritable expérience d’écriture et de pensée plurielle (très souvent duelle) parfois prolongée, toujours intense, profonde, tortueuse, impossible…

De telles expériences (plus ou moins célèbres et durables) ne manquent pas dans la littérature et la philosophie des XXème et XXIème siècles qui constitueront ici les deux champs privilégiés d’exploration de ces entreprises communes : deux domaines particulièrement liés dans l’après-guerre autour de la critique et la déconstruction du sujet moderne, et où l’idée même de co-auctorialité fait sans doute encore figure d’anomalie ou d’extravagance dans un champ théorique longtemps balisé par les théories structurales du Texte et la puissante litanie postmoderne de la mort de l’auteur. Une question qui demeure selon nous un enjeu majeur de la réflexion théorique et narratologique autour de la redéfinition de l’instance auctoriale et de la lecture de ces œuvres nées d’une élaboration plurielle dont les ressorts intimes– qui nouent ensemble d’une manière singulière la création et le désir (l’œuvre et la vie) – et la complexité des enjeux éthiques et politiques n’ont peut-être pas fait l’objet d’une attention suffisante. Que l’on envisage, par exemple, la question de l’écriture en collaboration du point de vue d’une éthique du rapport à soi et à l’autre (écrire avec l’autre n’est-ce pas aussi, à la manière antique, converser avec soi-même et avec un autre ? construire un autre rapport à soi et au monde ?) ; que l’on s’interroge, avec le philosophe Paul Audi, sur les « événements de subjectivation »[13] consubstantiels à l’acte de créer ou d’écrire – a fortiori peut-être à plusieurs – à rebours d’une certaine tendance à envisager la pluralité au prisme de l’échappée (salutaire) du sujet à lui-même ; ou encore, que l’on (re)lise ces expériences plurielles au prisme de la centralité du thème du « commun » (de « la communauté » ou de « l’en-commun »[14]) dans l’histoire et la pensée politiques du XXème siècle… Autant de perspectives – à peine esquissées – ayant en commun de proposer et de promouvoir un élargissement du regard, et la possibilité d’étendre le champ des interrogations (théoriques, éthiques et politiques) touchant à la question de l’autorité (ou de « l’auctorialité ») plurielle, et à l’existence même de ces entreprises de pensée et d’écriture communes sans doute plus nombreuses qu’il n’y paraît, et presque toujours marquées au sceau du secret ou de la clandestinité… A cet égard, outre l’intérêt que nous porterons ici à l’écriture et à l’analyse des textes issus de l’écriture plurielle, nous invitons les contributeur-ices de ce numéro à porter une attention particulière à l’histoire longue (et souvent mystérieuse) de ces processus créatifs pluriels au travers de l’étude des manuscrits et des avant-textes, mais aussi de tout type de document privé ou public (correspondance, journaux intimes, articles, photographies…) permettant de reconstituer et de rendre visibles ces aventures singulières où, loin des images d’Epinal de la collaboration littéraire[15] (le coup de foudre, l’harmonie parfaite, la communauté de vues, etc.), « écrire (et penser) ensemble » met aussi en jeu l’existence d’un commun (si réduit soit-il) nécessairement traversé de rapports sociaux antagoniques de classe, de genre ou de race… Un « ensemble » à la fois fragile et entêtant dont Jean-Luc Nancy, inspiré peut-être par sa propre expérience de vie et d’écriture en commun avec Philippe Lacoue-Labarthe, décrivait ainsi les mouvements : 

"Des corps, ça se touche, ça se sent (se voit, s’entend, etc.). Des corps, ça se presse et ça se disperse, ça se heurte, se flatte, se blesse ou se caresse. Ce n’est pas « ensemble », c’est en constante approche et recul, c’est en contact, en collision, en contagion ou en contrainte, en com-passion, en un sens inouï du mot.[16]"

Enfin, nous suggérons qu’une attention toute particulière puisse être portée aux collaborations qui s’inscrivent dans une zone géographique, politique et historique marquée par les enjeux propres aux littératures et à la pensée (philosophique, théorique) francophones. 


Quelques pistes de recherche

-          Duos d’écrivain.es et/ou de philosophes, en accord ou désaccord : couples (Carbet, Schwarz-Bart, Nardal, Césaire…) ; filiations familiales ou spirituelles (Baghio’o père et fils, Glissant/Chamoiseau, Nancy/Lacoue-Labarthe, Dardot/Laval, Lordon/Lucbert…) ;

-          Signature, co-signature, signature fictive : élaboration et création d’une identité d’auteur ;

-          Du discours à l’essai - Eloge de la créolité (Chamoiseau, Confiant, Bernabé), Commun (Dardot et Laval), L’absolu littéraire (Nancy, Lacoue-Labarthe), Hommage à la femme noire (Schwarz-Bart), au roman ;

-          Travaux d’écriture collective dans la Caraïbe francophone, Amérique Latine, Maghreb ;

-         Collaborations durables ou éphémères et circonstancielles ;

-        La collaboration aux confins de différents savoirs ou différentes écritures (philosophie, littérature, théorie).

Calendrier

Les propositions, comprenant un titre, un résumé de la proposition et une brève notice bio-bibliographique, seront envoyées à fanny.margras@univ-antilles.fr et à corinne.ferrero@univ-pau.fr en indiquant dans le sujet : « Continents manuscrits - Collaborations », avant le 15 avril 2024.

Les articles devront être remis avant le 15 décembre 2024 et la publication sera en ligne le 15 octobre 2025.

 


——
[1]Jack Stillinger, Multiple Authors and the Myth of the Solitary Genius, New York, Oxford University Press, 1994.
[2]Lafon, Michel et Peeters, Benoît, Nous est un autre. Enquête sur les duos d’écrivains, Paris, Flammarion, 2006.
[3]Guillaume Bellon et Erica Durante, « La création en collaboration », Recto/Verso n°3, ITEM, 2008.
[4]Genesis, n°41: Créer à plusieurs mains (N. Donin et D. Ferrer, dir.), Presse de l'Université de Paris-Sorbonne, 2015. EAN13 : 97910231­0504­9.
[5] Crisol, N° 10 (2020): « Les écritures collectives: poétiques et pratiques de la collaboration et du partage », CRIIA - Centre de Recherches Ibériques et Ibéro-américaines de la Université Paris Nanterre.
[6] Michel Butor, L’Arc N°39, « Michel Butor », Aix-en-Provence, 1969, p.2-4.
[7] Voir à ce sujet l’exposé très complet de cette problématique de « la création pluri-auctoriale » – incluant toutes les contributions possibles et plus ou moins volontaires – dans les différents domaines de la création artistique (littéraire, musicale, théâtrale, architecturale, etc.) par Nicolas Donin et Daniel Ferrer : « Auteur(s) et acteurs de la genèse », Genesis, 41 | 2015, 7-26.
[8] Jack Stillinger, Multiple Authors and the Myth of the Solitary Genius, op.cit.
[9] Lafon, Michel et Peeters, Benoît, Nous est un autre…, op.cit., p.8.
[10] Une évolution qui tranche assurément avec l’impossibilité faite à Michel Lafon et Benoît Peeters de faire figurer le mot même de « collaboration » dans le titre de leur ouvrage commun (en raison des connotations historiques attachées à ce mot), ainsi que le raconteront les auteurs eux-mêmes (Benoît Peeters, « Écrire ensemble. Un projet inachevé », ILCEA [En ligne], 24 | 2015, mis en ligne le 03 novembre 2015, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ilcea/3523)
[11] Ce qu’une rapide recherche de ces termes en ligne permet de constater, les « compétences collaboratives » faisant même désormais partie de l’arsenal du « [nouveau] sujet néolibéral » tel que décrit par les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval (La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009).
[12] Celle qui, pour Philippe Mengue, se pose prioritairement « en résistance contre les représentations communes » et se situe toujours peu ou prou du côté du marginal, du secret, de l’invisible, du clandestin… (Philippe Mengue, Gilles Deleuze ou le système du multiple, Paris, Kimé, 1994, p. 77).
[13] Audi, Paul, Créer. Introduction à l’esth/éthique, Paris, Verdier, 2010 ; Curriculum, Paris, Verdier, 2019.
[14] Sur la présence de cette thématique dans la pensée française du XXème siècle, voir par exemple : Nancy, Jean-Luc, La communauté affrontée, Galilée, 2001. 
[15] Un travers critique savoureusement mis en lumière dans l’épilogue (fictionnel et duel) de l’ouvrage de Michel Lafon et Benoît Peeters (Nous est un autre, op.cit., pp.339-345).  
[16] Nancy, Jean-Luc, Cruor, Paris, Galilée, 2021, p.17.