Colloques en ligne

Dalila Hellis Caputo

Banlieue et poésie ouvrière au xixe siècle : La Forêt de Bondy de Louis Gabriel Gauny

Suburbs and working-class poetry in nineteenth century: La Forêt de Bondy de Louis Gabriel Gauny

1L’écriture ouvrière participe, au xixe siècle, à la création des figurations littéraires de la banlieue. Menuisier parisien du faubourg Saint Marcel, Louis Gabriel Gauny est connu grâce aux recherches de Jacques Rancière (1981) sur l’histoire du mouvement ouvrier. Cités à plusieurs reprises dans les œuvres du philosophe qui en a aussi publié une monographie (Gauny, 1983), les écrits de Gauny ont été analysés comme l’expression de la parole ouvrière qui a fait naître en France le mouvement d’émancipation des travailleurs.

2Le premier ouvrage que cet auteur ait réussi à publier de son vivant est une brochure poétique ayant pour titre La Forêt de Bondy (1879). Son ouvrage est intéressant, car Gauny y met en scène la banlieue verte comme lieu de contemplation philosophique et d’écriture poétique d’un auteur du peuple. Il compose un soliloque pastoral en distiques « aux tons révolutionnaires », comme le dira lui-même dans une lettre à Eugénie Pierre, rédactrice de la revue militante L’Avenir des femmes, qui lui consacre un éloge. La banlieue verte y figure comme le désert où le poète ouvrier aime s’isoler lorsque, resté sans travail (il est ouvrier à la tâche), il peut se consacrer au travail intellectuel. La Forêt de Bondy est citée à plusieurs reprises par des extraits dans les œuvres de Jacques Rancière ; cependant, ce texte n’a pas été étudié, jusqu’à présent, comme œuvre littéraire à part entière.

3Je voudrais proposer une analyse de ce texte et de l’événement de publication auquel il a donné lieu, afin de réfléchir sur le rapport entre la création de figurations littéraires de la banlieue parisienne et la prise de parole ouvrière au xixe siècle. Une telle analyse cherche à comprendre comment se construisent, dans l'écriture ouvrière, les deux espaces de la ville et de la banlieue et comment ces récits d’espaces sont employés pour parler de la condition populaire.

4Ces questionnements surgissent dans une perspective de recherche qui interroge la prise de parole ouvrière au xixe siècle comme événement d’écriture et fait littéraire (Ribard, 2006 ; Caputo, 2020) : cela implique la considération des modalités d'interaction de l’écrivain avec la langue, des pratiques d’appropriation des codes littéraires et de la matérialité des écrits qui disent la prise de parole comme partie constitutive de l’objet de l’analyse.

Un écrivain ouvrier parisien et ses archives dans la banlieue

5L’histoire des archives de Gauny est curieusement liée à la banlieue : bien que cet écrivain et philosophe ouvrier n’ait jamais vécu ailleurs que dans son faubourg parisien, la plupart des textes qu’il a écrits tout au long de sa vie sont aujourd’hui conservés sous forme d’archives manuscrites dans la bibliothèque municipale de la ville de Saint-Denis, dans la banlieue Nord-Est de Paris.

6Menuisier saint-simonien qui a vécu de 1806 à 1889, Louis Gabriel Gauny est le fils d’un potier et d’une blanchisseuse. Enfant, il ne reçoit que des rudiments d’instruction et grâce à sa passion pour la lecture et à son goût de l’érudition, il se forme en autodidacte. Depuis son plus jeune âge, il aime entretenir des liens d'amitié avec des personnages plus ou moins savants qu'il rencontre, souvent des bourgeois, qui le poussent à écrire et philosopher. Ainsi, à partir des années 1830, il écrit des vers et des textes philosophiques dans le cadre de la correspondance qu’il entretient avec un libraire saint-simonien nommé Jules Thierry.

7Gauny adhère à la foi saint-simonienne et fréquente sa communauté parisienne tout en gardant une certaine distance avec le chef de file du mouvement de l’époque, le père Enfantin, qui pourtant lui obtient un poste de gardien des chemins de fer de 1846 à 1851. Il se lie d’amitié avec d’autres poètes et chansonniers ouvriers de cette communauté comme le carreleur Bergier ou le vidangeur Ponty, initié par lui-même au saint-simonisme. Parmi eux, le fabricant de mesures linéaires Jules Vinçard, qui fonde la revue La Ruche populaire, à laquelle Gauny collabore. Les vers de Gauny sont aussi publiés dans l’ouvrage collectif sur la poésie sociale des ouvriers imprimé par le saint-simonien Olinde Rodrigues (1841), publication très connue dans l’histoire de l’écriture ouvrière du xixe siècle.

8Dans ses écrits, Gauny s'investit pour décrire la condition populaire en dénonçant les souffrances infligées par la société de son temps aux ouvriers. Il écrit pour mettre en scène sa plainte de prolétaire et d’« esclave insurgé », comme lui-même se définit. Il manifeste aussi une volonté de faire connaître au lecteur l’expression d'une pensée ouvrière savante, qui se produit par écrit. Il s’efforce de transmettre à la postérité les efforts des travailleurs autodidactes qui, en dehors de leur travail, se consacrent à la lecture, à la réflexion philosophique et à la pratique de la littérature. À cet effet, les correspondances poétiques avec d’autres poètes ouvriers saint-simoniens, qu’il a conservées parmi ses manuscrits, nous montrent que ce travail d’écriture s'effectue dans le cadre des échanges, des débats et des pratiques de langage qui permettent à une communauté d’auteurs de chercher et définir un style commun (Caputo, 2020).

9Vers la fin de sa vie, Gauny a assez économisé pour vivre en petit rentier. L’un de ses amis bourgeois l’introduit aux débats littéraires et philosophiques qui se tiennent chaque semaine dans le salon d’Amélie Ragon, parmi les premières militantes féministes qui ont fondé la société Union fraternelle des femmes. Ici, le jeudi soir, des écrivains se retrouvent pour partager leurs compositions. Gauny y lit sa prose et ses vers, parfois il les compose pour l’occasion.

10C’est en s’approchant de la mort qu’il décide de constituer en archives tous les textes qu’il n’a pas réussi à publier de son vivant, pour qu’ils soient connus par la postérité. Il les confie à Amélie Ragon qui publie, quatre ans après sa mort, un recueil de poèmes, précédés par une notice biographique de l'auteur (Gauny,1893).

11La plupart des manuscrits de Gauny restent inédits : à la mort d’Amélie Ragon, ils sont hérités par sa fille, Thilda Harlor (pseudonyme de Jeanne Fernande Perrot), critique d’art, femme de lettres et journaliste féministe française, directrice de la bibliothèque patrimoniale fondée par Marguerite Durand sur l’histoire des femmes. En 1937, celle-ci dépose les manuscrits de Gauny à la bibliothèque municipale de la ville de Saint-Denis.

12Ainsi, les archives d’un ouvrier parisien, qui n’a jamais vécu ailleurs que dans son faubourg, se retrouvent dans une bibliothèque de banlieue. Le site web de l’actuelle médiathèque1 indique que ces archives ont été acquis chez un libraire, alors que la monographie sur Gauny publiée plus tard par Jacques Rancière (Gauny, 1983) affirme qu’il s’agit d’un don. Cependant, dans les registres comptables de la bibliothèque, conservés dans les archives municipales de la ville, il est clairement indiqué que les manuscrits ont été achetés au prix de 400 francs et déposés par Thilda Harlor en deux fois à la bibliothèque : les correspondances de l’ouvrier ont rejoint le fonds seulement en 1958.

13Initialement, la bibliothèque de Saint-Denis était connue surtout pour ses fonds anciens, créés à partir des saisies révolutionnaires de l’ancienne abbaye de Saint-Denis et du nord de Paris. Pour essayer de comprendre les circonstances de l’acquisition du fonds Gauny par cette institution culturelle de la banlieue parisienne, nous ne pouvons pas faire abstraction du contexte sociopolitique de Saint-Denis à cette époque : ville ouvrière, le territoire dionysien est « une forteresse » rouge marquée par l’implantation du socialisme et puis du communisme à partir de la fin du xixe siècle (Brunet, 1980).

14Dans cette ville, les politiques culturelles et documentaires de la bibliothèque se sont très tôt distinguées pour leur mission de valorisation de la lecture publique et de l'éducation populaire. Bien sûr, ces politiques ont toujours été influencées par les objectifs des élus de la mairie (Epain, 2021). Pour eux, la documentation sur l'identité ouvrière de la ville et la création d'espaces d'instruction pour les classes populaires ont représenté une priorité pour renforcer les liens avec l’électorat et pour instruire et former politiquement le peuple. Mais l’identité de la ville de Saint-Denis se fonde sur la tradition d’un monde ouvrier très différent de celui des saint-simoniens du dix-neuvième siècle auquel Gauny a appartenu. On pourrait se demander alors pourquoi les archives d’un auteur du peuple, issu de la classe ouvrière parisienne, sont achetés par une bibliothèque de banlieue.

15À cette époque, la bibliothèque de Saint-Denis forme une seule institution avec le Musée municipal, grâce aux efforts du conservateur de l’époque André Barroux, diplômé de l'école des Chartes comme ses prédécesseurs Fernand Bournon et Frédéric Duval. Barroux est passionné d’histoire, membre d’une société des amis de l’histoire de Paris et fondateur d’une société similaire à Saint-Denis. Pendant sa carrière, il profite de ses contacts dans le domaine culturel et bourgeois parisien pour enrichir et mettre en valeur les collections patrimoniales de la bibliothèque et du musée sous sa tutelle. Très investi dans sa mission, il se met au service de l’administration municipale pour des raisons d’opportunisme professionnel. Pendant les années 1930, Barroux parvient par ses efforts à constituer un fonds sur la Commune de Paris et organiser une exposition qui se tient 1935 au musée-bibliothèque. Le contexte politique dans lequel s’organise cette exposition est assez particulier : à l’époque, la politique municipale est marquée par la figure de Jacques Doriot (1898-1945) qui est maire depuis 1931. Élu sous l’étiquette communiste, il est exclu du parti en 1934 pour des motifs idéologiques et il fonde en 1936 le Parti populaire français (PPF). Sous l’occupation, le parti sera engagé dans la Collaboration. L’exposition sur la Commune a lieu entre l’expulsion de Doriot en 1934 et la fondation du PPF en 1936. Son organisation fait suite à d’autres expositions organisées précédemment à Paris autour des révolutions antérieures à celle de la Commune : les Trois Glorieuses de 1830, la Révolution de 1848. Barroux, qui est très en contact avec les conservateurs du milieu parisien, s’inscrit pleinement dans ce mouvement de constitution d'une généalogie de la Troisième République. Dans ce cadre, les relations entre le conservateur de la bibliothèque et du musée et l’administration de Doriot se font de plus en plus étroites : Doriot veut s’emparer de la mémoire de la Commune de Paris pour faire de Saint-Denis la ville de banlieue en antithèse avec la capitale.

16Dans cette période, Paris n’a pas de maire et cherche plus à effacer le souvenir de la Commune qu’en revendiquer la mémoire. Ses classes populaires n’ont pas de voix. Pour Doriot, s’adresser au peuple à travers la révocation de la Commune peut être l’occasion de soustraire des voix aux communistes et les attirer vers son parti. Ainsi, Barroux se retrouve dans une situation délicate et finit par devenir membre du PPF. Ses rapports avec le parti de Doriot lui vaudront sa condamnation à l'indignité nationale et sa révocation après la guerre, quand le parti communiste aura désormais pris le contrôle de la mairie de Saint-Denis.

17L’exposition sur la commune de Paris est un grand succès et Barroux décide de créer dans le musée-bibliothèque un espace permanent dédié à ce fonds. Grâce à son travail, le musée-bibliothèque de Saint-Denis rayonne comme institution culturelle pionnière digne de l'intérêt des bibliothèques parisiennes. Il s’attribue la mission de récupérer et de mettre en valeur la culture populaire liée à l’histoire et à l’identité ouvrières de la France entière, et non plus seulement de la communauté dyonisienne. Ainsi, Thilda Harlor, qui est directrice de la Bibliothèque Durand spécialisée dans l’histoire du féminisme, choisit cette institution pour la conservation des archives de Gauny.

18Barroux fait l’acquisition des archives de Gauny en 1937. D’après les papiers qu’il a déposés aux archives nationales et qui documentent les étapes de sa carrière, dans ces années, il s’efforce de créer ce qu’il appelle « un fonds sociologique ». Les lettres de témoignage adressées à la commission d’appel qui décrétera l'annulation de la condamnation de Barroux en mai 1948 insistent non seulement sur sa participation au Secours national, sur les lettres qu’il a fait passer et sur l’assistance apportée à un évadé, mais surtout sur cette action de collection d’archives de la culture populaire et sur le rôle que Barroux a joué dans la conservation des collections municipales pendant la guerre.

19Par ailleurs, en 1937, peu après avoir déposé les papiers de Gauny à Saint-Denis, Thilda Harlor publie un essai biographique dans lequel elle affirme que ses écrits

apportent une contribution qui n’est pas négligeable à l’étude psychologique de l’élite ouvrière, aux alentours de 1830 à 1848, élite encore imbue des principes de la Révolution, encore émue par les lyriques injonctions de Rousseau, bercée par les hymnes d’un socialisme sentimental (Harlor, 1937, p. 69).

20Il est probable alors que l’acquisition des écrits de Gauny sur le travail au xixe siècle ait été considérée par Barroux comme faisant partie de son projet de constitution d’un fonds psychologique et sociologique de la pensée ouvrière. Le fonds Gauny n’a pas fait l’objet d’une véritable valorisation lors de sa patrimonialisation. De son vivant, Gauny a réussi à publier deux œuvres en vers dont le premier est un long poème ayant pour titre La Forêt de Bondy2.

La Forêt de Bondy : publication et réception

21Il s'agit d’une œuvre en distiques de 72 pages, publiée en 1879, et composée, comme indiqué par Gauny à la fin de son texte, un an avant à Bondy, commune située dans la banlieue Nord-Est de Paris. L’ouvrage est imprimé par la librairie Patay et vendu au prix d’un franc cinquante centimes. Le livre de Gauny se compose d’un long poème initial suivi par un autre moins long, toujours en distiques, intitulé La Foule.

22Dans ses vers, Gauny nous raconte sa promenade en solitaire dans la forêt de Bondy. Il s’agit d’une forêt dont aujourd’hui il ne reste qu’un vestige, bien qu’anciennement elle s'étendait sur une grande partie de l’Est parisien. Dans le poème, Gauny raconte être resté sans travail et avoir choisi de marcher vers la forêt pour s’éloigner des préoccupations matérielles de la ville ouvrière (la fatigue, l’usure du corps, la nécessité de chercher de l’ouvrage). Pour lui, la banlieue campagnarde est le cadre idéal pour s’isoler et se consacrer au travail intellectuel, à la contemplation philosophique et à l’écriture. Ainsi, comme le montre Rancière, le rythme d’alternance entre le travail et le repos, qui devrait scander la vie du travailleur, est brisé : la marche dans la forêt, la contemplation philosophique et la création poétique font irruption dans le temps libre de l’ouvrier. Pour lui, flâner dans la banlieue n’est pas une activité de simple loisir, c’est l’expérience d’une autre forme de travail.

23Lorsque La Forêt de Bondy est imprimé et publié, les quelques critiques qui le mentionnent dans leur chroniques littéraires lui réservent un accueil ambigu :

Un volume de vers en distiques : cela est original. M. Gauny a trouvé le moyen de dompter une forme un peu rebelle peut-être, et il a fait une œuvre intéressante, très joliment ornée d'une eau-forte d'après Charbonnel. Mais pourquoi la forêt de Bondy ? Que vole-t-on ici ?  (La Jeune France, 1er avril 1879)

Ce titre peu poétique ne s’explique pas ; les distiques sont remarquables par leurs vers assez bien faits mais sans suite, la pensée de l'auteur est obscure. La foule, distique contenu dans ce volume, dans l'idée est plus claire, engage à lire l'œuvre malgré ce genre froid qui ne contient aucun souffle poétique (Union littéraire des poètes et des prosateurs, 25 mars 1880).

24Bien que l’aptitude de Gauny à faire des vers soit appréciée, son langage est considéré peu concluant et non conforme aux codes stylistiques de la poésie. Surtout, le titre donné à son volume est mal accepté. Personne ne semble comprendre pourquoi il a choisi ce toponyme, La Forêt de Bondy, pour son livre.

25En effet, Gauny choisit comme titre de son ouvrage un toponyme souvent associé, dans l’imaginaire francophone de l’époque, à une connotation négative : de nombreuses légendes sur la forêt de Bondy la décrivent comme un lieu dangereux, repère de nombreux brigands. Selon l’une de ces légendes, le petit-fils de Dagobert, Childéric II, y aurait été assassiné en 675 avec sa reine enceinte. Dans le célèbre ouvrage Justine et les malheurs de la vertu du marquis de Sade (1791), la protagoniste est violée pour la première fois dans la forêt de Bondy. Une autre légende raconte la fondation, au xiiie siècle, de la Chapelle de Notre Dame des Anges, située dans le village de Clichy en Aunois (aujourd’hui Clichy-sous-Bois), au milieu de la forêt : des marchands angevins, attaqués par des brigands et attachés à des arbres, invoquent le secours de la vierge et sont libérés par un ange. Ainsi, ils décident de construire une chapelle à l'endroit où le miracle a eu lieu. Cette légende fait l’objet de plusieurs publications, souvent sous la forme de brochures imprimées, qui circulent vers la deuxième moitié du xixe siècle comme des objets littéraires.

26Ainsi, le nom de cette forêt figure toujours en négatif dans les publications littéraires : La Forêt de Bondy, par exemple, est le titre choisi pour un journal de finance, dont un seul numéro est paru en janvier 1881. Comme l’indique le prospectus de ce périodique, le toponyme est ici employé comme métaphore : la forêt de Bondy est le monde insidieux de la finance, que le journal se propose d’expliquer au public pour l’aider à s’y repérer.

27Un autre exemple est un roman illustré de Jules Roquette, intitulé La Forêt de Bondy ou les Misères du peuple, publié à la fin du xixe siècle. L’action se déroule au xviie siècle et le roman commence par montrer au lecteur le contraste entre la forêt moderne, « civilisée » , traversée par les chemins de fer, une route et des chemins, peuplée de villages couverts de villas bourgeoises, et le passé sombre de ce lieu, terre d’exil des misérables et des criminels de Paris. L’auteur souligne qu’au xviie siècle, cette forêt était déjà choisie par les notables, les poètes et les écrivains comme lieu de construction de leur domicile champêtre.

28À travers ces exemples, il est possible de constater que les emplois littéraires du nom de ce lieu imposent une représentation de la forêt de Bondy différente de celle évoquée par d’autres écrits dans lesquels ce toponyme n’est pas mis en avant, tels que le roman La Laitière de Montfermeil (1832) de Paul de Kock, dans lequel cette forêt est représentée comme une banlieue verte agréable, dont les habitants suivent un style de vie simple et authentique.

29En revenant à l'ouvrage de Gauny, les raisons pour lesquelles son choix de titre n’est pas accueilli favorablement apparaissent plus évidentes que celles pour lesquelles ce choix n’est pas compris par les critiques. En effet, comme le signale La Jeune France, le texte du livre est précédé par une gravure à l’eau forte qui représente le vieil ouvrier se promenant dans les bois. Dans l’illustration sont représentés divers éléments cités dans ses vers, tels qu’un château (probablement l’ancien château de Bondy). De plus, bien que l’ouvrage soit dépourvu d’une préface expliquant ce choix de titre, Gauny indique, à la fin du texte, la mention du lieu et de la date de sa composition : Bondy, 1878.

30Concernant la réputation légendaire de la forêt, quelques scènes de son soliloque montrent qu’il en a conscience mais qu’il choisit délibérément de ne pas lui accorder de l’importance : quand, par exemple, il raconte avoir retrouvé un franc dans son gousset au début de sa promenade et d’avoir continué sa marche vers la forêt, sans crainte des voleurs ; ou quand, plus loin, il décrit sa rencontre avec une femme, une mère suivie de son enfant qu’il voit marcher effrayée dans les bois. En remarquant que cette dernière évite son regard, probablement par peur de subir une agression, l’ouvrier l'exhorte à abandonner sa méfiance et s'égarer librement dans les bois.

31Dans cette perspective, le choix du titre de l’ouvrage apparaît alors cohérent vu l’ensemble d'éléments qui font voir la forêt de Bondy comme un lieu d'écriture et participent à sa réhabilitation poétique par un écrivain du peuple.

Les espaces de la ville et de la banlieue dans l’écriture poétique de Gauny

32En regardant de plus près le texte, nous observons que la mise en scène de la condition des classes populaires, créée par l'ouvrier dans sa pastorale, s’appuie sur des récits d'espaces. Il décrit la ville et sa banlieue, caractérisées comme deux univers de sens opposés mais traductibles l’un dans l’autre.

33Comme l’a montré par Rancière, l'écriture de Gauny expose la libération de son regard : lorsqu’il n’est plus contraint de focaliser son attention sur ses outils et sur les tâches de son travail dans l’atelier, ses yeux se baladent dans l’espace et sa plume enregistre cette action. Cette expérience esthétique, Gauny la transforme en poésie. Il décrit les espaces d'un point d’observation qui change incessamment, puisque son écriture se promène comme lui, et il compose ses vers comme s’ils se produisaient au même temps que ses pas. Ainsi, dès le début de son poème, l’auteur annonce que sa promenade solitaire sera remplie de mots, ceux qu'il choisira pour parler de la condition du peuple :

Liberté des forêts, dont le pas m’accompagne,

Avant l’aube éveillée mettons nous en campagne.

Laissant là mon fardeau, je consacre ce jour,

à suspendre ma lèvre au bord de ton amour.

Femme victorieuse, être rigide et tendre,

Malgré ma destinée aimerais-tu m’entendre ?

Dans ce monde perdu le peuple est dans les fers,

Mais il cherche tes bonds dont tremble l’univers (Gauny, 1879, p. 2).

34Dans son soliloque, Gauny raconte s'être levé à l’aube pour marcher vers la campagne autour de Paris. Au début du poème, la forêt est associée à la liberté. Le poète la décrit comme un espace ouvert, qui lui semble sans limites, à l'opposé de la ville, contraignante et étouffante, qu’il observe en s'éloignant :

Sous ce ciel de brumaire et ce chemin courbe

La ville semble au loin s’engouffrer dans sa tourbe [...]

Cette arène peuplée à l'aspect d’un tombe,

Ou d’un cratère éteint quand la bruine y tombe.

Mais en te traversant, je t’ai vu éveiller,

O Ville ! à ton réveil on pourrait s’effrayer;

Tombeau gorgé de vie, un instant je m'arrête

De loin a voir frémir ta fureur qui s'apprête (ibid., p. 8).

35Au début de l’œuvre, l’espace de la banlieue est imaginé comme un désert vert, un lieu de solitude dont on n’arrive pas à saisir les limites. Au contraire, la ville est décrite comme un espace bien délimité et animé par l’effervescence et la trépidation de sa population. Gauny raconte avoir aperçu les autres ouvriers courir des faubourgs vers le centre de la ville pour rejoindre l’atelier. Deux mouvements dans l’espace s’articulent dans ce paysage : d’un côté, les ouvriers se dirigeant de la périphérie de la ville vers son centre, de l’autre, l’auteur, ouvrier sans travail, bouge dans le sens opposé, de la ville vers la périphérie.

36Dans un premier temps, les deux espaces de la ville et de la banlieue apparaissent comme deux univers aux sens distincts. C’est en poursuivant la promenade vers la banlieue que l’imagination du poète ouvrier se retourne vers la ville pour la décrire avec des mots d’un langage similaire à celui qu’il emploie pour représenter la forêt. Aux éléments naturels qui mettent en scène la banlieue verte, correspond une nouvelle figuration de la ville, comparée au cratère d’un volcan qui s’éteint la nuit et se réveille à chaque nouvelle aube en produisant un spectacle effrayant. En passant, Gauny fait aussi remarquer l’expansion progressive des frontières de la ville par effet de la modernité, au détriment de la banlieue qui subit passivement ce processus :

Je reviens, dans la brume on découvre à trois lieues

Des villages groupés sur des collines bleues ;

Et moins loin, la rivière, en égarant ses eaux,

S’endort dans les bas-fonds ombrages de roseaux ;

Au levant de son cours est la ville suprême

Qui comble les chemins des campagnes que j’aime ;

Chaque année, avançant vers nos plus frais vallons,

Elle écrase les fleurs sous le poids des moellons (ibid., p. 4).

37Dans ces vers, la même opération sémantique est reconduite à l'envers : la description de la banlieue est détaillée en utilisant un langage et des images comparables à celles que Gauny nous donne de la ville. Ainsi, l’auteur nous parle des villages qui peuplent la forêt et des lieux qui composent leur paysage architectural : des rues, une église, un cabaret, un château, un cimetière, etc. Plus loin, il fournit des descriptions de plusieurs personnages qu’il dit croiser sur son chemin : des hommes et des femmes dont les corps sont épuisés par la fatigue, le sommeil, la misère, l'exploitation et l’abrutissement. Son récit de la banlieue verte ne coïncide plus avec le topos littéraire du locus amoenus typique de la tradition pastorale :

Ce berger et ces chiens, effroyables emblèmes,

redressent sur leurs pieds nos rudes anathèmes

Et le boucher plus loin, bras nus dans l’abattoir,

N’est-ce-pas la misère au fond du désespoir ? [...]

Si je veux, d’un élan, que ma colère atteigne

le front de la bataille, il faut que je me plaigne

Je veux défendre à mort la sombre humanité

En touchant de mon cœur son cœur ensanglanté.

Puisque nos longs tourments scintillent dans l'épreuve,

pour marcher au triomphe il faut que je m'émeuve (ibid., p. 16).

38Ces exemples nous permettent de remarquer que la poésie de Gauny organise un espace de traduction des univers symboliques liés aux figurations possibles des espaces de la ville et de la banlieue. Le recours aux figurants anonymes, dont Eva Le Saux (2022) a analysé la présence et la fonction dans l'espace et le temps du roman du xixe siècle, prend en charge ici la politisation du récit poétique. Les scènes où apparaissent ces personnages anonymes se multiplient dans cette pastorale ; nous rencontrons, par exemple, l'âne d’un villageois qui attend son maître à l’extérieur du cabaret :

Mais dans ce doux village où trouver la peinture

De ces agriculteurs qui enchantent la nature  ?

En cherchant je rencontre un cabaret d’abord,

Où courbé sur des brocs l’homme avili s’endort  ;

A sa porte un pauvre âne attend la tête baissée

Le gourdin trop connu sur sa croupe épuisée  ;

Son maître boit un coup, sans trembler dans son cœur

Du fardeau dont fléchit son maigre serviteur (Gauny, 1879, p. 17).

39Plus loin dans son récit poétique, Gauny dit croiser des femmes et des hommes des champs, puis une mère avec son enfant. Lorsqu’il décrit le cimetière du village, il dit s'arrêter devant les sépultures pour dresser le portrait de plusieurs anonymes qu’y sont inhumés et retracer, à l'aide de son imagination, l’histoire de leur vie de misérables.

40Dans le discours poétique de l'auteur, la banlieue de campagne est représentée non seulement comme espace périphérique de loisir et distraction pour les bourgeois et les ouvriers parisiens, mais aussi comme un lieu habité par des classes populaires qui ne sont pas un simple décor : Gauny veut montrer que la condition des travailleurs de la banlieue est comparable à celle des ouvriers de la ville.

41La description de ces scènes de la vie des classes populaires dans la forêt de Bondy sert d’accroche à l'auteur pour décrire le geste par lequel il met en poésie sa plainte d’homme du peuple. Dans La Foule, poème qui conclut le volume, le ton de cette plainte s’universalise : en tant que poète ouvrier, Gauny se fait porte-parole d’une souffrance populaire qui traverse les frontières de la ville et rassemble tous les hommes et les femmes faisant l'expérience de l’exploitation.

Conclusions

42L’analyse de La Forêt de Bondy nous permet de montrer comment l’auteur réussit à nous imposer un point de vue ouvrier sur la représentation littéraire de la banlieue de son temps. Son écriture poétique entremêle les récits d'espaces et la mise en scène d’une prise de parole sur la condition ouvrière au xixe siècle. Dans ce sens, les canons littéraires de l’idylle pastorale sont appropriés, renversés et employés selon un nouveau registre par l’auteur, chargés d’un sens différent et original, selon une logique longuement étudiée par les travaux de Michel de Certeau sur les pratiques d'écriture des textes mystiques et celles de la culture populaire (Certeau, 1982 ; 1987). Historien et penseur jésuite du xxe siècle dont le chemin intellectuel a traversé les savoirs et les domaines de recherche, Certeau a élaboré et exploré la notion d’appropriation dans plusieurs objets de recherche. L’étude des textes mystiques constitue une étape fondamentale dans son parcours de recherche toujours sensible à la question de la circulation de la parole dans la société et au traitement historiographique de celle-ci. Certeau a montré que les textes mystiques au xvie et xviie siècles manipulent un langage religieux reçu, qui a perdu son pouvoir représentatif, pour le faire fonctionner autrement et lui faire dire quelque chose d’inattendu. La parole mystique naît de l’appropriation des relations du sens et des règles de sa production qui forment le système du langage établi, qu’elle transforme par le simple fait de le pratiquer. Les pratiques de la culture populaire et ordinaire, que l’auteur a étudiées plus tard dans son parcours, sont soumises au même mécanisme de fonctionnement : les codes culturels imposés par les pouvoirs dans la société ne sont pas appliqués passivement par les consommateurs contemporains, ils font l’objet de plusieurs pratiques d’appropriation dont la créativité donne un nouveau sens aux éléments du code.

43En suivant cette perspective, nous pouvons rapprocher la pratique poétique de Gauny et son usage du fait littéraire aux pratiques culturelles d’appropriation des langages dominants, dans le cadre d’un geste qui est à la fois savant, puisqu’il dénote des pratiques intellectuelles, et politique, puisqu’il s’affiche comme acte de résistance à un pouvoir oppressif.

44Ainsi, cet exemple nous montre que le passage à l’écriture de la prise de parole des ouvriers au xixe siècle, comme geste politique et fait de l’histoire, ne peut pas être réduit à la transcription d’un ensemble de discours ; au contraire, elle mérite d'être étudiée comme le lieu de formation d’une pensée dont la production est indissociable des pratiques d'écriture et des usages du littéraire qui la génèrent.