Colloques en ligne

Hector Jenni

La chanson périphérique : poétique et politique d’une tradition populaire au long cours (Bruant, Fréhel, Ministère A.M.E.R., Booba)

Peripheral song : poetics and politcs of a long-running popular tradition (Bruant, Fréhel, Ministère A.M.E.R., Booba)

Introduction

1Le mot de « banlieue » est doté d’une connotation sociale particulièrement marquée. Désignant à l’origine une circonscription territoriale entourant une grande ville, la « banlieue » se dote progressivement d’une charge symbolique négative, associée à un espace socialement et spatialement relégué. Annie Fourcaut intègre ainsi l’idée de « banlieue » à une histoire au long cours des représentations sociales :

L'émergence du thème de la banlieue est une étape historique décisive de l'histoire des représentations urbaines. […] Vers la fin du second Empire s'opère un tournant, […] : la ville rénovée [par Haussmann] n'inquiète plus, les fantasmes se fixent, pour plus d'un siècle, sur la périphérie. Les fortifs, la zone et les Apaches, la banlieue rouge et les mal-lotis, les grands ensembles et les blousons noirs, les cités et la racaille : il est facile d'égrener la litanie séculaire des stigmatisations successives de la condition banlieusarde (Fourcaut, 2000, p. 102).

2 Fourcaut remarque ainsi que la banlieue n’est pas seulement une construction urbaine, mais également une construction symbolique ; à partir du milieu du xixe siècle, la périphérie des grandes villes, en particulier celle de Paris, devient un espace de projection d’un imaginaire social spécifique, qui fait des mondes périurbains l’inverse du centre-ville, sur les plans spatiaux, sociaux, moraux et politiques. La périphérie, qu’il s’agisse des faubourgs ouvriers, des bidonvilles hors les murs, des grands ensembles ou des villes nouvelles, est définie dans l’imaginaire commun comme une anti-ville, désaffiliée des valeurs civilisatrices d’urbanité propres aux grands centres urbains. L’historien James Cannon restitue la teneur de cet imaginaire périphérique qui menacerait l’ordre social, en évoquant la vision bourgeoise d’une banlieue perçue comme

une frontière dangereuse où grouillent ouvriers déchus, fraudeurs et prostituées, toute une horde de « sauvages », « nomades » ou « barbares » profondément hostile à la ville centre et au flâneur bourgeois s’aventurant hors les murs (Cannon, 2017, p. 39).

3 Cette description relève d’un imaginaire des bas-fonds, désormais spatialisé dans la périphérie urbaine à partir de la période haussmannienne ; les classes laborieuses, suspectées d’être des « classes dangereuses » (Chevalier, 1958) par leur collusion avec les milieux criminels ou révolutionnaires, vivent dans les marges de l’urbanité associée, dans les représentations collectives, à une forme de marginalité sociale endémique. Cet imaginaire possède une pérennité dans le temps, puisqu’il se réactive régulièrement lors des périodes de crise ou de conflictualité sociale particulièrement aigüe : comme l’indiquait Fourcaut, il est aisé de retracer le fil de cette « litanie séculaire » de l’imaginaire banlieusard, dont les figures évoluent mais dont la fonction sociale ambiguë de fascination et de répulsion demeure.

4 Pourtant, ces représentations stigmatisantes ne sont pas le seul fait d’un imaginaire bourgeois hégémonique ; au contraire, elles sont appropriées dès les années 1880 par la chanson réaliste d’Aristide Bruant, qui met en voix dans son cabaret montmartrois du Chat Noir — et réunies en 1889 en recueil sous le nom de Dans la rue. Chansons et monologues — un ensemble de chroniques de vies populaires, interprétées à la première personne, qui prend précisément place dans les périphéries populaires ceinturant Paris. Plus tard, pendant l’entre-deux-guerres, la chanteuse Fréhel évoque l’existence douce-amère d’un personnel chansonnier caractéristique — prostituées, souteneurs et noceurs en tout genre — cuvant leurs plaisirs et leurs peines dans les interstices du tissu urbain. Après la guerre, et à la suite du réaménagement de la périphérie francilienne en grands ensembles d’habitation pour répondre à la crise du logement (Fourcaut, 2007, p. 11-12), ce sont les rappeurs qui reprennent la trame de cette tradition chansonnière périphérique ; Stomy Bugsy et Passi forment ainsi le Ministère A.M.E.R. et publient deux albums entre 1992 et 1994, dans lesquels ils dessinent un imaginaire délinquant, en phase avec la séquence de « crise des banlieues » qui occupe le terrain médiatique depuis les années 1980 et 1990. À leur suite, Booba enregistre son premier album Temps Mort en 2002 et réactive à sa manière ce lyrisme criminel, qui traduit les aspirations sociales d’une subjectivité déviante, recluse aux périphéries de la ville et de la société. À chaque génération1, donc, l’imaginaire collectif de ces mondes périurbains, à la fois hauts en couleur et menaçants, se trouve réapproprié par des artistes qui en font une des matières de leur activité chansonnière : Bruant, Fréhel, le Ministère A.M.E.R. et Booba incarnent ainsi en première personne des voix populaires en situation périphérique, qui donnent à entendre la spécificité d’un monde social opposé à celui de la ville centre.

5 Notre hypothèse de travail est donc la suivante : « au cours d’un long xxe siècle urbain qui commence avec Haussmann » (Fourcaut, 2002, p. 173), les imaginaires périphériques associés aux mondes populaires relégués aux confins des grandes villes constituent le cadre général d’une tradition chansonnière au long cours, incarnée successivement par la chanson réaliste puis par le rap, qui reprend à son compte cette articulation symbolique entre marges urbaines et marginalité sociale, en faisant de la situation périphérique le moteur de ses déterminations esthétiques, qu’elles soient énonciatives, sociolinguistiques ou thématiques. En d’autres termes, nous supposons que si une continuité historique existe bel et bien dans le processus d’urbanisation mis en avant par Fourcaut, depuis Haussmann jusqu’aux grands ensembles, et que ce processus matériel a pour corollaire symbolique une pérennité des représentations négatives à l’endroit des périphéries urbaines populaires, alors il est possible de relever une continuité poétique au sein des corpus chansonniers nés de et avec ces processus historiques. Nous appelons ainsi cette tradition chansonnière « chanson périphérique », dans la mesure où c’est l’articulation des relégations spatiales et sociales qui lui confère sa spécificité artistique.

6 Notre méthode d’analyse repose alors sur une comparaison entre ces chansons tirées de différentes époques et différents contextes, dans le but de mettre en évidence les invariants formels et topiques propres à former le cadre général de la chanson périphérique. Notre enquête s’inscrit donc à la fois dans l’histoire culturelle, puisqu’il s’agit de déterminer la manière dont les processus historiques produisent certaines structures imaginaires, mais elle relève aussi de la sociopoétique, entendue comme l’étude littéraire de « la manière dont les représentations et l’imaginaire social informent le texte dans son écriture même » (Montandon, 2016, p. 1).

La permanence d’un imaginaire de la périphérie populaire : marges urbaines et marginalités sociales dans les représentations collectives du « long xxe siècle »

7 Le corpus chansonnier à l’étude fonde ses formes sur l’association étroite, dans l’imaginaire social, entre les marges urbaines et les marginalités sociales. Cette liaison, née des révolutions industrielles et urbaines du xixe siècle, s’incarne dans une imagerie sensationnaliste des périphéries populaires, dans le contexte de l’émergence d’une culture de masse en France. Au siècle de l’imprimé, la presse écrite constitue le medium privilégié de cet imaginaire périphérique. Historiquement, cette peur des marges urbaines peut être datée de la première moitié du xixe siècle, alors que les grandes villes s’industrialisent progressivement et accueillent une population prolétaire dans les faubourgs ouvriers :

À la fin de la Restauration, beaucoup d’hommes politiques nouvellement promus opposent aux lumières de la ville la noirceur des faubourgs périphériques, et dénoncent la menace que leurs habitants feraient peser sur le centre (Vieillard-Baron, 2000, p. 176).

8 Dès 1831, au lendemain de la révolte sanglante des canuts à Lyon, l’homme d’État Saint-Marc Girardin publie un libelle qui identifie l’insurgé à une figure d’ennemi intérieur, prêt à toutes les violences pour sortir de sa condition :

Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières […] C’est là où est le danger de la société moderne ; c’est de là que peuvent sortir les barbares qui la détruiront (Girardin, 1831, p. 1).

9 La formule déporte l’imaginaire colonial de contrées lointaines peuplées de barbares dans la périphérie immédiate des grandes villes industrielles européennes. La menace d’une population misérable en surnombre, à proximité d’une classe bourgeoise concentrée dans les beaux quartiers du centre-ville, s’incarne, dans les représentations collectives, à la fois dans la montée des insurrections ouvrières et dans l’exposition publique des crimes crapuleux, qui font la une des journaux de masse. Aidé d’une iconographie tapageuse et d’un prix de vente incitatif, le quotidien Le Petit Journal se fait une spécialité de rapporter les faits divers les plus sordides. L’édition du 29 janvier 1905 mentionne par exemple l’affaire de « La femme coupée en morceaux », prenant place « dans cette sinistre plaine des Malassis où furent trouvés les fragments lugubres du corps dépecé et carbonisé de la victime » (p. 34). Les coupables demeurent introuvables, mais ils appartiennent, sous la plume des réacteurs, au personnel interlope qui peuple les confins des villes : « ce sont les trimardeurs, coupeurs de bourse, rôdeurs et pierreuses qui sèment la terreur dans la région des “fortifs” » (id.). Ces représentations sociales spécifiques, qui articulent espaces périphériques, mondes populaires et déviances morales, structurent le cœur de l’imaginaire des bas-fonds, dont l’importance et l’ambiguïté ont été analysé en ces termes par Dominique Kalifa :

Pour l'essentiel, les bas-fonds relèvent d'une « représentation », d'une construction culturelle, née à la croisée de la littérature, de la philanthropie, du désir de réforme et de moralisation porté par les élites, mais aussi d'une soif d'évasion et d'exotisme social, avide d'exploiter le potentiel d'émotions « sensationnelles » dont, aujourd'hui comme hier, ces milieux sont porteurs » (Kalifa, p. 17).

10 L’historien souligne ici le caractère transgénérique de ces représentations, qui passent par une multitude de formes discursives, qu’elles soient littéraires, scientifiques, ou politiques. Il met aussi en lumière la place de cet imaginaire dans l’économie symbolique générale de la société française, et l’inscrit dans une continuité historique au long cours, dont les actualisations les plus récentes peuvent se retrouver dans les représentations médiatiques contemporaines. Hervé Vieillard-Baron explicite l’évidence de ce parallèle :

Les banlieues contemporaines sont créditées d’une charge violente dans l’imagerie collective, notamment depuis les émeutes qui ont enflammé la périphérie lyonnaise en 1981, et surtout en 1990 quand le centre commercial du Mas-du-Taureau a été incendié à Vaulx-en-Velin. Elles font peur au point que l’on pourrait parler aujourd’hui d’« une haleine des banlieues », comme on parlait jadis de « l’haleine des faubourgs », c’est-à-dire de lieux qui associent insuffisances sanitaires, carences en matière d’équipements, péril social et danger politique (Vieillard-Baron, 2000, p. 177).

11 Dans les années 1990, la sociologie des médias tente d’objectiver la teneur des représentations médiatiques associées aux banlieues populaires. Dans son enquête, Gregory Derville détaille les stigmatisations portées à l’endroit des habitants des périphéries des grandes villes :

En dehors même des périodes de troubles, un certain nombre de clichés sont sans cesse mobilisés pour les décrire : on peut citer notamment, parmi les plus stigmatisants, les stéréotypes de la violence, de la drogue, du ghetto et du danger de l’islamisme (Derville, 1997, p. 107).

12 À chaque époque ses spécificités stéréotypiques, donc, mais toujours un imaginaire social qui se fonde, depuis la fin du xixe siècle, sur un jeu d’équivalences symboliques entre marges urbaines et marginalité sociale : les périphéries des grandes villes abriteraient les conditions d’une déviance sociale endémique, et projetteraient sur la ville-centre la menace d’actions violentes — délinquance, insurrection ou terrorisme — inscrites dans diverses échelles de subversion politique.

Les cadres esthétiques de la chanson périphérique : référence toponymique et ethos diatopique au service d’un lyrisme incarné

13 Pour l’heure, notre corpus présente une certaine originalité en ce qu’il articule l’imaginaire des bas-fonds au genre chansonnier, dont Aristide Bruant constitue une des illustres représentants. En effet, à partir des années 1880, « Bruant représente le premier degré de la construction de la mythologie des bas-fonds dans la chanson, mythologie jusqu’alors plutôt portée par les œuvres littéraires » (Dutheil-Pessin, 2004, p. 37). L’autre apport de cette nouvelle école chansonnière est d’associer l’imaginaire des bas-fonds à l’expérience périphérique, en conjuguant les relégations sociales et spatiales dans l’expression d’une même voix lyrique :

La source à laquelle Bruant puise son inspiration, c’est la rue, tous les lieux de vie des gouapes et des marlous et les quartiers de Paris qui forment leur territoire, et c’est aussi leur langue, l’argot des voyous, la langue verte des faubourgs, dont il restitue dans ses chansons, la trivialité, l’humour, les richesses. Cette vie des marges et de la pègre que Bruant met en musique et en scène au cabaret est la première forme d’une veine féconde construite sur cet imaginaire (Dutheil-Pessin, 2004, p. 36).

14 La spécificité poétique de la chanson réaliste incarnée par Bruant relève ainsi de l’appropriation d’un imaginaire social populaire, désormais articulé à un lieu de vie, à un territoire marginal qui commande la mobilisation de ressources linguistiques et stylistiques variées.

15 La chanson réaliste telle qu’elle émerge autour des années 1880 et telle qu’elle se développe jusqu’à l’entre-deux-guerres constitue donc le premier avatar moderne d’une tradition chansonnière périphérique. Cette tradition intègre les imaginaires sensationnalistes associées aux marges urbaines pour en proposer une incarnation en première personne, à travers une voix lyrique qui transmet à l’auditeur l’expérience d’une relégation sociale et spatiale, prenant le plus souvent la forme d’une chronique de vie, dans laquelle le destin individuel d’un personnage devient représentatif des conditions de vie de toute une communauté.

16 On reconnaîtra d’abord la chanson périphérique par sa propension à évoquer nommément des lieux et territoires périurbains. Dans le recueil Dans la rue de Bruant, une quinzaine de chansons sont baptisées du nom d’un ancien faubourg parisien, annexé par Haussmann sous ordre de Napoléon III en 1860. Les chansons « À Monmertre », « À Batignolles », ou « À la Chapelle » prennent ainsi place dans un monde populaire étroitement associé à l’expérience d’un lieu périphérique, dont la toponymie est répétée à la fin de chaque strophe. Chez Fréhel, outre les lieux populaires parisiens comme la rue de Lappe ou le quartier Rochechouart, outre encore les faubourgs ouvriers comme Saint-Ouen ou les voies de communication comme la route de Saint-Cloud, c’est bien l’évocation de la « zone » qui alimente la spécificité de l’imaginaire périphérique. Sa chanson « La zone » immortalise ainsi ce territoire non-aedificandi qui ceinturait Paris sous la Troisième République, interdit à la construction pour des raisons militaires, et qui servit de refuge à des milliers de familles pauvres, y établissant des logements de fortune jusqu’à la construction du boulevard périphérique après la Seconde Guerre mondiale2.

17 Dans le rap, la toponymie périphérique présente une spécificité notable, puisqu’en plus de citer nommément et abondamment leur commune d’origine dans leurs textes, (Garges-Sarcelles pour le Ministère A.M.E.R. et Boulogne-Billancourt pour Booba), les rappeurs convoquent régulièrement le code postal de leur ville à la manière d’un étendard, comme le Ministère qui fait de 952003 le titre de son second album, ou l’utilisent comme un gimmick vocal, propice à de nombreux jeux phonétiques, à l’instar du nombre 924 chez Booba (« 9-2 », « neuf ze-dou », « 100-8 »).

18 Un autre trait caractéristique de cette tradition musicale réside dans l’ethos chansonnier mobilisé par l’interprète. On définira l’ethos comme

L’image que l’interprète donne de lui, à la fois l’image médiatique, la « persona » [...], mais aussi le personnage incarné dans la chanson et la personne véritable, le corps du chanteur à travers sa voix (Chabot-Canet, 2020, p. 39).

19 Notion d’abord rhétorique, l’ethos permet, dans le cadre chansonnier, de saisir les connotations sociales mobilisées par l’interprète, en intégrant à l’analyse les ressources linguistiques et vocales déployées. Ainsi, selon Jeanne-Marie Barbéris, « les personnages font apparaître leur identité dans leurs pratiques langagières : manifestation d’une prononciation et maniement d’un lexique socialement marqués » (Barbéris, 2008, p. 56). Sur le plan linguistique, donc, c’est le répertoire argotique qui se trouve surinvesti par les artistes de notre corpus. Bruant sature ses textes d’un argot des barrières conférant son authenticité aux voix populaires qu’il incarne (« Et pis zut ! et viv’nt les aminches !/Viv’nt les escarp’ et viv’nt les grinches !… »5). Le caractère cryptique du sociolecte ainsi mobilisé est complété par l’emploi de vulgarismes au sens tout à fait évident (« Ta gueule, eh veau ! »6). Les rappeurs usent tout autant de ce mélange de trouvailles populaires — notamment dans l’usage du verlan — et de violence verbale (« Venu pour tout baiser, et les keuchs, c’est pas un euj »7), à la différence notable qu’on retrouve dans leurs textes de multiples emprunts aux langues étrangères, témoignage de l’évolution récente des parlers périphériques (« toubeïs »8, « man », « khos »9, « chagga »10)11.

20 Enfin, la performance d’un ethos populaire passe également par la construction d’un ethos vocal, qui mobilise diverses marques sociophonétiques en jouant sur leur connotation sociale. On remarquera ainsi chez Bruant « une prononciation du /a/ fortement antériorisée » (Barbéris, 2008, p. 68) ainsi qu’un /r/ fréquemment roulé, qui reproduit un accent populaire parisien que l’on retrouvera aisément chez Fréhel une génération plus tard. Ces traits sociophonétiques, enrichis d’élisions vocaliques systématiques — transcrites graphiquement dans les textes de Bruant —, dessine un parler relâché caractéristique de la « gouaille parigote » (ibid., p. 67). Chez Booba, l’interprétation vocale intègre une prononciation consonantique gutturale, comme « des grasseyements d’arrière-gorge » (Béthune, 2004, p. 82), un timbre rugueux de basse-baryton, « quelque chose de flou, de nébuleux, d’enveloppant » (Ravier, 2003, p. 53), caractéristique de « son flow traînant et gouailleur » (Barret, 2008, p. 25) qui, par l’ensemble des marques sociophonétiques mobilisées — allongement de la syllabe pénultième, postériorisation des voyelles, affrication des occlusives, glottalisation des /r/ —, connotent une virilité juvénile, populaire et racisée, renvoyant en dernier lieu à l’imaginaire de la banlieue12.

21 Ainsi, dans ses cadres génériques, la chanson périphérique repose sur une articulation symbolique entre les données sociales et spatiales, largement préparée par un terrain médiatique et artistique qui réactive régulièrement le mythe des « classes laborieuses et classes dangereuses » (Chevalier, 1958). La tradition chansonnière périphérique s’approprie cette dynamique de l’imaginaire social sous de multiples rapports, dont le plus évident réside dans l’emploi d’une toponymie périurbaine spécifique, anciens faubourgs, zone insalubre ou grands ensembles d’après-guerre. Surtout, les interprètes du corpus performent dans leurs chansons une oralité périphérique reposant sur l’usage de répertoires sociolinguistiques et sociophonétiques spécifiques, qui permet à ces artistes d’incarner un ethos particulièrement connoté sur les plans sociaux et spatiaux. La chanson périphérique repose ainsi sur la performance d’une oralité spécifique qui articule, dans le cadre chansonnier, les connotations diastratiques et diatopiques.

La chanson périphérique et l’imaginaire des mondes populaires : violence, déviance, délinquance

22 Dans la tradition chansonnière périphérique, le territoire populaire périurbain est défini comme un lieu à part, disposant d’un espace et d’une temporalité sociale propre. Ainsi, la périphérie est d’abord close, et révèle l’enfermement des personnages qui l’habitent. Bruant offre par exemple dans « À Saint-Ouen » et « À Montmertre » la chronique d’un destin social réglé à l’avance par le cloisonnement topographique. Ces deux chansons dépeignent l’existence misérable mais drolatique de personnages-narrateurs qui passent leur vie entière dans leur commune de naissance, sans aucune perspective de mobilité géographique ou sociale. Dans l’une, le père Poirier évoque la venue au monde « Des p’tits Poirier qui grandiront,/Qui produiront et qui mourront,/À Montmerte »13. Dans l’autre, la voix lyrique évoque avec une ironie grinçante sa propre finitude « Mais on est récompensé,/Car comme on est harassé,/Quand on crève…/El’ cim’tière est pas ben loin,/À Saint-Ouen »14. Dans ces vers conclusifs, naissance et mort semblent dès lors s’équivaloir ; chaque personnage se trouve renvoyé à une même expérience de la claustration sociale et spatiale. Barbéris argue ainsi que « chez Bruant, les personnages sont des sociotypes représentatifs de leur lieu d’appartenance : un quartier populaire. Le lieu résume le personnage, et prédit son destin » (Barbéris, 2008, p. 51).

23 Dans Temps Mort, Booba désigne par deux fois son lieu de vie comme un « dôme » (« Boulogne mon putain d’dôme »15,/« Mon Q.G. Boulogne, dôme de la boucherie »16). Le recours à l’imagerie d’une construction circulaire monumentale traduit là encore l’enfermement du sujet dans un avenir social tout tracé : tout comme les personnages de Bruant, le Booba de Temps Mort ne bouge pas, n’évolue jamais (« J’suis né à deux kilomètres d’où j’traîne »17), et son immobilité spatiale traduit d’une certaine manière l’anomie sociale dans laquelle il évolue, comme en témoigne la métaphore de l’impasse (« Ma vie un putain de cul-de-sac »18), qui place sur un plan d’équivalence l’aliénation d’un espace clos et le désespoir d’une existence sans issue. Chez ces deux artistes, la périphérie se trouve ainsi mise en scène sous l’aspect d’un monde social cloîtré, qui ferme les perspectives socio-spatiales des subjectivités en jeu.

24 L’espace clos est articulé à la représentation d’une temporalité répétitive et indéfinie. Dans « Un été à la cité », les rappeurs du Ministère A.M.E.R. font le récit d’une journée banale dans une cité de Sarcelles : « Kalis après kalis. Seize après seize. Histoires sur les mecs qui pèsent/Histoires de baise/On ne voit pas le temps passer, normal, timal, c'est ça un été à la cité ». Ici, la répétition lexicale et rimique suggère le recommencement indéfini des mêmes activités sociales, entre vaine recherche d’ivresse et palabres inoffensives, qui connotent dans l’ensemble une atmosphère d’oisiveté. La fin du morceau tire la désinvolture des personnages-narrateurs vers l’expression d’une amertume face à cette temporalité cyclique et ennuyeuse : « Une heure, fatigué, je rentre à la case, tandis qu'à la télé rien que du naze/Je vais me coucher. Encore un jour où j'étais goûte-dé/Demain la même journée. Oui, c'est ça un été à la cité ». Vécu de l’intérieur, le territoire périphérique se caractérise alors par l’éternel retour du même et se rapproche d’un espace-temps mythique, reclus hors du monde et de l’histoire.

25 La chanson périphérique met en scène un personnel chansonnier haut en couleur, directement issu de l’imaginaire sensationnaliste des bas-fonds. Les marges faubouriennes, zonières ou banlieusardes du corpus abritent ainsi une collection d’individus marginaux évoluant dans une anomie généralisée. En proie aux déviances sociales les plus caractéristiques, les subjectivités représentées n’ont souvent d’autres choix que de « se faire pègre »19, c’est-à-dire d’assurer leur survie matérielle par la carrière criminelle. Les voix périphériques de cet ensemble chansonnier étalent alors, parfois avec complaisance, des pratiques sociales déviantes, en rupture avec les normes de respectabilité et de légalité de la société bourgeoise de centre-ville.

26 On pourra ainsi dire de Bruant que « cette pègre où il puise son inspiration, c'est le monde des filles, des souteneurs, des ivrognes, des voleurs, des assassins, de ceux que la loi finira par trouver pour les mener à la guillotine » (Schub, 1976, p. 201). Bruant déploie en effet dans ses chansons une galerie topique de personnages et de thèmes qui figure cet imaginaire de la marginalité sociale : sur les quinze chansons du recueil baptisées du nom d’un territoire périphérique, on y retrouve huit fois la mention de prostituées20 — souvent accompagnées de leur souteneur —, cinq fois celle de l’alcoolisme21, et, comme cause autant que comme effet de la vie déviante, des allusions récurrentes à un cadre familial défaillant22. Parfois, l’anomie sociale amène la dépravation morale jusqu’à la barbarie, en témoignent les chansons grand-guignol « À Montrouge » et « La terreur des fortifs », qui évoquent toutes deux la figure monstrueuse d’assassins qui s’attaquent, à la nuit tombée, aux badauds égarés, et reprennent ainsi le topos du « rôdeur de barrière » si bien ancré dans l’imaginaire périphérique.

27 Chez Fréhel, le personnel chansonnier qui s’exprime en première personne s’incarne bien souvent dans la figure de la prostituée. La chanson « Dans la rue »23 restitue ainsi, par l’usage du pronom « on », l’expérience collective de femmes contraintes de marchander leur corps dans les interstices du tissu urbain :

Dès qu’on a vu se barrer le soleil/Tous les jours, c’est pareil/Sans hâte, on descend sur le trottoir/Pour chercher les coins noirs/Fuyant le regard des flics/On a des espoirs de fric.

28 Ici encore, le cadre spatio-temporel installe une atmosphère de claustration et de répétition indéfinie des mêmes pratiques de survie. Surtout, c’est dans l’espace périphérique que les prostituées trouvent ces « coins noirs », délivrés de la surveillance policière comme des illuminations de l’éclairage public parisien. Pour cause, dès le premier couplet de « Sous le pont noir », la voix lyrique reconnaît que « Y’a trop d’lumière en plein Paris » pour travailler correctement ; a contrario, « Sous le pont noir, route de Saint-Cloud/Y a pas besoin d’être une poule de luxe/On n’y voit rien, mais rien du tout/La clientèle se laisse monter l’coup ». La banlieue devient alors le refuge des réprouvés de toutes sortes, prostituées bon marché et clients sans le sou. Enfin, dans les deux titres cités, l’importance du champ lexical de l’argent, associé à celui de la lumière, traduit toute la nécessité économique qui s’exerce sur ces femmes, reléguées socialement et spatialement, contraintes de fuir la lumière du jour comme celles de la ville pour survivre, dans l’ombre.

29 Le rap français des années 1990 reprend largement cet imaginaire de la déviance sociale propre à l’imaginaire périphérique. Chez le Ministère A.M.E.R., les narrateurs-personnages restituent des récits de vol, de deal et d’agression avec une complaisance teintée d’humour noir. En particulier, les scènes d’affrontement avec la police dans « Flirt avec le meurtre » et « Nègre de la Pègre » définissent l’ethos criminel des deux rappeurs, dont la dimension ludique est révélée, dès le titre, par un jeu d’homophonie plaisante. Il ne s’agit donc pas de prendre à la lettre ces récits déviants, mais de mesurer la manière dont l’espace banlieusard fonctionne comme un catalyseur hyperbolique des imaginaires populaires. À leur suite, Booba assume à la première personne un ethos disruptif qu’il veut représentatif d’un milieu social dans son ensemble. Chez lui, la spécificité du mode de vie périphérique prend la forme d’une « loi de la rue », identifiée à une « loi de la jungle » où règne le plus fort : « J'aime pas m'battre comme un chiffon/J'préfère t'abattre car ainsi font/Les gens d'ma zone, 100-8 Zoo »24. De manière générale, c’est « l’état pathologique de la grande ville » (Chevalier, 1978, p. 47) qui produit la délinquance et les comportements déviants, comme en témoigne le jeu d’homophonie dans le refrain de « Ma définition »25 : « J’viens des Hauts d’Seine, obscène est mon style, mon comportement/J’suis instable au micro, et dans la rue j’vis n’importe comment ». Dès lors, la vie dans les quartiers populaires des « Hauts d’Seine » rend compte de l’obscénité du style hardcore de l’artiste, qui constitue un reflet esthétique de l’expérience vécue.

30 Les artistes du corpus à l’étude ancrent ainsi leur énonciation dans l’espace périphérique, tout comme ils s’approprient, dans les thèmes, récits et mythologies qu’ils invoquent, les imaginaires des bas-fonds et de la déviance populaire institués à partir du xixe siècle. Dans cette tradition chansonnière, la périphérie des grandes villes se présente alors sous les aspects d’un cadre spatio-temporel clos sur lui-même, abritant une galerie de personnages dont le mode de vie délinquant est représentatif d’un milieu social et spatial spécifique. Rôdeurs, prostituées, assassins et délinquants de toute sorte peuplent ainsi ces mondes périurbains dont ils reflètent l’anomie. De Bruant à Booba, les interprètes de la chanson réaliste donnent de la voix pour refléter cet « ailleurs » social et moral, reclus aux portes des villes et exclu du monde commun.

La chanson périphérique, lieu de résistance et résistance par le lieu : vers une lecture politique de l’autonomie périurbaine

31 Dans la tradition chansonnière à l’étude, le rapport centre/périphérie exprime sur le plan spatial une conflictualité d’ordre social et politique. À ce titre, l’investissement en première personne des imaginaires périphériques permet aux artistes de dessiner les contours d’une revendication d’autonomie, et confère à notre corpus sa dimension contestataire. En premier lieu, l’opposition entre centre et périphérie autorise la satire des modes d’organisation politique légitimes, en leur opposant l’idée d’une « loi de la rue » qui décrédibilise les institutions républicaines. Cet aspect est tout à fait remarquable dans le « Chant d’Apaches »26 de Bruant, hymne à la gloire de ces bandes criminelles du Paris de la Belle Époque. Ces Apaches prennent la parole au sein d’un lyrisme collectif porté par les pronoms « on » et « nous » ; ils chantent leur mode de vie, leurs aspirations, leurs réussites scélérates qui, par la menace et l’invective, force le reste de la société au respect. Le dernier couplet de la chanson assume un cynisme politique qui achève l’exclusion des Apaches de la communauté républicaine :

D’abord nous aut’ on fait pas d’politique/On vot’ toujours pour el’ gouvernement/On s’ fout du roi comme ed’ la république/Pourvu qu’on puiss’ travailler tranquill’ment/Ohé ! les Apaches !

32 Le suffrage universel masculin se trouve ici tourné en dérision par le relativisme politique de cette communauté d’Apaches, puisque la monarchie et la république sont mises sur un pied d’équivalence devant la permanence du mode de vie délinquant : chez Bruant, quelle que soit la nature ou la légitimité du régime en place, les périphéries populaires évoluent en autonomie, selon leur propre norme politique, celle du clanisme propre aux organisations criminelles. Cette posture affirme avec cynisme l’incompatibilité d’une citoyenneté commune entre monde bourgeois des villes et monde populaire périphérique.

33 Les termes du séparatisme politique, c’est-à-dire du refus de participer aux formes consacrées de la vie publique, se retrouvent également dans le rap. Booba avertit l’auditeur dès les premières secondes de son album : « Moi j'suis pas inscrit à leur putain d'électorat/Mon putain d'quartier, une balle dans l'thorax c'est c'que t'auras »27. L’opposition pronominale « je/ils » puis « je/tu » dramatise la conflictualité politique entre monde périphérique — celui de la loi du plus fort — et monde commun. La rime approximative entre « électorat » et « balle dans l’thorax » exprime la désaffiliation du sujet vis-à-vis des formes institutionnelles, qu’il remplace par la violence de l’affrontement physique. Ailleurs, le rappeur prend régulièrement à partie l’État dans ses textes, avec un cynisme toujours mordant :

« Regarde l'État dans quel état on l'a mis, mon ami, c'est pas fini donc/Mets ta tenue verte, marron et beige/On fait nos dièses, on s'en bat les couilles, on les baise »28

34 Le mode de vie périphérique, par sa déviance caractéristique et ses activités délinquantes, entend ainsi exercer une contre-violence envers la forme étatique, dans le cadre d’une guérilla symbolique — la tenue « verte, marron et beige » renvoyant au treillis militaire — éternellement recommencée (« c’est pas fini »). À l’instar des Apaches de Bruant, le groupe périphérique mis en scène chez Booba (« on ») vante son autonomie matérielle (« on fait nos dièses ») et refuse toute assimilation au monde commun (« on s’en bat les couilles »). Les formes institutionnelles comme le scrutin ou l’État sont ainsi la cible d’une satire brutale, fondée sur un ethos nonchalant et le recours systématique à la violence verbale. La légitimité de la gouvernance politique traditionnelle se voit dès lors sapée par les mises en scène pamphlétaires de la parole périphérique.

35 La dimension politique de la chanson réaliste doit donc se comprendre non dans l’expression d’un discours militant, mais dans l’élaboration d’un ensemble de postures polémiques, nonchalantes, fondées sur l’usage immodéré d’une violence verbale propre à choquer l’auditoire. Les registres de la menace, de l’invective ou de la moquerie forment la palette énonciative des personnages figurés par les interprètes, sans que ceux-ci ne revendiquent un discours idéologiquement arrêté. Les données de la conflictualité sociale entre monde périphérique et monde bourgeois ne font pas l’objet systématique d’une parole critique, mais sont incarnées par l’ethos populaire et polémique des interprètes.

36 Dans le rap du Ministère A.M.E.R., la mention de l’espace périphérique s’inscrit plus précisément dans l’imaginaire d’une guerre de territoire entre Paris et sa banlieue. Dans « Cours plus vite que les balles »29, les rappeurs font le récit d’une course-poursuite entre jeunes et policiers zélés, depuis le Nord de la capitale jusqu’à Sarcelles. Le morceau construit alors une opposition décisive entre l’espace de la ville et celui de la banlieue, comme lorsque Stomy Bugsy, sur le point d’être rattrapé par la brigade à ses trousses, s’exclame : « La force est avec moi, je fuis sur tous les toits/Mais l'ennemi est dans son pays/Sais où je suis : Paris la ville des képis ». La capitale est paradoxalement présentée comme un lieu de danger pour ces banlieusards qui ne jouent pas sur leur propre terrain. Au contraire, une fois arrivés Sarcelles, la cité leur donne un avantage tactique déterminant. Passi :

Je rentre dans une cité que sur le bout des doigts je connais/J'y ai trainé j'y ai flanqué j'avais un plan dans ce quartier/Dans une cave je me suis planqué ils n'ont pas pu me trouver/Et trente minutes après je réapparais au Q.G. 

37 La banlieue est ainsi définie comme une planque, un quartier général (« Q.G. »), dont le statut spatialement relégué constitue finalement un avantage stratégique d’importance dans le conflit opposant les forces policières aux jeunes, la ville à sa périphérie. De la chanson réaliste au rap, les subjectivités mises en scène dans la chanson périphérique sont toujours présentées comme le reflet d’un environnement social et spatial spécifique ; elles sont adaptées à un milieu humain et urbain ad hoc, qui leur confère un ascendant de taille contre les intrus qui s’y aventurent.

38 Toujours chez le Ministère A.M.E.R., le conflit entre centre et périphérie dépasse la seule question policière pour prendre à partie l’ensemble de l’espace parisien en tant qu’espace de pouvoir. Stomy Bugsy, dans « Flirt avec le meurtre », s’élance ainsi dans une diatribe contre les lieux symboliques de la capitale :

J'aimerais voir brûler Paname au napalm sous les flammes façon Vietnam/Ses beaux quartiers ses hôtels particuliers ses musées édifices en pierre taillée/L'Assemblée et sans oublier Matignon et l'Elysée donc je flirte avec le meurtre.

39 Le rappeur renverse l’imaginaire de la guérilla en imaginant un bombardement incendiaire de Paris. Le patrimoine architectural du centre-ville, dans sa dimension monumentale et intemporelle, excite un désir de destruction généralisée. Le groupe sarcellois utilise alors la situation périphérique pour mettre en scène une guerre de position symbolique contre la ville-centre.

40 Enfin, au sein de la tradition chansonnière à l’étude, la périphérie apparaît comme le laboratoire d’une souveraineté populaire. Chez Fréhel, par exemple, l’espace de la « zone » constitue une utopie paradoxale ; temporairement épargnée par la prédation immobilière et laissée à l’abandon par les pouvoirs centraux, la « zone » réunit les conditions d’une autonomie politique :

Sur la zone/Mieux que sur un trône/On est plus heureux que des rois !/On applique/La vraie République/Vivant sans contraintes et sans lois…/Y’a pas d’ riches/Et tout l’ monde a sa niche/Et son petit jardin tout pareil/Ses trois pots d’géranium et sa part de soleil…/Sur la zone !30

41 La « zone » constitue ainsi l’envers du faste parisien. Sa description par Fréhel intègre les apparats du pouvoir légitime (« trône », « rois », « République ») pour en renverser la signification : la « vraie République » relève en fait d’une heureuse anarchie (« sans contraintes et sans lois »), d’un socialisme réalisé dans le dénuement (« y’a pas d’riches ») et d’un environnement modestement bucolique, qui tranche avec l’univers sombre et minéral traditionnellement associé au tissu urbain. Au-delà de l’ironie de Fréhel, qui parvient à transformer la misère en richesse, le négatif en positif, l’univers de la « zone » tient sur les valeurs d’égalité et de solidarité. Mis à la marge, le monde périphérique se dote ainsi d’une faculté d’auto-organisation, qui ouvre la voie à des expériences politiques nouvelles.

42 Dans le corpus de rap, l’attachement affectif à la banlieue existe également, mais demeure contrasté. Booba songe à quitter son lieu de vie aussitôt que l’opportunité matérielle lui en sera donnée : « T'inquiète bientôt on s'barre, aux States ou en Tunisie ou autre part, dès qu'y aura d'la thune ici »31. Les rappeurs du Ministère A.M.E.R., quant à eux, restent fidèles à leur ville d’origine même au sommet de leur gloire artistique, comme en témoigne cette confession de Stomy Bugsy : « J'ai rêvé que j'étais un caillasseux et j'avais fait dans le disque/J'avais les plus belles maisons de Garges Sarcelles »32. Cette différence irréductible entre ces rappeurs traduit toute l’ambivalence de l’espace périphérique dans la tradition chansonnière : lieu d’une adversité sociale aiguë, cet espace offre aussi les conditions d’une forme de protection contre la violence structurelle de la ville-centre. Les personnages présentés tout au long de l’étude sont adaptés à leur milieu et témoignent d’un attachement paradoxal à leur espace d’existence, perçu comme un enfer et comme un paradis.

Conclusion

43 La notion de « chanson périphérique » repose ainsi sur un contexte d’émergence particulier, celui du « long xxe siècle urbain qui commence avec Haussmann » (Fourcaut, 2002, p. 173) qui relègue les classes populaires parisiennes aux périphéries des villes. L’expérience périphérique se trouve ainsi restituée dans une tradition chansonnière au long cours, qui s’approprie les imaginaires sensationnalistes associés à la condition périurbaine, d’abord élaborés par un siècle d’imprimé — presse et romans à grand tirage — et de télévision. Dans un cadre chansonnier, les artistes du corpus font alors de la position périphérique un cadre général de leur expression, en témoigne la mention régulière de toponymes faubouriens ou banlieusards dans leurs œuvres, mais permet surtout la performance d’un parler populaire caractéristique. De manière plus générale, Bruant, Fréhel, le Ministère A.M.E.R. et Booba reprennent à leur compte les représentations symboliques collectives qui articulent les marges urbaines aux marginalités sociales. Dans un cousinage poétique saisissant, ces interprètes mettent en voix des subjectivités prisonnières à la fois de leur lieu de vie et de leur mode de vie, en livrant le récit d’existences condamnées à la violence, la déviance ou la délinquance. Pourtant, l’imaginaire périphérique peut également constituer la source d’une souveraineté populaire dans les textes du corpus. Revendiquer la spécificité de l’expérience périphérique permet en effet de réfléchir les termes de la conflictualité sociale et politique qui existe entre le centre et ses marges. Par son altérité radicale, l’espace périphérique peut présenter un contre-modèle de société qui défie l’imaginaire politique établi.