Colloques en ligne

Amandine ROMANET

Écrire pour projeter, les écrivains avec Banlieues 89

Writing to project, writers with Banlieues 89

1« Ce n’est pas par élitisme culturel qu’une revue technique comme Urbanisme donne la parole à un écrivain. Mais bien parce que ce récit est au cœur même de l’action. » (Bleskine, 1985, p. 78) Ces deux phrases qui ouvrent la contribution d’Hélène Bleskine dans le numéro de janvier 1985, constituent le point de départ de cet article. Titré « … À Roland et Cantal », du nom des deux architectes à l’origine de Banlieues 89, le texte prend place à l’intérieur d’un numéro spécial consacré à ce programme architectural et urbain. L’écrivaine y fait le récit de deux jours d’arpentage en banlieue parisienne. Au travers d’une narration de plusieurs pages, Hélène Bleskine propose une incursion littéraire dans la réalité sociale de la banlieue. Elle y dépeint le « mal des grands ensembles » en prenant soin d’insister sur le potentiel de ces lieux situés en marge de la capitale.

2Ce texte marque le début d’une collaboration prolifique entre écrivains et architectes au sein de Banlieues 89. Une union atypique entre discipline du dessin et discipline de l’écrit qui donnera lieu à plusieurs projets éditoriaux dans les années 1980 et 1990. Cette production littéraire présente un intérêt particulier pour qui entreprend de réaliser la généalogie de cette mission de rénovation des banlieues lancée sous le premier septennat de François Mitterrand. Elle conduit à mobiliser en tant que source ces écrits qui intéressent directement le processus de conception architecturale. Ceux-ci s’avèrent en effet particulièrement intéressants : intégration d’un rapport sensible au territoire, identification des lieux d’intérêt, participation à la diffusion d’un imaginaire banlieusard.

3Cet article vise à interroger la nature et la valeur de cette participation des écrivains à Banlieues 89, avec le récit de l’espace populaire comme repère. En effet, les deux initiateurs de Banlieues 89 pensent cette incursion littéraire comme un outil d’action plutôt qu’une illustration de la réalité en banlieue. Elle est au cœur de la réorientation radicale que cette génération d’architectes diplômés à la fin des années 1960 opère vers une pratique sensible de l’architecture. Cet article examinera à la fois les conditions de production et les résultats de ces collaborations entre architectes et écrivains. Il s’attachera aux formes ; au contenu et aux spécificités de cette production écrite en cherchant à mettre en lumière les imaginaires culturels et sociaux qu’elle cristallise. Il s’agira de situer le caractère innovant de ces collaborations dans le contexte spécifique de la mission et dans le cadre plus général de l’histoire de l’architecture.

Chevau-légers

4Dès l’origine, Banlieues 89 surprend. Opération politique décidée au plus haut niveau, elle n’est pas confiée à de hauts fonctionnaires mais à deux architectes, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart. Au moment de la création de Banlieues 89 en novembre 1983, ils ne sont toutefois pas étrangers à l’administration centrale. Depuis plusieurs années déjà ils travaillent avec d’autres professionnels à la préfiguration de leur projet de rénovation des banlieues au sein de la Direction de la construction. Après plusieurs tentatives de rendez-vous restées infructueuses, François Mitterrand accepte de les rencontrer en juillet 1983. Pour l’occasion, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart convient le président à un survol de la banlieue parisienne en hélicoptère. L’opération de séduction est un succès et quelques mois plus-tard une lettre de mission signée de la main du Premier ministre acte la naissance de Banlieues 89. Elle fixe trois objectifs à atteindre à l’horizon 1989 : présenter un plan d’aménagement de la région parisienne, défendre des projets architecturaux et urbains exemplaires et faire des propositions pour l’amélioration de ces territoires.

5Si le démarrage de la mission est original, son dessein ne l’est pas. Lors de son lancement, Banlieues 89 s’inscrit dans une histoire de l’intervention architecturale et urbaine en banlieue. En effet, dès les années 1970 le constat d’une dérive de ces territoires de la périphérie fait émerger de nouvelles instances. Ces missions et commissions visent à endiguer la paupérisation des banlieues par le traitement simultané du tissu bâti et du tissu social. La crise traversée par ces territoires relève en effet de dysfonctionnements tant sociaux qu’architecturaux et urbanistiques. On assiste notamment à une remise en question de la politique des grands ensembles. Ces opérations de logements de grande envergure réalisées pendant les Trente Glorieuses deviennent progressivement les symboles d’un État planificateur et peu soucieux de la qualité de vie dans les périphéries. Premier-né de cette politique de réparation, Habitat et vie sociale (HVS) voit le jour sous le gouvernement Barre en 1977. Après l’élection de François Mitterrand, la dynamique se renforce avec la création de dispositifs divers : opérations « anti-été chaud », mission Schwartz, contrats-familles, Commission de Développement Social des Quartiers (CNDSQ), etc. Tous partagent une même vocation de rompre avec la sectorisation de l’action publique. Il est question d’agir sur l’ensemble des problèmes rencontrés dans ces territoires de la périphérie peu importe de quel ministère de tutelle ils relèvent.

6Malgré leur caractère innovant, les résultats réflexifs et construits de ces dispositifs ne seront finalement que très peu diffusés au-delà du périmètre de l’administration. De ce point de vue, Banlieues 89 fait rupture. Au cours des sept ans que va durer la mission, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart vont largement communiquer sur leurs travaux. Ils vont organiser un grand nombre d’évènements professionnels et grand public, pratiquer une politique de présence télévisuelle et publier ouvrages, revues et articles dans la presse généraliste et spécialisée. Pour ce faire, ils s’entourent d’un grand nombre d’acteurs, pour une majorité issus des réseaux interpersonnels et interprofessionnels de Roland Castro. Parmi eux, on retrouve les écrivains Hélène Bleskine1 et Jean-Pierre Le Dantec2. Ces derniers deviennent rapidement partie prenante de Banlieues 89. Ils sont conviés aux événements, participent aux réunions des projets et à la rédaction des publications et rapports à l’administration. Ce réagencement des qualifications au sein de l’appareil d’État entretient la défiance des tenants de l’administration centrale. Pour nombre d’entre eux, la mission outrepasse les limites de la déréglementation. Armés de l’appui du président, les acteurs de Banlieues 89 vont malgré tout continuer d’affirmer leur volonté de reconfigurer les méthodes de l’intervention en banlieue. Il s’agit pour eux de définir un nouvel espace professionnel pluriel en capacité de poser les questions architecturales et urbaines autrement.

7Une trentaine d’années après l’arrêt de la mission, plusieurs journalistes de la presse architecturale3 lui rendent grâce sur ce point. Si la centaine de projets architecturaux et urbains réalisés apparaissent finalement assez conformes à la discipline, Banlieues 89 a néanmoins joué son office de révélateur pour nombre de blocages administratifs, organisationnels et culturels. Elle a fait avancer la cause des banlieues en inaugurant de nouvelles manières de concevoir l’intervention dans ces territoires et de percevoir et représenter ces lieux de la périphérie.

Lieux magiques

8Remis sur le devant de la scène par l’actualité architecturale, le projet de Banlieues 89 pour l’agglomération parisienne a constitué l’un des premiers lieux de la collaboration entre architectes et écrivains. Engagé quelques mois seulement après le lancement de la mission, ce travail est présenté pour la première fois sous la forme d’une exposition en décembre 1985 à Enghien-les-Bains. L’exposition est un succès. Forts de cet assentiment général pour le projet, les acteurs de la mission lui consacrent un numéro des « Cahiers de Banlieues 89 », supplément du mensuel Murs, Murs édité par le Ministère du Logement. Sa rédaction est confiée à l’écrivaine Hélène Bleskine. La publication comprend deux parties. La première présente une analyse de la banlieue parisienne, tandis que la seconde est consacrée aux projets. Ces derniers sont représentés sous la forme d’une grande carte polychrome et d’une série de dessins aquarellés.

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Figure 1 : Dessin aquarellé du projet de cité scientifique à Orly. Source : Murs, Murs, supplément au numéro 14, Le Grand Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne, dir. Michel Cantal-Dupart et Roland Castro, 1986, p. XLII. Archives Nationales, 19980442/37.

9À l’inverse, la mise en page de l’analyse suit les conventions de représentation de la discipline. Une trentaine de cartes thématiques monochromes sont associées les unes aux autres et accompagnées de légendes. En revanche, les données représentées se distinguent de celles traditionnellement présentes dans ce type d’analyses territoriales. À titre d’exemple, la carte « toponymie » répertorie les noms « poétiques » de certains lieux-dits et quartiers en banlieue : « Les Quatre Chemins », « la Vallée-aux-Loups », « le Vert Buisson », etc. Celle des « points bleus » présente, quant à elle, l’ensemble des « lieux dépaysant par leur charme » (Bleskine, 1986, p. XVII). La sacro-sainte carte viaire est elle aussi réinterprétée. En ne présentant que les voies « tangentes » elle laisse apparaitre une série d’anneaux concentriques entourant la capitale. Plutôt que de figurer l’ensemble des données, les architectes de Banlieues 89 favorisent une approche sensible et incarnée du territoire.

10Cette analyse est le produit d’une expérience d’investigation inédite que les acteurs de la mission baptisent la « méthode des lieux magiques », un procédé qui a pour objet de révéler le « capital symbolique (…) et imaginaire » (Cantal-Dupart, Castro, 1984, p. 3) des banlieues. Ces territoires sont jusqu’alors marqués par l’anonymat et la relégation de la ville centre. Et c’est précisément pour révéler cet imaginaire que les architectes de Banlieues 89 invitent écrivains, philosophes, architectes et étudiants en architecture à arpenter les territoires de la banlieue parisienne pour en dresser un état des lieux et des perspectives. Par petits groupes, ils quadrillent des portions de territoire d’un kilomètre sur un, faisant fi des limites communales. Le choix du quadrillage, figure démocratique par excellence, est signifiant. Pour les acteurs de Banlieues 89, il s’agit de promouvoir une approche du territoire par le lieu plutôt que suivant le découpage administratif. Ce faisant, Banlieues 89 questionne les catégories qui conditionnent l’intervention politique dans les quartiers.

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Figure 2 : Carte des « lieux magiques ». Source : Murs, Murs, supplément au numéro 14, Le Grand Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne, dir. Michel Cantal-Dupart et Roland Castro, 1986, p. II. Archives Nationales, 19980442/37.

11Suivant cette logique, la mission invite également à une réinvention terminologique. Les mots et acronymes usuels sont remplacés par des expressions poétiques, jugées seules capables d’activer un imaginaire. Cette volonté de nommer les effets sensibles produits par les territoires construits conduit Roland Castro et Michel Cantal à pleinement exploiter la ressource littéraire. Ils confèrent aux écrivains le rôle d’interprètes privilégiés. En cela ils acquièrent une position légitime au sein du processus de conception. La ressource littéraire permet d’identifier des lieux à mettre en valeur et de repérer les espaces non-signifiants à transformer. Il s’agit d’une méthode innovante qui revendique une fine articulation entre expérience sensible du territoire et démarche de conception.

Droit à l’urbanité

12Cette volonté de se saisir de l’imaginaire des lieux en amont du projet architectural s’explique par le souhait des architectes de cette génération, diplômés à la fin des années 1960, de redonner du sens à la production architecturale. Dans ses écrits, Roland Castro décrit la fin de leurs études et le début de leurs carrières d’architectes et d’enseignants comme une période de basculement dans leur rapport à leur propre pratique (Castro, 1992, p. 95-103). Diplômés par un système en complète refonte et contraints de concevoir avec l’héritage moderne, les architectes de cette génération4 vont choisir de se construire en rupture de leurs prédécesseurs, ceux-là mêmes qui sont accusés d’avoir produit des « espaces sans complexité » (Cantal-Dupart, Castro, 1985, p. 22), à l’opposé de l’idée même de ville.

13En l’absence de modèles disciplinaires éprouvés, les architectes sont contraints de se tourner vers d’autres champs. Malraux, Bachelard, Barthes, Lacan, Perec, Derrida, Foucault, constituent le nouveau corpus de référence de cette génération en quête d’outils renouvelés de compréhension de l’espace construit. Dans ce contexte, les travaux d’Henri Lefebvre rencontrent un intérêt particulier. La visée démocratique de ses travaux et sa réflexion sur les rapports du centre à la périphérie vont largement inspirer les deux instigateurs de Banlieues 89, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart. Ils adhèrent à l’idée selon laquelle la ville moderne a privé les banlieues de « centralité » et par extension a défait ses habitants de leur citoyenneté. Or pour Henri Lefebvre, pour retrouver une société démocratique, il est nécessaire de promouvoir « une réappropriation collective de l’espace urbain » (Garnier, 1994, p. 134). Une idée qu’il développe notamment dans son ouvrage Le Droit à la ville.

14Réinterprétant plus ou moins librement les travaux du philosophe, les acteurs de Banlieues 89 se font les défenseurs d’un « espace urbain, capable de sécréter une citoyenneté démocratique » (Dollé, 1989, p. 1). Ce positionnement est théorisé par Jean-Paul Dollé dans plusieurs des textes qu’il rédige pour la mission. Le philosophe précise cette approche lors des secondes assises de la mission à Nanterre en mai 1989 : « La forme ville est la forme enfin trouvée qui réconcilie la nécessaire universalité du droit en démocratie avec la pluralité des goûts, des mœurs et des "looks" des innombrables tribus habitant la même ville » (Dollé, 1989a, p. 9). En ce sens, la ville est considérée comme le lieu où se relativisent les différences et s’atténuent les inégalités. C’est aussi ce qu’explicite la phrase manifeste de la mission : « faire des banlieues aussi belles que les villes » (Mézergues, 1983, p. 9). Les habitants de la banlieue ne peuvent espérer retrouver leur place dans la société que sous réserve que leur environnement bâti prenne de la valeur et que la « ville centre » se réconcilie avec sa périphérie. Mais l’intervention architecturale et urbaine n’est envisagée que comme l’un des multiples leviers de développement de cette « civilisation urbaine ». Pour initier un mouvement culturel global, les acteurs de Banlieues 89, vont en effet promouvoir d’autres actions auxquelles les écrivains vont de nouveau être associés.

Démocratie urbaine

15La seconde exposition du « Grand-Paris » s’ouvre le 10 juillet 1986 à la Galerie des Brèves du Centre de Création Industriel (CCI) de Beaubourg. Si elle reprend peu ou prou les éléments présentés à Enghien-les-Bains en 1985 – cartes monochromes, maquette fluorescente et dessins aquarellés – en revanche, la série de manifestations qui l’accompagne mérite qu’on s’y arrête. En marge de l’événement, se déroule en effet la seconde édition du festival « Banlieues 89 – Fêtes et forts ». Il prend place tout l’été 1986 dans les forts désaffectés de la région parisienne. Sa programmation associe diverses manif stations : bals, course cycliste, concerts, compétitions de hip-hop, projections de film, ateliers de danse, etc. Pour relier l’exposition du CCI au festival, les organisateurs programment des voyages en bateau depuis le centre de Paris jusqu’en banlieue. Le « légende des flots » est affrété pour l’occasion.

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Figure 3 : Photographie du « Légende des flots », 1986. Source : Archives du Centre Pompidou/CCI, 1995W052/52 © ACP.

16C’est dans ce cadre que les écrivains sont de nouveau conviés. Parmi les invités, on retrouve Ania Francos, Jean-Philippe Toussaint, Michel Butel et Daniel Lindenberg. Les acteurs de la mission leur proposent de contribuer à la réalisation d’un « cadavre exquis littéraire » sur la banlieue au travers d’un texte de leur choix. Les résultats de cette entreprise sont retranscrits dans un ouvrage publié en décembre 1986. Éditée par le CCI, la publication est dirigée par Hélène Bleskine et l’urbaniste Claude Eveno. Tout autour : Banlieues d’images et d’écriture, compile des productions de différentes natures, écrites mais aussi graphiques : photographies, reproductions d’œuvres, dessins. Sur les quatre-vingt contributeurs, près des deux-tiers sont des écrivains et poètes. Leur production se concentre dans trois chapitres. Le premier, « Dérive dans le mythe », rassemble les textes des écrivains s’étant prêtés au jeu des traversées en bateau sur la Seine et ses canaux. Il est intéressant à ce titre de noter la mobilisation d’un vocabulaire faisant directement référence aux expériences des surréalistes et situationnistes dont certains acteurs de Banlieues 89 se revendiqueront les héritiers.

17Dans son texte, « Banlieues, bord de Seine », Jacques Teboul dépeint un univers banlieusard en suspens, immobile, contrastant avec son propre mouvement, inhérent à la progression du bateau. Il décrit les individus présents sur le halage comme « des corps debout, silencieux, immobiles » (Teboul, 1986, p. 59). Ils sont pour lui des êtres anonymes perdus dans ces territoires de l’exclusion. Cette description d’une banlieue laissée pour compte revient dans plusieurs des textes de ce chapitre. Elle s’accompagne de la mobilisation du champ lexical de l’enfermement et de la séquestration. Le banlieusard est tenu à distance du centre, retenu captif par son lieu de vie.

18La présence de ces récits de parcours réaffirme l’engagement de Banlieues 89 en faveur d’une exploration sensible des territoires, un engagement incarné dans cette figure de l’écrivain-arpenteur. Néanmoins, la vision distanciée de l’écrivain s’inscrit ici dans une certaine tradition de l’intervention en banlieue. Il s’agit de repérer des territoires en désuétude pour les transformer.

19Le contenu des textes présents dans les deux chapitres suivants reflète une approche plus innovante. Cette approche fait écho à l’idée de « civilisation urbaine » dont il était question précédemment. Dans le chapitre « images et pages » le récit autobiographique et fictionnel tient une part importante. Georges Conchon décrit ainsi son enfance en banlieue. Avec le « on » de la troisième personne du singulier, l’écrivain se positionne en porte-parole de la communauté qu’il forme avec les autres habitants. Le collectif passe au premier plan et sert l’image d’une banlieue solidaire. Le territoire de l’exclusion est représenté comme faisant communauté. Comparant sa vie actuelle dans le centre de Lyon à son enfance en banlieue, Azouz Begag convoque également l’image d’un espace banlieusard qui fait communauté. Il écrit ainsi : « Quand tu habites dans un bâtiment depuis toujours, (…) tu connais tous les visages des locataires, tu vois les petits grandir, tu vois les vieux vieillir, tu fais corps avec la carcasse du rectangle dix-sept étages par huit allées » (Begag, 1986, p. 114). Avec le récit autobiographique, c’est l’image d’une banlieue incarnée et vivante qui transparait. La représentation littéraire est envisagée comme à même de valoriser les espaces dont elle se saisit. Elle met en lumière une culture de banlieue qu’il convient de dédramatiser. En renforçant les identités locales au lieu de les stigmatiser, les écrivains participent à la stratégie des acteurs de la mission qui est de rompre avec les démarches traditionnelles de développement social. En cela on peut considérer que la production littéraire participe non plus uniquement d’un projet architectural et urbain, mais d’un projet de société.

Intellectuel fabriquant

20Ce rôle attribué à l’écriture dans l’expression d’un projet de société peut être rapproché de la pratique de l’écriture de Roland Castro. En effet, en plus des références littéraires que l’architecte mobilise régulièrement, il est intéressant de noter qu’il va lui-même se tourner vers l’écriture. Très tôt, il mobilise ce médium pour s’exprimer et diffuser ses idées. Dès la fin des années 1960, il participe activement à Melp !, revue de l’École des Beaux-Arts qui diffuse une critique marxiste de la production architecturale. Dans les années 1970, Roland Castro participe également à la rédaction de Tout !, journal d’extrême gauche proche du mouvement Vive la Révolution que l’architecte codirige avec Tiennot Grumbach. Roland Castro s’essaye également à l’écriture dans le cadre de ses fonctions d’enseignant au sein de l’unité pédagogique n°6 – qui deviendra l’école d’architecture de Paris-La Villette. Le résultat le plus emblématique de cette recherche de sens par l’écriture est la publication en 1973 des Fondements théoriques de l’architecture accompagné du récit illustré d’une traversée du réel. Mi-programme d’enseignement, mi-manifeste, le document s’inspire directement du cadre théorique lacanien.

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Figure 4 : Représentation graphique des « fondements de l’architecture » Source : Buffi Jean-Pierre, Roland Castro, Jean-Paul Dollé, Antoine Grumbach, Guy Naizot, Christian de Portzamparc et Gilles Olive, Les fondements théoriques de l’architecture accompagnés du récit illustré d’une traversée du réel, sans lieu, 1973, p. 67. Archives nationales, 20110268/3.

21Il est rédigé en collaboration avec six autres enseignants d’UP6, dont Jean-Paul Dollé. Dans son texte écrit en mai 1973, Roland Castro écrit : « Le sens du sens – dès qu’il y a sens il y a production de l’idée de sens à savoir que dans la cathédrale de Sens je ne pense pas qu’au Bon Dieu – mais bon dieu, qu’est-ce que j’y pense, à l’Autre. » (Castro, 1973, p. 24). Ce court extrait révèle l’entremêlement, voire le bricolage d’appareils théoriques issus de différents champs conceptuels. Tous ses écrits révèlent en effet des processus de métissage et de réappropriation artisanale d’appareils théoriques issus par exemple de la psychanalyse, de la littérature, de la sémiologie ou encore de la philosophie. L’architecte a la volonté d’élaborer un nouvel outil de compréhension par l’exercice spécifique de l’écriture.

22La dizaine d’ouvrages qu’il publiera par la suite est également représentative de cette dimension expérimentale de l’écriture. S’ils sont à considérer comme des témoignages autobiographiques, ils peuvent également être assimilés à d’autres genres littéraires comme le manifeste ou le pamphlet. Ils sont d’ailleurs difficilement classables. À titre d’exemple, son premier ouvrage, 1989, est décrit en quatrième de couverture comme « une forme littéraire originale qui tient du poème, de la chanson, de la satire, du réquisitoire et du tract. » (Castro, 1984, quatrième de couverture)

23En s’attaquant à ces genres littéraires canoniques, Roland Castro affirme sa volonté de dépasser son statut d’architecte et les formes littéraires qui lui sont traditionnellement attachées. Géraldine Molina, qui s’est intéressée à cet investissement de la littérature chez plusieurs architectes de cette génération, considère que chez Roland Castro l’écriture revêt une fonction de représentation de soi. Pour l’architecte, il s’agit de se mettre en scène comme un « acteur appartenant à la ‘classe intellectuelle’ » (Molina, 2010, p. 522). Ce positionnement fait écho à la figure de l’architecte intellectuel, figure qui, selon l’historien de la culture Pascal Ory, apparait au XXe siècle et désigne le professionnel capable d’intellectualiser sa démarche et de porter un projet de société. À cette désignation, Roland Castro préfère celle qu’il invente d’un « intellectuel fabriquant » (Castro, 2016, p. 25). Il s’agit d’un moyen pour lui de sortir de la dichotomie entre l’architecte-intellectuel d’un côté et l’architecte-constructeur de l’autre. Pour lui, ces deux positionnements coexistent et doivent appartenir à une même dynamique. L’écriture est source du projet et le projet source d’écriture. « Projet » étant ici entendu au sens large et non uniquement limité au projet architectural.

Lumières de la ville

24La nomination de Jacques Chirac à la tête du gouvernement en 1986 constitue un virage décisif pour Banlieues 89. La diminution drastique des crédits accordés à la mission et son déménagement de la rue de Varenne entrainent le départ d’un grand nombre de ses collaborateurs, dont Michel Cantal-Dupart. Ainsi privée de ses ressources financières et de son appui institutionnel, Banlieues 89 est mise en sommeil. Après la réélection de François Mitterrand en 1988, Banlieues 89 reprend des activités plus théoriques dans le cadre de la Délégation interministérielle à la ville (DIV) nouvellement créée par le gouvernement de Michel Rocard. Son travail comprend trois missions principales : l’animation d’un séminaire pluridisciplinaire intitulé « Civilisation urbaine », la création d’une École des Hautes Études urbaines, et l’édition de la revue Lumières de la ville. Ce dernier projet est particulièrement intéressant. Dirigée par Jean-Paul Dollé, la publication est entièrement financée par la Délégation interministérielle à la ville. Elle se constitue néanmoins comme une entité indépendante de l’institution. En témoigne le compte-rendu de la réunion du 31 mai 1991 dans lequel est précisé le souhait du Ministère de la ville de se décharger de toute responsabilité sur le contenu de la revue.

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Figure 4 : Couverture du numéro 4 de Lumières de la ville. Source : Lumières de la ville, no 4, 1991.

25Lumières de la ville est imaginée comme un « lieu de rencontre où débattent les architectes, les maires, les écrivains et les philosophes ». L’attention n’est désormais plus uniquement portée sur la banlieue mais sur la ville dans ses « dimensions politique, esthétique et éthique » (Dollé, 1989b, p. 1). Son titre fait référence au film éponyme de Charlie Chaplin, à la ville babylonienne et à la philosophie du xviiie siècle. De cet optimiste projet éditorial résultent sept numéros publiés entre 1991 et 1993. Sur la centaine de contributeurs, une vingtaine sont écrivains et poètes. Avec les architectes, ce sont les plus représentés. D’autres catégories d’acteurs, parmi lesquels artistes, sociologues, philosophes et médecins participeront dans une moindre mesure à la publication. Contrairement à l’ouvrage édité par le CCI, la majorité des textes rédigés par des écrivains sont des essais. Certains, comme le texte de Zoulika Boukott dans le quatrième numéro, sont des retranscriptions de discours. Intitulé « Le réveil de la négresse blanche », le texte de l’écrivaine est particulièrement intéressant. Il associe récit autobiographique et réflexions sur les rapports entre ville et immigration. Dans ce texte, la première personne du singulier du récit de soi alterne avec la troisième personne du pluriel de celui qui observe à distance. Ce constat souligne la transformation opérée par l’écrivain dans ce projet d’écriture. L’écrivain effectue un pas de côté hors de son champ d’expertise et se fait spécialiste de l’urbain. La démarche peut être comparée à celle de l’architecte homme d’action qui s’érige en intellectuel.

26En cela, on peut considérer que Lumières de la ville constitue le point d’orgue de cette collaboration entre écrivains et architectes. La production écrite dans ce cadre incarne à elle seule le double rôle que les architectes de Banlieues 89 confèrent à l’écrivain : celui de révélateur d’imaginaire et d’expert de la ville.

Perspectives

27Instituant un protocole inédit au sein des politiques urbaines, cette collaboration dans le cadre de Banlieues 89 a consolidé un réseau d’architectes et d’écrivains autour de la question du devenir urbain des banlieues. Elle a débouché sur une production littéraire spécifique qui intéresse directement le processus de conception du projet architectural, urbain et politique. Ces métissages entre architecture et littérature ont participé à transformer durablement le champ de la pratique professionnelle des architectes. À titre d’exemple, si l’on observe la constitution de l’équipe de Roland Castro pour la consultation du Grand Paris lancée par Nicolas Sarkozy en 2008, on constate que plusieurs acteurs sont issus de la littérature et de la poésie5. Cette collaboration donnera lieu l’année suivante à la publication de l’ouvrage Le Grand Paris est un roman auquel une vingtaine d’écrivains participeront.

28Il est également intéressant de constater que la collaboration entre architectes et écrivains va pénétrer les enceintes de l’enseignement de l’architecture. Dès 1996, deux des acteurs de Banlieues 89, Hélène Bleskine et Jean-Pierre Le Dantec, vont mettre en place un cycle de rencontres à l’École d’Architecture de Paris-La Villette intitulé « Architecture et Écriture : des passerelles dans la ville ». Il est composé d’évènements dont le principe repose sur un dialogue public entre un architecte et un écrivain, poète ou philosophe. Trois des six des intervenants ont participé aux publications de Banlieues 896. Ces conférences rencontreront un succès notable et donneront lieu à la création d’un cycle de cours éponymes. Alors que la culture d’avant 1968 dans l’enseignement de l’architecture était une culture du plan et du dessin graphique, vont progressivement s’organiser des ateliers d’écriture, bientôt transformés en cours permanents.

29Enfin, on peut considérer la participation des écrivains à des évènements architecturaux d’envergure nationale. Le Pavillon de l’Arsenal, centre d’exposition d’architecture à Paris, réalise depuis 2020 une série de vidéos qui donnent la parole à des écrivains sur Paris et sa banlieue. Chacun est invité à écrire puis lire un texte du genre littéraire de son choix en lien avec un bâtiment, un quartier ou un thème du « Grand Paris ». Organisé en partenariat avec La Métropole du Grand Paris et la Caisse des Dépôts, « Le Grand Paris des écrivains » en est aujourd’hui à sa troisième saison. En participant à la diffusion d’imaginaires dans le cadre de ce projet urbain d’envergure, ce cycle contribue à acter le rôle accordé à l’écrivain dans le processus de conception d’un projet à horizon opérationnel.