Colloques en ligne

Camille Islert et Wendy Prin-Conti

Préambule

Foreword 

1S’interroger sur les conditions de possibilité d’une théorie littéraire écrite par les femmes à la Belle Époque conduit à adopter une posture de doute méthodique. Cela engage, d’une part, à questionner les limites mêmes de la notion de « théorie » et, d’autre part, à mettre en cause les partis-pris sur lesquels s’est longtemps fondée notre histoire littéraire.

2L’objet de cette étude invite à la prudence, tant il est labile, pluriel. Il force en somme à la nuance. Les femmes auteures de la Belle Époque ont en effet pratiqué une grande variété de genres littéraires (de la critique littéraire au roman, en passant par le théâtre ou l’essai). Rares sont celles à avoir bénéficié d’une forme de reconnaissance de leur vivant, et à la visibilité que la légitimation par les institutions confère. Plus rares encore sont celles que nos anthologies contemporaines ont retenues. La manière de théoriser de ces femmes a, de fait, pris des formes diverses. Le contenu de leurs discours n’est pas davantage univoque. Quelques invariants se dégagent néanmoins, pour peu que l’on tâche d’adopter un regard surplombant.

3Observer la constitution d’une théorie littéraire féminine, entre 1890 et 1914, conduit à relever pas moins de quatre tensions, qui nous paraissent constitutives de cet objet. Son essor, réel, est d’abord un essor contrarié par la violence des critiques qu’il ne manque pas de soulever, et par les obstacles, nombreux, qu’une certaine misogynie imprégnant les pratiques sociales ne cesse de dresser (I). Le discours que tiennent les femmes sur leur pratique littéraire tend également à s’inscrire dans des topoï par définition figeants, que la critique reprendra volontiers à son compte, retournant contre elles leurs propres armes (II). Si elles prennent la plume pour évoquer leur conception de la littérature, force est de constater que les femmes choisissent la marge. Loin des déclarations d’intention tonitruantes, elles se déportent vers les traductions, les comptes rendus, les enquêtes, ou bien le péritexte. En somme, si cette théorie existe, elle ne dit pas son nom (III). La nouveauté des propos tenus par les femmes de même que la spécificité de leur geste critique doivent enfin être questionnées (IV).

1. Un essor contrarié

4Si nous choisissons de concentrer nos regards sur la charnière des XIXe et XXe siècles, c’est que la Belle Époque constitue un moment décisif pour la production littéraire féminine. Durant cette période, les femmes sont de plus en plus nombreuses à prendre la plume : elles étaient 2133 en 1894, et sont désormais 3500 en 1910 (Izquierdo, 2009, p. 36-39). Cet essor s’accompagne de surcroît d’un début de reconnaissance institutionnelle. À titre d'exemple, le prix Archon-Despérouses, prix annuel de poésie remis par l’Académie française, récompense pas moins de 25 femmes entre 1889 et 19141. Ces dernières acquièrent une visibilité nouvelle. Si leur œuvre est reconnue et commentée, leur image photographique est de plus en plus diffusée2, à mesure que l’on s’approche de la Première Guerre mondiale. Cette évolution est évidemment liée aux progrès de la scolarisation des femmes. À l’université, leur nombre quadruple entre 1900 et 19143. À la veille du conflit, les premières thèses de doctorat en lettres et en philosophie écrites par des femmes sont soutenues. Si cette formidable émancipation a souvent été soulignée, elle ne va pourtant pas sans ambiguïtés ni entraves.

5L’essor de la production littéraire des femmes est tout à la fois relatif et contrarié. Relatif, d’abord, parce que les femmes qui écrivent, qui réfléchissent à leur pratique et qui sont entendues appartiennent, à la Belle Époque, à un milieu social restreint : il s’agit avant tout d’aristocrates ou de grandes bourgeoises, souvent parisiennes. Ces femmes bénéficient du reste fréquemment du soutien symbolique ou financier d’une figure tutélaire masculine (père, mari, amant, parrain, etc.), lequel permet de légitimer leur propos ou d’appuyer leur entrée sur la scène artistique.

6Le paysage littéraire du tournant 1900 n’est accueillant que pour certaines femmes, et sous certaines conditions. Patricia Izquierdo a notamment montré que le retour en grâce des œuvres poétiques de femmes était en partie dû à la métamorphose esthétique qui délaisse l’idéalisme triomphant de la fin-de-siècle pour un goût vitaliste de la nature. C’est encore pour bonne part en tant que poésie spontanée, naturelle, qu’est tolérée cette production nouvelle4. En atteste l’essai de Charles Maurras qui, en 1905, rassemble une majeure partie des poètes femmes contemporaines sous le sceau du « romantisme féminin ». Les femmes auteures de la Belle Époque sont héritières d’un siècle dont la misogynie s’est durcie dans la sphère littéraire, atteignant autour de 1870 un seuil symbolique avec la popularisation de la figure grotesque du bas-bleu5 sous la plume de Barbey D’Aurevilly. Alors que le paradigme romantique redéfinit le génie au détriment des femmes, comme l’a bien montré Adrianna Paliyenko ([2016] 2020, introduction) celles qui écrivent tout de même apparaissent, de plus en plus nettement, comme des contradictions à l’ordre littéraire autant qu’à la hiérarchie sociale des sexes. Dès lors, dans un geste de garantie de la norme, leur production se trouve fréquemment réduite à n’être qu’une copie plus ou moins dégradée des œuvres masculines. Elle tend aussi à être présentée comme un ensemble homogène, caractérisé par certaines qualités acceptables (la spontanéité ou la sincérité, notamment). Ces deux tentations ont en commun de dénier aux femmes toute capacité de réflexion, toute influence sur le monde littéraire, et partant, tout penchant à la théorisation. Celles qui affichent de véritables ambitions littéraires se trouvent encore, au tournant du siècle, violemment attaquées : en témoigne notamment le Massacre des Amazones d’Henri Ner, publié en 1899 et dont le titre est éloquent...

7Indice de cet essor contrarié, les femmes éprouvent encore autour de 1900 la nécessité d’emprunter des noms masculins pour signer leurs œuvres, dans l’espoir d’accéder plus aisément à une forme de reconnaissance, ou peut-être d’échapper aux lectures réductrices et aux critiques acerbes. Plusieurs d’entre elles sont évoquées dans les articles de ce volume, à l’image de Daniel Lesueur6, ou encore Jean Dornis7. Pour Renée Vivien, c’est d’abord une signature neutre, tronquée en R. Vivien8, qui est adoptée. Quant à Colette, on sait qu’elle signa un temps ses œuvres du nom de son époux Willy.

8Si donc la production littéraire des femmes croît très sensiblement, et si ses lieux de diffusion se multiplient – outre les maisons d’édition, la presse et les revues littéraires jouent un rôle décisif – le présupposé d’une écriture qui ne se pense pas reste tenace au tournant du siècle. Il apparaît même comme une condition sine qua non à la tolérance de façade qui semble marquer la Belle Époque.

2. Un propos (auto-)dévalué

9Il faut bien reconnaître que les essais et manifestes produits par des femmes à la Belle Époque sont rares, voire quasiment inexistants. Par ailleurs, les femmes qui émettent des commentaires littéraires tendent à ne parler que de leur propre pratique, loin de toute volonté de faire école ou mouvement. Dans La Petite sœur de Balzac, Christine Planté établit un lien entre la difficulté à proclamer un je féminin et la rareté des écrits théoriques de femmes, dans la mesure où ceux-ci exigent, de manière exacerbée, « une énonciation assertive rigoureuse, garante de leur validité et à même d’imposer un point de vue » ([1989] 2015, p. 284). Son constat autour de la littérature du XIXe siècle vaut encore dans les premières années du XXe siècle :

Au XIXe siècle les femmes écrivains, se conformant apparemment à la modestie de rigueur recommandée à leur sexe, semblent s’être souvent peu souciées de querelles d’école, abstenues de déclarations fracassantes, de proclamations théoriques et de manifestes. (2003, p. 666)

10Christine Planté rappelle que les « femmes poètes n’ont souvent pas facilité à leurs lecteurs la remise en cause des clichés », puisqu’elles ont le plus fréquemment « publié leurs œuvres sans déclaration d’intention, sans prise de position théorique, - autant dire sans mode d’emploi » ([1998] 2010, p. 38).

11Elles ont parfois même pu se plier aux attentes de lecture en revendiquant une poésie inspirée, jaillissant sans travail : comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore écrivant à Sainte-Beuve que la musique « roulait dans [s]a tête malade » et « arrangeait [s]es idées, à l’insu de [s]a réflexion ». Cette modestie de rigueur, qui encourage les femmes à se présenter en soupirantes inspirées, est toujours d’actualité autour de 1900. Nicole G. Albert rappelle notamment le travail d’Anna de Noailles pour se façonner une « image publique de muse alanguie » (2019, p. 218). Si une Natalie Barney, qui délaisse assez vite la poésie, semble s’amuser de cette modestie conventionnelle dès ses Quelques portraits-sonnets de femme (1900), comme le montre Camille Islert, nombre sont les créatrices qui, à l’égal de leurs aînées, minorent la portée théorique de leurs écrits en les dévalorisant ou en usant d’ironie (Planté, [1989] 2015, p. 284).

12 Outre qu’elles ne portent que très rarement des discours généraux sur la littérature, il arrive bien souvent que, ne s’autorisant pas à penser au-delà de la catégorie dans laquelle elles se trouvent d’office intégrées, les femmes n’émettent de pensée théorique qu’au sujet de la littérature dite « féminine », corroborant dès lors l’idée qu’il y aurait une cohérence à la penser comme un groupe de textes homogène. « Je crois au génie féminin », assure Delarue-Mardrus dans un entretien au journal Le Temps en 1911. Cette dernière reprend du reste à son compte la théorie de l’incompatibilité entre femme et originalité : « Est-ce qu’une femme déjà s’est révélée créatrice ? Où est la femme qui a inventé quelque chose d’utile au progrès de l’humanité ?9 »

13Une tentation inverse, explorée elle aussi tout au long du XIXe siècle, consiste à mettre en avant une virilité d’écriture. Pour plusieurs des femmes auteures de la Belle Époque, cette posture prend parfois la forme de déclarations explicites de désolidarisation des luttes féministes, souvent en contradiction avec les idées développées au sein de leurs textes. C’est le cas pour Rachilde qui, malgré la force subversive que contient son œuvre, publie dans les années vingt l’essai Pourquoi je ne suis pas féministe (1928). Avant elle, Lucie Delarue Mardrus fait paraître dès 1906 une chronique résolument antiféministe, « Du chignon au Cerveau », dans le journal Le Matin. Même Valentine de Saint-Point, comme le rappelle Anne Tomiche, qualifie le féminisme d’ « erreur politique » dans son Manifeste de la femme futuriste ([1912] 2005, p. 12).

14Qu’ils tiennent de la tentative de légitimation ou de véritables points de vue sur la hiérarchie des sexes, ces gestes d’apparence contradictoire tendent à se retourner contre les femmes auteures. L’analyse en catégorie, notamment, est largement reprise par les historiens de la littérature qui, les présentant bien souvent ensemble dans des ouvrages, des anthologies, parfois simplement des sous-parties dont le fil conducteur est celui de la féminité, participent à gommer les singularités et les innovations individuelles, mais aussi les liens volontaires comme les rivalités et les oppositions. On ne peut ainsi que regretter, dans la thèse de Michel Décaudin sur La Crise des valeurs symbolistes, de trouver dissociées du reste du champ poétique cinq femmes, rassemblées sous le sceau du « lyrisme féminin », ou bien encore de lire à propos de Renée Vivien qu’elle « n’a rien de commun avec les différents mouvements poétiques de l’époque » ([1960] 2013, p. 159).

15 À la rareté des textes s’ajoutent, on le voit, ces biais de réception qui participent à nous transmettre l’idée que les femmes de lettres évolueraient dans un vaste désert théorique. Il convient toutefois de nuancer cette vacance : plutôt que de déplorer l’absence de pensée littéraire des femmes en limitant l’existence de la théorie à ses formes conventionnelles, il est possible de choisir d’aller la chercher là où elle se trouve, même si cela implique de questionner les limites de l’objet et de composer avec de nouvelles difficultés d’analyse.

3. Le choix des marges

16Il est sans nul doute que le contenu du présent volume déstabilisera ceux qui s’attendraient à y trouver exhumés des manifestes en bonne et due forme. C’est que la question du support de diffusion de la théorie est centrale. Si quelques femmes se distinguent par la production explicite – voire volontairement provocatrice – de manifestes, comme c’est le cas de Valentine de Saint Point dont les commentaires sur l’art sont analysés par Anne Tomiche, l’immense majorité de leurs écrits sur la littérature se déploient dans les péritextes (préfaces, postfaces), dans les épitextes (correspondances, entretiens, discours, manuscrits, journaux personnels), dans des supports littéraires tiers (revues, journaux, critiques d’œuvres) ou au sein même de la fiction.

17Nous voilà donc confrontés à une théorie « qui ne dit pas son nom », qui avance souvent masquée. Puisqu’elle se déploie dans des revues, au détour ou en négatif du commentaire d’autres œuvres, comment, précisément, distinguer cette théorie de la critique ? Lucile Dumont montre comment critique et théorie se trouvent progressivement définies à la charnière des XIXe et XXe siècles et comment leur enracinement progressif contribue à expliquer la mise à l’écart des femmes. Quand les idées théoriques sont intégrées à l’œuvre, d’autres interrogations fondamentales se posent, synthétisées par Didier Eribon dans Théories de la littérature au sujet de Marcel Proust :

[…] qui est l’auteur de la théorie qui figure dans tel livre ou dans tel passage d’un livre. Est-ce l’écrivain ? Est-ce le narrateur ? Est-ce le personnage qui tient le discours rapporté par le narrateur, etc. ? Et l’on doit également se demander si l’auteur souscrit aux théories énoncées par un de ses personnages ou même par le narrateur ; et s’interroger, par conséquent, sur le statut de la théorie présentée dans un roman ou dans un cycle romanesque : est-ce celle que l’auteur souhaite avancer, celle qu’il veut dénoncer, etc. ? (Éribon, 2015, p. 7)

18Ce rappel, qui peut sembler évident, a cela de particulier face aux œuvres produites par des femmes que l’on y considère peut-être plus volontiers la voix narratoriale, à la suite de la tradition critique dix-neuviémiste, comme une émanation directe de la pensée de l’auteur. Renée Vivien l’a bien compris, lorsqu’elle évoque à Jean Charles-Brun le piège tendu au lecteur par le je de son roman Une femme m’apparut : « […] la psychologie a-t-elle jamais valu grand-chose ? et que diable voulez-vous qui pense à s’intéresser à la psychologie particulière de ce Je qui est fadasse à gifler » (2020, p. 189). Là, de longs passages théoriques qui, à bien des égards, éclairent l’œuvre en vers, sont prêtés au personnage de San Giovanni, perturbant cette fusion tacite entre femme auteur et instance d’énonciation. Nicole G. Albert rappelle, dans le présent volume, que la théorisation de Vivien réside précisément dans cette exploration d’une énonciation neutre. Comme l’a analysé Christine Planté dans La Petite sœur de Balzac, le je dans les œuvres de femmes est, à rebours des idées reçues, souvent caractérisé par une plus grande incertitude (Planté, [1989] 2015, p. 276), qui contamine aussi les péritextes et épitextes. Quel degré de sincérité peut-on prêter à un énoncé théorique au sein d’une correspondance, par exemple, lorsque l’on connaît les obstacles matériels et les contraintes symboliques imposés aux femmes de lettres ? La recherche de la pensée théorique des femmes à la Belle Époque invite à explorer les marges de la définition même de l’objet « théorie » : il faut recomposer un puzzle toujours fragile, lutter contre la tentation de forcer des intentions, ainsi que nous y invite Christine Planté dans son avant-propos.

19Pour autant, il ne s’agit pas là d’un geste nouveau, et l’on aurait tort d’avancer que cette théorie sans théorie est une spécificité féminine. Il a même pu être admis que le plus important de la théorie d’un auteur pouvait résider dans son œuvre et non dans les essais produits parallèlement. Le structuralisme a eu le mérite de rappeler que les manifestes et essais étaient toujours débordés par une production littéraire qui ne pouvait être limitée aux intentions esthétiques exprimées par l’auteur. Face à bon nombre d'œuvres masculines, l’absence d’escorte théorique n’empêche pas nécessairement le geste d’enquête : songeons à celles de Julien Gracq, ou de Borges, par exemple. Cette porosité n’est donc pas exclusive, mais on peut penser qu’elle se trouve tout à la fois exacerbée dans les œuvres de femmes, à un moment où le discours théorique traditionnel est encore largement inaccessible, et déconsidérée, par une réception peu prompte à y valoriser une pensée novatrice. Rappelant que Colette s’est abstenue de déclaration esthétique, et qu’elle a même travaillé à miner dans sa production littéraire toute prétention théorique, Marie-Charlotte Quin montre comment une réflexion sur le langage et la pratique d’écriture s’immisce malgré tout dans ses œuvres – notamment par le biais du travestissement, stratégie que l’on retrouve chez plusieurs de ses contemporaines –. C’est par un regard archivistique ou intra-fictionnel que l’on saisit souvent les bribes théoriques élaborées par des autrices qui, au-delà de s’abstenir de commentaires explicites, s’attèlent parfois à rappeler avec une ironie plus ou moins palpable leur propre incapacité à penser la littérature. Cette posture de dérision, qui consiste à reprendre à son compte le discours dominant sur la capacité réflexive des femmes tout en le contredisant, se retrouve chez bon nombre des contemporaines de Colette : pensons par exemple à Renée Vivien et au personnage grotesque du critique et traducteur Pétrus dans Une femme m’apparut. Ce second degré s’offre comme un allié de poids dans le déploiement d’une théorie en négatif, mais aussi comme une barrière à la lisibilité de la réflexion.

20Il ne faut cependant pas tomber dans la caricature et renforcer l’invisibilisation des quelques essais et manifestes qui ont effectivement été publiés : certaines femmes exploitent ces formes canoniques, comme Jean Dornis, mais aussi Valentine de Saint-Point dont Anne Tomiche rappelle qu’elle ne produit pas moins de quatre textes théoriques entre 1912-1914 qui, s’ils ne sont pas directement portés sur l’objet littéraire, imposent des concepts esthétiques qui s’y appliquent. D’autres femmes, telle Rosemonde Gérard, se prêtent à l’exercice de l’anthologie, occasion de sélectionner (c’est-à-dire, déjà, de donner un avis) et de commenter les œuvres de ses prédécesseures et de quelques-unes de ses contemporaines. Quant à Henriette Charasson, c’est au travers de comptes rendus publiés dans la presse qu’elle livre ses conceptions “classiques” de la chose littéraire, dans la droite ligne de la pensée maurrassienne. C’est entre autres observations le rappel établi par Wendy Prin-Conti. L’espace de la critique littéraire se fait encore lieu privilégié dans la diffusion d’idées neuves. On pense ici, bien sûr, à Rachilde et sa chronique des romans dans le Mercure de France. Marie-Pier Tardif explore quant à elle le cas de la presse anarchiste. Elle montre ainsi comment, s’appuyant sur l’exercice de la traduction, les femmes-critiques investissent l’espace journalistique et participent à la transmission d’une pensée révolutionnaire sur la littérature.

21La théorie littéraire féminine à la Belle Époque existe donc bel et bien, à condition, d’une part, de donner tout leur poids aux quelques essais produits, et, d’autre part, de reconsidérer les frontières de l’objet en prenant en compte les difficultés matérielles et symboliques qui restreignent les femmes auteurs, les enjoignant à choisir des voies de diffusion indirectes ou implicites. Dans cette mesure, on pourrait même, comme Adrianna Paliyenko le suggère dans Envie de génie, considérer que les œuvres de femmes, au long du XIXe siècle et dans la mesure où leur existence même est une contradiction aux théories masculinistes de l’époque, sont portées à devenir intrinsèquement des contre-discours sur la création littéraire et le génie :

Dans le contexte du “combat discursif” de la résistance symbolique, en France au XIXe siècle, théorisé par Richard Terdiman, les femmes qui ont cherché à s’exprimer [...] ont participé tant aux discours genrés qui constituaient les canons de la critique de l’époque qu’à l’histoire des idées, et ce en élaborant leurs œuvres comme autant de contre-discours. (Paliyenko, 2020, p. 11).

22Plus concrètement, certaines œuvres laissent précieusement visibles, dans leurs marges ou entre leurs lignes, des indices qu’il nous appartient de saisir. La théorie, c’est ce que montrera entre autres choses la thèse de Lucile Dumont, n’est pas uniquement catégorie de discours, mais aussi une affaire de labellisation et de valorisation de certaines ressources sociales au détriment d’autres. Il s’agit ici d’aller regarder, avec toute la prudence que les incertitudes et les détournements imposent, du côté de ces ressources encore largement à explorer que sont les textes de femmes. Cette prudence consiste aussi à ne pas confondre valorisation d’une théorie sur la littérature et mise en avant d’une interprétation de la poétique générale d’un texte.

23L’enjeu de ce volume aura été de jouer avec cette difficulté centrale : il ne s’agit pas de dire ce que telle ou telle œuvre de femme fait à la littérature, mais bien de montrer ce qu’elle en dit, angle qui n’est pas sans obstacles.

4. Une nouveauté relative

24Reste à analyser, une fois repéré le texte métalittéraire, son contenu, la force des idées qu’il charrie, sa portée enfin dans la sphère littéraire.

25Il est entendu qu’à la Belle Époque, les femmes n’ont créé ni école ni mouvement. Certaines ont repris à leur compte les théories élaborées par les hommes en ne les infléchissant que très légèrement. C’est le cas d’Henriette Charasson qui, dans ses critiques de La Revue du temps présent, défend un point de vue qui doit beaucoup au classicisme maurrassien alors en plein essor.

26Néanmoins, malgré le rôle dans lequel on cherche à les confiner, il est impossible de réduire les femmes auteures à n’être que de simples imitatrices d’une théorie masculine qui les écraserait. Leur singularité s’assume parfois très explicitement. Ewa Wierbowska montre ainsi comment Marie Krysinska dialogue, dans l’introduction à son dernier recueil de poésie, Intermèdes, avec le Testament poétique de Sully Prudhomme paru seulement deux ans auparavant. Le débat d’idées se joue alors pied à pied. Alexandra Rivart souligne pour sa part comment Daniel Lesueur renouvelle le roman populaire en dépit des critiques virulentes qu’elle affronte. Si elles reprennent des idées ou des discours masculins, les femmes s’emploient aussi à les subvertir subtilement. Geneviève de Viveiros met en lumière la manière avec laquelle Jane de La Vaudère réutilise la mythologie zolienne, pour mieux la renverser. Chez elle, le dérèglement génétique dont souffrent les personnages provient non d’une nouvelle Adélaïde Fouque, mais bien de la lignée paternelle. La décadence de la société est la conséquence d’une hérédité masculine délétère, non d’une faute originelle attribuée au féminin.

27La théorie littéraire féminine est moins visible que celle des hommes. Elle est également plus facilement moquée et, partant, minorée. Il ne faut toutefois pas se montrer trop schématique dans cette opposition tentante. On trouve aussi à la Belle Époque des auteurs masculins qui ne théorisent pas leur pratique, qui ne s’enrégimentent pas dans un groupe, un mouvement, une école, ainsi que le rappelle Wendy Prin-Conti. Il faut se garder de subir le prisme déformant de l’histoire littéraire telle qu’elle s’est constituée. Des pensées sur la littérature ont pu être formulées autrement, discrètement, en mineur. Cela ne les rend pas moins pertinentes ni audibles, désormais que les grands récits téléologiques qui ont longtemps guidé notre lecture du fait littéraire tendent à être remis en question.

28La théorie littéraire féminine à la Belle Époque est on le voit, fondamentalement, un « oui, mais ». Cette nuance à laquelle elle nous contraint explique en partie sa relégation.