Colloques en ligne

Christine Planté

Et pourtant, elles pensent.
À propos d’une théorie littéraire féminine à la Belle Époque

And yet women think.
About a female literary theory in the Belle Époque

Je n’avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m’a mis la plume à la main. Cela n’empêche pas que mes instincts m’aient fait, à mon insu, la théorie que je vais établir, que j’ai généralement suivie sans m’en rendre compte, et qui, à l’heure où j’écris, est encore en discussion. (George Sand, [1855] 1971, II, p. 161)

Dans les arts, les théories ne valent pas grand'chose... […] La vérité est qu'elles n'ont point de valeur universelle. Ce sont des théories pour un. Utiles à un. Faites à lui, et pour lui, et par lui. Il manque, à la critique, qui les détruit facilement, la connaissance des besoins et des penchants de l'individu ; et il manque à la théorie même de déclarer qu'elle n'est pas vraie en général, mais vraie pour X dont elle est l'instrument.

On critique un outil sans savoir qu'il sert à un homme auquel il manque un doigt, ou bien qui en a six. (Paul Valéry, [1926] 1960, II, p. 638)

1Une théorie littéraire féminine à la Belle-Époque ? La question surprend, suscite un certain nombre d’objections, mais retient, même si on n’adhère pas entièrement aux termes dans lesquels elle est formulée.

2Question bien d’aujourd’hui, d’un temps où l’on voudrait, après #Metoo, rendre les femmes partout visibles, y compris en des lieux réputés « masculins » où on ne les attend pas : dans la théorie aussi, donc, – et pourquoi pas la théorie littéraire. Par « théorie littéraire », entendra-t-on une théorie qui porte sur la littérature, ou qui se développe par les moyens de la littérature ? L’appel à contributions invite surtout à prendre en compte la première acception, mais il est difficile de dissocier absolument les deux.

3Disons d’emblée que, pour la plupart des lecteurs, aller chercher à la Belle Époque des théoriciennes de la littérature ne vient sans doute pas spontanément à l’esprit. Si on examine la tradition française, on se tournera plutôt vers le xxe siècle, vers Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute, Julia Kristeva… Pour le xixe siècle, on pensera à la grande intellectuelle que fut Germaine de Staël, dont l’œuvre devrait à elle seule imposer de reconnaître l’apport théorique des femmes dans la culture européenne. À George Sand aussi, malgré le préjugé voulant qu’elle n’ait fait que mettre en récit des idées puisées chez les autres1 – par exemple, dans sa période socialiste, chez Pierre Leroux2 – préjugé dont la critique récente a fait justice pour inviter à découvrir dans ses écrits la cohérence d’une réflexion originale sur la littérature3. Mais on hésite à créditer les écrivaines les plus connues de la Belle Époque – Colette, Anna de Noailles, Renée Vivien… – d’une ambition théorique, qu’elles-mêmes d’ailleurs ne se sont guère souciées de revendiquer, on le sait particulièrement pour Colette. Julia Kristeva rappelle récemment sa réponse aux questions sur le sujet : « Vous voulez encore que je pense, ne suffit-il pas que j’écrive ? » (2023, p. 61)

4Parler de Belle Époque contribue à décourager l’investigation, car ce chrononyme suggère, dans une vision rétrospectivement idéalisée, un temps heureux et révolu de la société française (Kalifa, 2017 ; 2020) dans laquelle le progrès n’aurait pas encore totalement bouleversé les rôles de genre. Certes de plus en plus de femmes font alors des études plus poussées, accèdent à des professions culturelles, artistiques ou scientifiques et, surtout, écrivent, – leurs contemporains tendant d’ailleurs à voir dans le nombre de ces femmes un trait caractéristique de leur temps, on y reviendra. Mais de là à leur attribuer une théorie, le pas est rarement franchi.

5En citant La Petite Sœur de Balzac dans leur texte d’appel, Camille Islert et Wendy Prin-Conti me poussent cependant à admettre une part de responsabilité dans cette drôle de question. Au cours du dernier chapitre, dans une section intitulée « La théorie sans théorie » (Planté, [1989] 2015, p. 284-293), j’attirais l’attention sur la manière dont plusieurs écrivaines importantes dont il avait été question dans le livre avaient pu avancer des positions fortes sur la littérature, et sur leur propre pratique d’écriture, sans pour autant les affirmer comme théoriques et sans qu’elles aient été identifiées comme telles. En cette fin du xxe siècle où la théorie, quoique son déclin soit déjà amorcé, était encore valorisée par la critique savante, le constat de son absence dans une œuvre valant plus ou moins condamnation de celle-ci, j’invitais à reconnaître la présence d’une pensée de la littérature chez Virginia Woolf, Nathalie Sarraute, mais aussi George Sand, en citant notamment le passage d’Histoire de ma vie qui figure en tête du présent article. Mais aucun exemple n’était pris à la Belle Époque. Est-ce à dire qu’il ne s’y en trouve pas ? La question mérite d’être posée, avec cette autre qu’elle suscite : l’absence de théorie (affichée du moins) chez les écrivaines aurait-elle constitué une condition favorable, voire nécessaire, pour qu’une telle floraison de littérature féminine ait pu s’imposer au tournant du siècle, en une sorte d’âge d’or contradictoire ?

6La question est aussi inspirée par le regain d’intérêt4 pour la théorie qu’on observe actuellement dans les études littéraires. Après avoir dominé la recherche dans les années 1960-1970, la théorie y a ensuite longtemps été tenue en suspicion (Compagnon, 1998), voire rejetée, avant de faire retour. On doit se réjouir que ce retour ne laisse pas les femmes hors champ, mais on peut se demander pour quelles raisons il nous importe aujourd’hui de reconnaître aux écrivaines une théorie littéraire (ou des théories, on y reviendra), – au-delà du refus salubre de les voir exclues par principe de quelque domaine que ce soit. On peut espérer que leurs écrits en deviendront plus lisibles et intelligibles, moins soumis aux commentaires et aux interprétations des hommes. Mais se cherche aussi là une reconnaissance, dans une démarche qui comporte ses revers.

Une théorie des écrivaines ?

7Qu’on prenne le mot théorie au sens courant donné par les dictionnaires d’« ensemble d’idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particulier », ou bien au sens plus précis de « Construction intellectuelle méthodique et organisée, de caractère hypothétique (au moins en certaines de ses parties) et synthétique » (Petit Robert de la langue française, 2023), il appartient peu au vocabulaire d’une Belle époque où, par ailleurs, ne règne pas une conviction largement partagée que la théorie serait nécessaire et désirable pour la littérature. Les écrits de femmes ne présentent alors ni la visée totalisante, ni la systématicité, l’abstraction et la conceptualisation qui poussent à reconnaître une dimension théorique à une œuvre. Les rares écrivaines qui s’engagent dans cette voie déclenchent plutôt l’hostilité, et se voient tournées en ridicule ou perçues comme des menaces de désordre. Ainsi Marie Krysinska, dont les premiers recueils ont été plutôt bien reçus par la critique, mais pour qui les choses se gâtent lorsqu’elle se met à revendiquer ses propres innovations formelles et à en fournir une théorisation – en particulier dans l’introduction de son dernier recueil poétique intitulée « Sur les évolutions rationnelles. Esthétique et philologie5 » (Krysinska, 1904). Son cuisant échec à faire entendre son point de vue inspire à Michel Murat ce commentaire :

l’histoire des formes est une affaire d’hommes. […] L’accueil fait non aux poèmes de Krysinska, mais à sa revendication d’un rôle dans l’histoire de la poésie, est frappant, et ne devrait pas être oublié. (Murat, 2010)

8S’abstenir de déclarations théoriques semble donc pour les écrivaines relever d’abord d’une élémentaire prudence, permettant d’atténuer la transgression de l’ordre genré du monde que constitue encore leur activité, quand bien même elle ne s’accompagne d’aucune visée subversive, aux yeux de tous les contemporains qui préféreraient qu’elles restent silencieuses. Depuis l’époque romantique, les critiques ont voulu voir un modèle exemplaire de la réserve intellectuelle qui sied aux femmes chez Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), plaçant d’autant plus haut son œuvre que la poète ne s’était jamais revendiquée savante – ce qui laissait aux hommes toute latitude pour la lire et l’interpréter comme ils l’entendaient. Cette réputation s’attache ensuite de façon tenace à son nom – avec pour effet parmi d’autres d’en détourner les femmes, féministes ou écrivaines qu’insupporte ce conformisme supposé. Ainsi Nathalie Sarraute dans un passage d’Enfance (Planté, 2003). Jean Larnac écrit encore, en 1929, dans un livre sur La Littérature féminine d’une bienveillance paternaliste et bourrée de clichés :

Sans bruit, sans théorie, [Marceline Desbordes-Valmore] inventait une poésie toute neuve, qui se moquait des règles et qui n’était que l’expression pure des sentiments sous la seule contrainte d’une musique intérieure. Sa formation intellectuelle était fort au-dessous de celle d’une Louise Colet, Amable Tastu, Anaïs Ségalas. (Larnac, 1929, p. 199)

9Et force est de reconnaître que Desbordes-Valmore a elle-même encouragé une telle vision, dans des lettres à des critiques comme Sainte-Beuve ou Antoine de Latour, mais aussi dans certains poèmes, y compris des poèmes de sa maturité. Ainsi dans ses Poésies inédites, son dernier recueil publié en 1860 à titre posthume, la voit-on s’irriter des « théories » chéries d’un certain philosophe :

Philosophe distrait, amant des théories,
Qui n’ôtes ton chapeau qu’aux madones fleuries,
Quand tu diras toujours que vivre c’est penser,
Qu’il faut que l’oiseau chante, et qu’il nous faut danser,
Et qu’alors qu’on est femme il faut porter des roses,
Tu ne changeras pas le cours amer des choses.
Pourquoi donc nous chercher, nous qui ne dansons pas ?
Pourquoi nous écouter, nous qui parlons tout bas ?
Nous n’allons point usant nos yeux au même livre ;
Le mien se lit dans l’ombre où Dieu m’apprend à vivre.
(Desbordes-Valmore, [1860] 1974, p. 528)

10La cascade de subordonnants y suggère avec ironie l’éloquente lourdeur du philosophe contre les discours duquel la poète s’insurge, non sans amertume. La position de retrait où elle se situe, dont il est difficile de dire à quel point elle est subie ou voulue, se définit par une double altérité : par rapport à cet homme (philosophe), et par rapport aux femmes telles que ce philosophe les représente. La femme qui dit je ici ne danse pas, comme ces femmes rêvées. Elle ne chante pas comme l’oiseau chante – de ce chant naturel et sans effort qu’on célèbre chez les poétesses, et auquel on a souvent prétendu résumer sa poésie. Elle ne pense pas non plus, à la façon du philosophe, elle parle tout bas, demandant qu’on la laisse pleurer dans l’ombre où elle apprend à vivre. Mais elle s’obstine à écrire cette parole et ses pleurs, qu’elle adresse à un homme tout en s’incluant dans un nous – femmes – présent dès le titre du poème : « Laisse-nous pleurer ».

11Une telle revendication d’une position féminine d’expérience et de parole située ailleurs, en dehors de la théorie et en dehors des représentations doxiques du féminin, se retrouve chez d’autres écrivaines. On peut certes tenter de se débarrasser de leurs déclarations en les accusant de conformisme, mais cette caractérisation convient mal pour saisir des attitudes où se mêlent conviction subjective, stratégie littéraire, quête de reconnaissance, intériorisation des normes et soumission obligée à l’ordre social. Il n’est guère plus opérant de chercher à opposer terme à terme conformisme du « féminin » et pensée critique du féminisme, car de nombreuses zones de confusion apparaissent entre les deux. Des militantes et écrivaines féministes ont elles aussi condamné l’activité théorique en l’assimilant à une volonté masculine de maîtrise et de domination, et cela dans des situations historiques très diverses.

12Dès les années 1830, alors que se développe en France sous la monarchie de Juillet un premier mouvement collectif autonome d’affranchissement des femmes, Claire Démar, une des plus radicales des féministes6 saint-simoniennes, s’oppose aux rédactrices de la pourtant contestataire Tribune des femmes :

Il faut l'avouer, j'ai été douloureusement affectée, lorsque à la réception d'un de vos derniers numéros, mes yeux se sont arrêtés sur un article, d'ailleurs très remarquable, qui nous a montré que votre style peut se ployer avec une merveilleuse facilité à toutes les exigences de la pensée, et revêtir si aisément les formes sévères de la discussion et du philosophisme, qu'on pourrait bien plutôt en attribuer les pages à la plume d'un logicien exercé, qu'à celle d'une femme sensible et impressionnable. — Oui, j'ai été douloureusement, péniblement affectée, car vous avez laissé tomber l'improbation sur une parole d'affranchissement, et en la déclarant mauvaise, vous avez agi inconsidérément, à la légère, en femme préoccupée de ses anciennes théories du vieux monde, et vous avez élevé des bornes, des limites, là où ni bornes, ni limites ne sont possibles. (Demar, [1833] 1834, p. 28-29)

13Au XXe siècle, pendant le féminisme dit « de la deuxième vague » (dans lequel les panoramas dressés aujourd’hui incluent des penseuses et écrivaines qui refusaient parfois alors de se dire féministes), se rencontrent également des rejets de la théorie. En France, notamment à travers la condamnation du phallogocentrisme, notion venue de Derrida, ainsi chez Luce Irigaray. Aurore Turbiau constate que les féministes françaises des années 1970 manifestent un malaise certain face à ce qu’elles nomment « la théorie » : « la théorie » est selon elles un mode de discours à la fois monopolisé par les hommes et misogyne (Turbiau, 2021). En Italie, avec Carla Lonzi et le manifeste de Rivolta femminile intitulé « Nous crachons sur Hegel », qui rejettent la dialectique, l’aspiration à l’universalité et une demande d’égalité perçue comme un piège, pour être « à la hauteur d’un univers sans réponse » (Lonzi, [1974] 2023, p. 18).

Une théorie (littéraires) féminine ?

14Dans la logique de tels refus, produire une théorie comporterait toujours, pour les femmes, le risque de reconduire les constructions des hommes en renonçant à rompre avec l’ordre patriarcal qui les soutient, et qu’elles soutiennent, – et cela même quand il y a volonté d’appropriation, et déplacement critique de leurs thèses. À quoi on peut objecter que ne pas produire de théorie revient à s’installer dans les espaces et les postures que les hommes ont traditionnellement invité les femmes à occuper en soulignant combien elles y excellaient, et combien elles auraient tort (et tout à perdre) de vouloir en sortir pour les imiter eux, les hommes. Ce tourniquet du « faire l’homme » et « faire la femme » semble longtemps bloquer toute échappée hors du binarisme.

15On aimerait pour en sortir poser d’entrée de jeu qu’il n’y a pas de théorie littéraire féminine, comme Monique Wittig déclarait en 1982, en « avant-note » à sa traduction de La Passion de Djuna Barnes :

Qu’il n’y a pas d’ « écriture féminine » doit être dit avant de commencer et c’est commettre une erreur qu’utiliser et propager cette expression. (Wittig, 1982)

16Mais on ne le peut pas, quoiqu’il s’agisse bien du même enjeu. Dans la proposition de Wittig, on saisissait en effet d’emblée clairement son refus de parler d’une écriture-féminine, – d’une écriture définie par un « féminin » qui la distinguait d’une écriture absolue, non qualifiée et ainsi présumée de portée universelle. Tandis que dans l’énoncé « il n’y a pas de théorie littéraire féminine », on risque d’entendre tout bonnement qu’il n’y a pas de théorie écrite par des femmes : un déni d’existence, voire la conviction d’une impossibilité essentielle, et non le rejet critique d’une notion piégée. Il est vrai que le syntagme Théorie (littéraire) féminine n’a pas réussi à s’imposer à la façon d’écriture féminine, littérature féminine ou même de poésie féminine. Mais il n’y a pas forcément lieu de s’en réjouir, car cet échec suggère l’enjeu particulier, et particulièrement résistant, que constitue la « théorie » pour l’ordre hiérarchique du genre. Féminine, dans « théorie féminine », implique le même effet de catégorie que dans écriture féminine, n'y fonctionnant pas davantage comme un adjectif purement relationnel (de femmes). Pour les grammaires, on reconnaît un adjectif relationnel à l’impossibilité de le faire varier en intensité, or les nombreux jugements critiques qui célèbrent des œuvres de femmes très féminines par opposition à d’autres qui le sont moins, ou pas du tout (dépréciées pour cette raison), indiquent assez que féminines fonctionne bien là aussi comme un qualificatif.

17On peut certes parler de théories littéraires féminines au pluriel, pour indiquer qu’on reconnaît une diversité possible au sein du continent féminin, impliquant un desserrement de la norme qui y règne. Mais on n’en reconduit pas moins l’effet de classification : il y a plusieurs façons d’être féminine, le plus important est de l’être, – ou de ne pas l’être.

*

18Puisque refuser de parler de théorie (littéraire) féminine comporte ce risque fâcheux de suggérer qu’une telle chose n’existe pas, il faut donc tenter de s’expliquer avec cette notion problématique. On commencera par quelques remarques de méthode. Face à l’allégation qu’il n’y a pas de femmes dans un domaine quel qu’il soit (musique, mathématiques, sculpture, dramaturgie, philosophie, journalisme…), ou encore qu’il y en a très peu et qu’elles n’ont pas vraiment d’intérêt, d’originalité ni de valeur, l’historiographie des femmes et du genre nous a appris à développer simultanément deux démarches : il faut tenter, bien sûr, de comprendre les raisons de cette absence. Mais il faut aussi vérifier sa réalité, et en préciser les contours : y a-t-il vraiment si peu de femmes ?

19Ce gain de précision s’atteint à travers deux opérations. D’une part, à travers la recherche de contre-exemples, qui va faire surgir de l’ombre un certain nombre d’invisibles, oubliées ou méconnues opposables à l’absence supposée de femmes. Ainsi, pour la théorie littéraire à la Belle Époque, va-t-on citer les écrits de Marie Krysinska (1857-1908), déjà évoquée, ou de Valentine de Saint-Point7 (1875-1953), notamment pour son Manifeste de la femme futuriste (1912). Mais il faut aussi interroger la définition du domaine considéré, si évidente puisse-t-elle paraître. Il apparaît en général majoritairement ou exclusivement défini à partir de l’examen d’œuvres d’hommes, même s’il n’y a pas eu de projet délibéré d’écarter les femmes. Rien d’étonnant donc à ce que les œuvres de femmes envisagées à partir de cette définition semblent ensuite inférieures ou bizarres.

20Si on définit l’autobiographie moderne en France à partir d’une étude de Rousseau, Chateaubriand, Stendhal, Gide, et Leiris, on compose un modèle avec lequel aucun texte de femme ne vient ensuite parfaitement coïncider, et « Repérer des spécificités » revient « souvent à légitimer des écarts » (Lecarme-Tabone, 2010). Vu à la lumière de ce modèle de facto masculin, mais sans le dire, le rapport au nom propre – si fondamental pour le pacte autobiographique8 – se présente sous un jour différent. Histoire de ma vie de George Sand peut apparaître comme une autobiographie imparfaite, où l’on va juger timide, conventionnel ou hypocrite le silence gardé sur la sexualité. Mais si l’on cherche à saisir l’écriture autobiographique en prenant en considération l’ensemble des récits de soi laissés par des hommes et des femmes9 pendant la même période, se dessine une autre vision peut-être moins cohérente et satisfaisante pour l’esprit, mais dans laquelle les textes de femmes (ou émanant d’autres catégories dominées ou marginales) n’apparaissent plus comme des écarts ou des ratés, n’étant plus évalués selon un schéma qui les a d’emblée écartés.

21Il en va jusqu’à un certain point de même pour la théorie littéraire. Si on attend sous ce nom un ensemble abstrait de propositions faisant système et dont est affirmée la portée générale, on aura beaucoup de mal à en trouver sous la signature de femmes, et les contre-exemples sembleront peu convaincants, peinant à ébranler une vision binaire de l’activité intellectuelle. On expliquera cette absence en rappelant que les femmes n’occupaient pas de places sociales ni institutionnelles – dans l’université, les institutions politiques et religieuses, ou encore la presse – qui leur permettaient de soutenir publiquement des idées faisant autorité, et on aura raison de le faire. Mais si on admet que la théorie peut aussi se livrer sous d’autres visages, emprunter des formes plus allusives, discontinues, narratives, imagées, ou interrogatives – tous traits éminemment compatibles avec une énonciation littéraire –, on en découvrira des éléments sous la plume d’écrivaines, et même d’écrivaines qui se sont défendues de théoriser, comme Colette. Les deux démarches ne sont pas contradictoires, mais complémentaires.

22La réévaluation critique d’une absence qui se révèle moins absolue qu’on ne l’avait affirmé invite à en éclairer plus finement les raisons. Considérer les conditions de la production littéraire poussait à se demander si les femmes s’abstiennent de théorie parce qu’elles ne peuvent pas en produire – et ce que cette incapacité doit à l’éducation et aux normes sociales –, ou bien parce qu’elles ne le veulent pas, du moins pour certaines. Et les quelques exemples évoqués plus haut montrent qu’un refus de la théorie peut avoir des fondements poétiques, éthiques, politiques ou… théoriques. Se tourner aussi vers les conditions de transmission de la littérature, conduit à envisager la responsabilité de l’historiographie (littéraire). Ce n’est pas en effet parce que l’histoire littéraire ne mentionne pas de femmes, dans tel ou tel domaine valorisé de la vie culturelle, qu’on doit en déduire qu’il n’y en avait pas. Les historiens (et les historiennes) de la littérature ne se contentent pas en effet de reproduire les préjugés de genre qui structurent les rapports sociaux dans les périodes qu’ils étudient – et dans celle où ils vivent –, ils les aggravent le plus souvent en passant sous silence des écrits de femmes qui avaient pourtant suscité en leur temps estime et intérêt. Obtenir la reconnaissance de son vivant constitue certes pour une femme une victoire, mais qui ne lui garantit pas de se voir accorder une place significative dans les histoires de la littérature – et moins encore de ne pas s’y voir réduite à des clichés. Un mécanisme d’éviction intervient même pour des arts qui exigent moyens importants et financements institutionnels, comme la sculpture10, et dont on pourrait donc penser qu’ils garantissent une visibilité plus durable dans l’espace public. Il opère d’autant plus aisément pour la littérature, et intervient fréquemment dès la mort de l’auteur·e. Les écrits demeurent plus que les paroles, dit la sagesse proverbiale, ils s’oublient vite pourtant à l’ère médiatique, avec ses accélérations et ses productions de masse. Les publications laissées pour compte (parmi lesquelles ne figurent évidemment pas que des livres de femmes) peuvent être bien sûr des productions hâtives dont le faible intérêt paraît justifier la notoriété éphémère, mais ce peuvent être aussi des textes qui, n’entrant pas dans les catégories de la vision dominante, dérangent et se voient écartés de la transmission à une postérité qui pourrait être plus à même de les comprendre et les apprécier.

23Le travail de double relecture critique de la littérature du passé et de l’historiographie littéraire qui nous l’a transmise permet donc, en faisant émerger des écrits oubliés et réévaluer des œuvres minorées, d’atteindre des fragments d’une théorie quand même chez les écrivaines. Théorie qui, le plus souvent, ne dit pas son nom et se délivre en des lieux inattendus, où elle a pu d’autant mieux rester inaperçue que ne pas la voir confortait les schémas dualistes qui veulent que les hommes pensent, représentent et analysent tandis que les femmes ressentent, chantent et soupirent. Il me semble cependant que s’accorder sur le statut de théorie de ces fragments demeure malaisé. Faute d’une tradition intellectuelle commune, faute de marqueurs formels et de critères établis (quand y a-t-il théorie ? de façon générale, et sous la plume d’une femme ?), leur caractère prête à discussion. Grande est la tentation de surinterpréter, en forçant la lecture d’écrits qui restent éloignés d’une visée proprement théorique. Pourquoi alors ne pas simplement affirmer leur dimension critique et réflexive, imposant de les considérer comme le fruit d’un travail, et non comme les purs produits de l’émotion ou d’un heureux hasard. Si l’affirmation peut sembler aujourd’hui faible, voire dérisoire, là me paraît résider un véritable enjeu – et particulièrement s’agissant de la Belle Époque.

La théorie (littéraire), bastion des valeurs viriles ?

24À l’issue d’un siècle où l’on a débattu surabondamment des femmes qui écrivent, sous une Troisième République qui développe la scolarisation des filles et voit le lectorat féminin continuer à s’accroître, on ne soutient plus guère sérieusement que les femmes ne peuvent ni ne doivent écrire, face au nombre de livres qu’elles publient et au succès qu’ils obtiennent. L’enjeu n’est plus tant d’interdire aux femmes l’accès à l’écriture et à la publication que d’endiguer sa croissance, ce qui passe par une dévalorisation de leurs écrits, par le refus de les inscrire dans le temps long, et par la défense de domaines préservés dont est réaffirmé le caractère masculin. L’augmentation des publications féminines, dont il est difficile d’avancer des données quantifiées solides faisant consensus, est souvent présentée sous un jour sensationnel et menaçant. L’ency­clopédie périodique Je sais tout titre ainsi en 1907 : « Cinq mille femmes de lettres ! » :

Nous assistons de nos jours à l’invasion des femmes dans la littérature romanesque et dans la poésie. Cette prise en possession triomphale par les femmes, de l’art et du métier d’écrire, provoquée en partie par notre confrère Femina, prend des proportions considérables : mille il y a vingt ans, elles sont cinq mille aujourd’hui, elles seront dix mille dans quelques années ; le succès mérité par l’admirable talent de plusieurs d’entre elles les favorise et le public abandonne ses injustes préventions à leur égard. (p. 159-166)

25L’article fait allusion au concours littéraire organisé en 1902 par la revue Femina11 qui avait suscité 2879 réponses. L’année suivante, la revue récidive avec un tournoi de poésie ouvert aux seules femmes et jugé par des femmes, auquel se présentent… 8000 concurrentes12 – succès bientôt moqué par Jean Lorrain dans son roman Maison pour dames (1908).

26En dépit de la bienveillance affichée, c’est bien un processus de grand remplacement de genre que dépeint Je sais tout, qui attire l’attention sur des relations de concurrence entre les sexes allant de pair avec une transformation de la littérature d’art en métier. Tous les genres littéraires, ou presque, seraient affectés, y compris la satire, la sociologie, le journalisme ou l’histoire. Est soulignée également la diversité des origines sociales, avec l’existence d’un « prolétariat littéraire féminin aussi intéressant que l’autre » (« Cinq mille femmes de Lettres », p. 166). Toutes ces femmes, à la différence de celles des générations précé­dentes, resteraient en outre, selon le tableau présenté, parfaitement féminines car, fortes de leur nombre, elles pourraient désormais se permettre de rester elles-mêmes. L’étape suivante sera la conquête de l’Académie française, et elle paraît inévitable :

Les hommes seront forcés de lutter avec plus d’âpreté encore pour conserver quelques places dans la littérature poétique et romanesque d’où, statistique et critique en main, ils commencent à être sérieusement délogés.

27À ces hommes, il reste cependant « une ressource », « celle des travaux historiques, des compilations, […] car il y a un fait à noter : l’extension formidable de la littérature féminine n’a pas augmenté d’une unité le nombre des lectrices de la Bibliothèque Nationale ! » (p. 159-166). Livré en conclusion, le constat ne va pas sans une ironie à double détente, car les « compilations » font une médiocre source de gloire. De la théorie, rien n’est dit – mais l’ouverture progressive de la plupart des filières d’enseignement aux femmes donnant à penser que l’érudition ne restera pas éternellement aux mains des hommes, elle pourrait constituer un ultime bastion. Rappelons que la loi Camille Sée qui a ouvert aux filles les portes de l’enseignement secondaire a exclu, après hésitation, la philosophie (Bonnet, 2021) de leurs programmes13.

28Reste à savoir si la prise de ce bastion est si désirable du point de vue de la littérature. Les écrivains ne s’accordent manifestement pas à valoriser alors la théorie, terme surtout employé dans les domaines des sciences, de la médecine ou de la philosophie, éventuellement de la politique. La « crise des valeurs symbolistes » (Décaudin, [1960] 2013) appelle, en poésie, à se méfier des idées et d’un excès d’intellectualisme et d’abstraction pour se tourner vers la Vie et la Nature. L’Affaire Dreyfus voit se développer un rejet des intellectuels, tout autant que la reconnaissance de leur rôle (Al-Matary, 2019, chap. 3). L’immense notoriété de Bergson, – dont les détracteurs soulignent à plaisir que dans son succès mondain entre une composante féminine avec les « bergsonnettes » (Bonnet, 2021, note 31) – suggère plus une attente de qualités littéraires dans la philosophie (Clément, 2021) que de généralisation philosophique dans la littérature. Même chez des écrivains que l’histoire littéraire nous a appris à considérer en héros de l’aventure intellectuelle ou esthétique, on voit se formuler des défiances assez frappantes pour laisser des traces dans nos dictionnaires contemporains. À l’entrée « Théorie », le Petit Robert convoque Proust et Valéry pour exemplifier les usages péjoratifs du mot, avec deux citations qui méritent de retenir notre attention, bien qu’elles soient un peu postérieures à la Belle Époque au sens strict.

Limites de la théorie en littérature

Proust, et la marque du prix

29Une « œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » Cette phrase de Proust assez connue figure dans Le Temps retrouvé, dans un important passage où l’on voit s’affirmer, pendant la matinée chez la princesse de Guermantes, le projet du livre et la vocation du narrateur, lequel condamne le primat trop exclusivement accordé en art à l’intelligence. Ceux qui « admirent les théoriciens » ont besoin, écrit Proust, de discerner « une grande valeur intellectuelle », de la « voir exprimée directement », et ne l’« induisent pas de la beauté d'une image » :

D'où la grossière tentation pour l'écrivain d'écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu'une valeur qu'au contraire, en littérature, le raisonnement logique diminue. On raisonne, c'est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu'on n'a pas la force de s'astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l'expression. (Proust, [1927] 1990, VII, p. 188-190)

30Loin d’une illusoire toute-puissance surplombante, la théorie constituerait donc une forme de démission qui détourne l’art de sa visée singulière, bien plus exigeante et difficile.

31Voici une réflexion critique qu’on devrait mobiliser pour la défense de toutes les écrivaines qui ont cultivé la sensation ou l’image en s’abstenant de théorie, et qui devrait déboucher sur une remise en cause de la valence de genre associée à celle-ci. Mais un retour attentif sur la séquence du Temps retrouvé où elle intervient décourage une telle lecture univoque, notamment en raison du rôle qu’y joue un livre de femme. Dans la bibliothèque du prince de Guermantes, le narrateur prend au hasard, et tout en poursuivant sa réflexion, un livre qui le trouble de façon désagréable : François le Champi, de George Sand. Le passage a retenu déjà l’attention de différents commentateurs et commentatrices, qui se sont intéressés, souvent dans des perspectives psychana­lytiques ou féministes, au traitement réservé au livre, à sa fonction dans la construction de la Recherche, aux échos entre cette séquence et celle où la mère lisait à Combray George Sand à son fils, – ou encore au statut de la lecture et de sa mémoire chez Proust.

32Sans revenir sur ces interprétations, on s’arrêtera ici sur la façon dont l’évocation de ce roman s’insère dans la réflexion générale sur la théorie en art, en une articulation précise et complexe, qui ne va pas sans contradictions :

je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu'au moment où, avec une émotion qui allait jusqu'à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d'accord avec elles.

33Le désaccord d’abord perçu au contact de François le Champi (dont il est précisé un peu plus loin que « ce n’était pas un livre bien extraordinaire ») vient de ce que ce roman représente tout ce dont le narrateur est en train de se détacher en littérature et en art – du moins si l’on s’en tient au discours tenu sur Sand dans Le Temps retrouvé, comme dans Du côté de chez Swann. Ce livre apparaît en effet commandé par des valeurs morales que la romancière s’emploie à diffuser au moyen de ses romans :

la prose de George Sand […] respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres. (Proust, [1913], 1988, I, p. 42)

34L’accord qui succède à ce désaccord, profond jusqu’à faire pleurer le narrateur, est suscité par le resurgissement des souvenirs liés au livre. Se trouvent alors ravivés le mystère et l’émotion qu’y associait l’enfant quand sa mère lui en faisait la lecture, au tout début de la Recherche – dont la narration peut ainsi commencer à se boucler. Le livre appelle en lui un enfant qui se lève et prend sa place, selon la belle formule de Proust.

35C’est sur cet accord profond, en un dépliement du souvenir retrouvant des frag­ments du passé qu’insiste surtout le passage, qui poursuit aussi la critique plus générale du réalisme : car les notations qui préfèrent l’exactitude de la chose décrite à l’infini réseau des images qui lui sont associées échouent à restituer l’impression subjective dans toute sa puissance – et finalement à restituer la réalité même. Du désaccord qui a précédé, les raisons sont indiquées – le livre autrefois si aimé a entretenu chez le narrateur vis-à-vis de l’art une attente illusoire, et contraire à la vision qui s’impose désormais à lui – mais elles sont moins développées. L’analyse privilégie le renversement du désaccord en accord, qu’elle donne à saisir à travers une scène qui peut d’abord heurter les lecteurs, tant elle semble éloignée de l’expérience qu’elle vient éclairer :

Tandis que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d'un homme qui a rendu des services à la patrie serre la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, il se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin. Mais lui, qui est resté maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes ; car il vient de comprendre que ce qu'il entend c'est la musique d'un régiment qui s'associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître combien s'accordait avec mes pensées actuelles la douloureuse impression que j'avais éprouvée en lisant le titre d'un livre dans la bibliothèque du prince de Guermantes ; titre qui m'avait donné l'idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde de mystère que je ne trouvais plus en elle.

36Dans cette scène funèbre, la révolte de l’homme en deuil résulte d’une erreur d’interprétation de ce qu’il entend : la fanfare n’est pas, comme il le croit d’abord, une grossière moquerie, elle vient rendre honneur à son père défunt. Notons qu’il s’agit bien cependant d’une fanfare, et la nature de la musique qu’elle joue ne change pas après cette prise de conscience, mais seulement la fonction et la valeur qu’il convient de lui attribuer.

37Si l’on cherche à transposer la leçon de cette scène – aux personnages entièrement masculins – sur le malaise suscité chez le narrateur par le livre de Sand – qui appartient quant à lui à un univers surtout féminin –, on comprend que ce roman (qui aurait quelque chose de la simplicité tapageuse d’une fanfare ?) ne présente de valeur qu’à travers celle que la mère et la grand-mère lui ont accordée, et ainsi conférée aux yeux de l’enfant. Mais le narrateur a-t-il eu tort pour autant de lui associer cette idée de la littérature qui s’est révélée décevante ?

38On ne peut déduire une réponse simple du raisonnement qui se déploie alors, car celui-ci fait évoluer l’analyse du malaise. Éprouvé d’abord comme un conflit intérieur entre désaccord et accord avec le livre, résultant de l’écart entre l’idéal de la littérature que le livre a porté et l’actuelle pensée de l’art qui s’est formée chez le narrateur, ce malaise s’éclaire ensuite comme une sorte de malentendu, provoqué par l’écart entre la résonance que garde en lui le titre du livre, et le sens qu’a, pour le commun des mortels, le livre même. Tout comme le nom des Guermantes était chez lui depuis l’enfance associé à une idée rêvée de la féodalité, le titre de François le Champi porte « l'essence du roman », très loin de « l'idée fort commune de ce que sont les romans berrichons de George Sand ». Ressaisir les raisons subjectives qui confèrent sa magie mystérieuse au nom du livre n’annule pas vraiment la désapprobation esthétique face au livre lui-même, et n’exclut pas même que cette désapprobation soit fondée. La contradiction entre accord et désaccord ne se peut totalement se résoudre, les deux éléments se situant sur deux plans que le raisonnement distingue, autant qu’il les relie.

39Proust a hésité sur le choix du livre évoqué dans ce passage, ayant retenu un temps le livre de Ruskin sur Venise. Le rapprochement inattendu de ces deux œuvres suggère l’ambivalence qui meut ici la pensée :

George Sand et John Ruskin ont ceci de commun que Proust a fait de chacun d’eux, successivement, son écrivain favori, avant de les rejeter et de porter finalement sur leurs œuvres respectives un jugement mesuré14. (Perrier, 2015, p. 24-31)

40Or la « fluctuation du jugement de valeur » qui apparaît ici « comme une composante importante de l’expérience du livre » dans le cadre d’une réflexion sur la lecture et sa mémoire, suggère aussi, dans la question qui nous occupe du rapport à la théorie, un lien obscurément perçu entre théorie et relation de genre.

41Dans la construction proustienne, la lecture de Sand est introduite par la voix de la mère, une mère elle-même fidèle, dans son admiration pour la romancière, à l’enseignement reçu de sa propre mère, et elle relève d’une transmission féminine. La confrontation à ce souvenir de lecture, qui fait progresser de façon décisive la définition du projet littéraire dans le dernier volume, fournit aussi un élément structurant, par sa présence au début et à la fin d’À la Recherche du temps perdu, pour la mise en œuvre de ce projet. Mais cette mise en œuvre passe par une mise à distance. L’étape nécessaire qu’a constituée l’amour pour François le Champi exige ensuite un détachement, voire un reniement – qui apparaît aussi comme un reniement des valeurs associées à Sand, valeurs de bonté et de distinction morale notamment, ce qui n’exclut pas que d’autres éléments puissent intervenir de façon plus obscure. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre de femme, et transmise par des femmes, le féminin n’intervient pas de façon explicite dans la relation qu’entretient avec elle le narrateur, qui semble dominée surtout par la présence maternelle15. On peut juger néanmoins que la question du rapport au féminin hante le passage.

Valéry et les théories pour un

42La phrase de Valéry citée par le Robert semble beaucoup plus simple : « Dans les arts, les théories ne valent pas grand-chose. ». Elle laisse pourtant perplexe par sa brièveté péremptoire, que la lecture du contexte invite, pour le moins, à nuancer :

Dans les arts, les théories ne valent pas grand-chose. Mais c'est une calomnie. La vérité est qu'elles n'ont point de valeur universelle. Ce sont des théories pour un. Utiles à un. Faites à lui, et pour lui, et par lui. Il manque, à la critique, qui les détruit facilement, la connaissance des besoins et des penchants de l'individu ; et il manque à la théorie même de déclarer qu'elle n'est pas vraie en général, mais vraie pour X dont elle est l'instrument.

On critique un outil sans savoir qu'il sert à un homme auquel il manque un doigt, ou bien qui en a six. (Valéry, [1926], 1960, t. II, p. 638)

43Ce sont en effet moins les théories qui s’y voient mises en cause que leur prétention à une valeur universelle. Cette prétention, toutefois, n’est-elle pas précisément ce qui les fait théories ? On croit ici retrouver le reproche adressé par des écrivaines et des féministes au goût excessif de la généralisation, donné comme un défaut masculin.

44Et cet homme à qui il manque un doigt (information dont il faudrait disposer pour saisir plus justement sa théorie, mais dont ses lecteurs ne disposent pas), chez Paul Valéry (en 1926), semble un peu parent de ce chat sans queue de l’île de Manx16 qui, passant sur une pelouse de l’université d’Oxbridge, suscite à la même époque chez la narratrice d’Une chambre à soi une subite prise de conscience. Celle-ci, accompagnée d’un sentiment de manque, va réorienter toute sa réflexion (Virginia Woolf, [1928] 1980, p. 16).

45Sans prétendre rien conclure à partir de deux exemples suggérés par le dictionnaire, on voit se préciser avec une certaine insistance l’hypothèse qu’interroger le geste théorique en littérature engage un retour critique sur l’ordre de genre, et cela non seulement pour les femmes.

Exemplifier ou troubler le paradigme ?

46Le mot théorie semble alors, et aujourd’hui encore, associé à des valeurs d’organisation et de maîtrise le plus souvent saisies comme viriles. Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud relie la pulsion de savoir et la production de théories aux problèmes sexuels qui se posent à l’enfant17 ([1905] 1923). Il élabore ainsi, à partir d’un sujet masculin, un schéma d’interprétation qui, sans exclure les femmes de l’activité théorique, non plus que de la libido, fait apparaître théorie et libido comme incompatibles avec une féminité accomplie. La plupart des grandes figures culturelles d’une activité de l’intelligence et de la découverte proposées alors à l’admiration sont par ailleurs masculines, de Prométhée à Pascal en passant par Galilée. Et si on leur cherche des équivalents féminins, on doit reconnaître que la curiosité qui caractérise les « filles d’Ève » relève dans la culture occidentale non d’un héroïque défi de l’intelligence mais du péché, à l’origine de la chute et du malheur humain, et se rencontre chez des figures mythiques, plutôt qu’historiques. (On laissera pour le moment Psyché de côté).

47Léonard de Vinci tout particulièrement semble s’imposer au tournant des xixe et xxe siècle pour incarner l’effort de la pensée dans toute son ampleur. Ainsi le présente Valéry dans un texte de jeunesse, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » (1895), qu’il reprendra plusieurs fois18 et qui figure dans Théorie poétique et esthétique :

Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. […] Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. (Valéry, [1895] 1957, I, p. 1153, 1155)

48Freud fait de Vinci la figure même de l’avidité de savoir :

Ses affects étaient domptés, soumis à sa pulsion d’investigation ; […] Il avait seulement transformé la passion en poussée de savoir […] Quand nous trouvons dans le profil caractériel d’une personne une pulsion qui est la seule à être fortement surdéveloppée, comme chez Léonard l’avidité de savoir […] nous supposons qu’elle a attiré […] des forces pulsionnelles, sexuelles à l’origine, si bien qu’elle peut plus tard représenter une partie de la vie sexuelle. (Freud, [1910] 1991)

49Mais si cette figure semble d’abord relier la théorie à une volonté de connaissance, de découverte et de puissance identifiée comme virile, la fascination suscitée par Léonard de Vinci peut aussi mener à un vacillement de l’ordre de genre. L’étude de Freud comporte une interrogation sur l’androgyne qui a beaucoup retenu l’attention, appuyée surtout sur l’examen de tableaux de Vinci, et notamment de son Saint-Jean Baptiste. Dans l’attrait exercé par cette figure entre incontestablement son ambivalence, entre masculin et féminin, entre maîtrise et brouillage évanescent. En conclusion de son cours au Collège de France sur le Neutre, Roland Barthes reviendra au Saint-Jean Baptiste de Léonard de Vinci et à ce qu’en dit Freud, pour proposer de voir dans son sourire le « geste même du neutre » (Barthes, [1977-1978] 2023, p. 408) – qui déjoue le paradigme. Dans son avant-propos à sa récente édition de ce cours, Éric Marty lie l’émergence de ce désir de neutre chez Barthes à la période de crise profonde qui voit, à la fin des années 1970, vaciller la toute-puissance de la Théorie (Marty, 2023, p. 63).

50Mais dans ce vacillement, comme dans la mise en cause du dualisme des sexes, femmes et hommes n’occupent pas des positions égales, ni symétriques. L’une des originalités de Barthes est d’indiquer la conscience de cette asymétrie au passage, sans la traiter. Commentant Freud dans son commentaire de Léonard de Vinci, il commence pourtant par rapprocher le motif du Neutre de l’androgyne, dans une symétrie classique :

le Neutre, […] c’est […] un mélange, un dosage, une dialectique, non de l’homme et de la femme, mais du masculin et du féminin. Ou mieux encore : l’homme en qui il y a du féminin, la femme en qui il y a du masculin.

51Mais il l’infléchit ensuite dans une incise qui donne à percevoir qu’une appropriation du féminin par les hommes a dominé l’usage de l’androgyne dans la tradition culturelle occidentale. La prise de conscience passe par une citation de Bachelard, pour qui le Neutre aurait été, selon un propos rapporté, « une féminité voilée ». Barthes ajoute :

Donc le Neutre – si c’est un homme qui parle – c’est un homme trempé, baigné dans la féminité, comme on peut parler d’un acier trempé dans certaines eaux. (p. 405)

52La proposition hypothétique pointe brièvement le caractère situé de la vision proposée, dont on ne saurait pas dire qu’elle relève d’une théorie pour un, selon la formule de Valéry, mais certainement d’une théorie pour un homme. Affirmant qu’est mise en cause, à travers l’androgyne, la séparation exclusive des sexes – ce qui est le propre du Neutre, ayant fourni un fil conducteur du cours –, Barthes rend tangible des limites dans l’abolition de cette séparation, en portant la lumière sur l’énonciation. La mise au point toutefois ne réoriente pas le propos, mais lui permet de le poursuivre, avec une citation, cette fois, de Baudelaire19, en assumant une énonciation explicitement située – sexuée et genrée :

Donc le Neutre, on pourrait dire que c’est un « homme en qui il y a du féminin » ou une « femme en qui il y a du masculin ».

Mais pour continuer l’énonciation de l’homme que je suis, je dirai peut-être : pas n’importe quel féminin, peut-être y a-t-il plusieurs féminins, peut-être n’y a-t-il pas une essence de la femme mais plusieurs féminins…

53Et de reprocher à la vulgate psychanalytique de trop confondre féminin et maternel, notamment dans la lecture de Proust20.

54Pointer l’asymétrie de sexe et de genre qui pèse sur les discours tenus par des hommes à propos de l’androgynie ne conduit pas Barthes à examiner des visions portées par des énonciations féminines. Pourtant, à la Belle Époque, des écrivaines ont été sensibles à l’attrait de cette figure, notamment dans son traitement par Vinci. Un personnage d’Anna de Noailles le cite avec une admiration troublée au début de son roman La Nouvelle Espérance21, et Renée Vivien en fait un modèle pour le personnage androgyne, ou plutôt gynandre de San Giovanni, qui semble constituer un double de la poète dans Une femme m’apparut22. Qu’advient-il si c’est une femme qui parle ? Et peut-on vraiment défaire le paradigme sans mettre en cause cette asymétrie ?

De quoi le féminin est-il le nom, et pour qui ?

55À la lumière de cette interrogation, il apparaît que les femmes (et ce qu’on appelle le féminin), interviennent, dans le – vaste – pan longtemps seul pris en compte des discours masculins sur l’androgynie et la dualité des sexes, comme figures de toujours aussi autre chose : porteuses de contre-valeurs, nom de ce qui manque, annonciatrices d’une utopie de l’art, ressources d’un renouvellement, ou détours et supports d’une réflexivité. L’altérité qui les définit, dans une extranéité supposée à la théorie, les assigne au modèle idéalisé d’un féminin libéré des concepts et dispensé de la douloureuse coupure entre le sujet et l’objet. Mais comme tout renversement axiologique, cette vision n’échappe pas à l’emprise des schémas binaires, en faisant porter de plus lourdes contraintes sur les femmes qui, pour conserver le pouvoir régénérateur puissant et enviable qu’on leur prête, doivent rester comme sujets en dehors de la théorie qui les valorise. Celles qui s’y risquent quand même risquant de se trouver non seulement combattues par des misogynes et des antiféministes, mais soupçonnées de trahison par des philogynes, et par des femmes et des féministes qui les accusent de ralliement aux schémas virils et patriarcaux.

56Quand il rend compte des Éblouissements d’Anna de Noailles pour le Supplément littéraire du Figaro, Proust se demande, faisant allusion aux tableaux de Gustave Moreau, si le poète n’y est pas une femme. C’est seulement, avance-t-il, parce que le peintre situe la scène en Orient qu’il a pu « nous laisser hésitants sur le sexe du poète », car s’il « avait voulu prendre son poète à notre époque et dans nos pays et l’entourer cependant d’une beauté précieuse, il aurait été obligé d’en faire une femme. » Sous les traits du poète persan, il croit reconnaître Anna de Noailles, en des lignes où les détracteurs de celle-ci pourront ne voir qu’un hommage mondain, mais qui vont très au-delà par les questions qu’elles soulèvent :

Je ne sais si Gustave Moreau a senti combien, par une conséquence indirecte, cette belle conception du Poète femme était capable de renouveler un jour l'économie de l'œuvre poétique elle-même. Dans notre triste époque, sous nos climats, les poètes, j'entends les poètes hommes, dans le moment même où ils jettent sur les champs en fleurs un regard extasié, sont obligés en quelque sorte de s'excepter de la beauté universelle, de s'exclure, par l'imagination, du paysage. Ils sentent que la grâce dont ils sont environnés s’arrête à leur chapeau melon, à leur barbe, à leur binocle. Mme de Noailles, elle, sait bien qu’elle n’est pas la moins délicieuse des mille beautés dont resplendit d’un radieux jardin d’été où elle se confond. Pourquoi, comme le poète-homme qui a honte de son corps, cacherait-elle ses mains. (Proust, [1907] 2022, p. 286-297)

57La femme poète incarne la possibilité d’un renouvellement poétique que beaucoup alors appellent de leurs vœux – mais dont la représentation et la pensée restent le fait des hommes, sans doute en compensation de cette souffrance qui est la leur de se penser exclus de la beauté.

Des miroirs qui pensent

58La réflexivité constitue un enjeu majeur des grandes aventures poétiques au tournant des XIXe et XXe siècle. Son exercice peut se révéler mortifère, par le risque de stérilité ou d’exténuation menaçant l’effort par lequel une pensée se pense – selon la formule de Mallarmé à Henri Cazalis, à propos d’Hérodiade :

Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s'est pensée, et est arrivée à une Conception pure.
Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais, heureusement, je suis parfaitement mort, […]

J'avoue du reste, mais à toi seul, que j'ai encore besoin, tant ont été grandes les avanies de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser et que si elle n'était pas devant la table où je t'écris cette lettre, je redeviendrais le Néant.

C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu […]. (Mallarmé, [1867] 1995, p. 342)

59Il peut comporter aussi une promesse de consolation ou de refondation en rouvrant une possibilité de recherche de sens. Or si de cette quête les femmes qui écrivent semblent exclues, des figures féminines y interviennent cependant comme médiations décisives dans les fables qui la disent, de Mallarmé à Valéry – et il faudrait s’arrêter aussi sur les Cinq grandes odes de Claudel, et notamment « La Muse qui est la Grâce » dans la Quatrième.

60Soulignant l’importance de la réflexivité chez Valéry dans son cours sur le Neutre, Barthes rappelle que son Monsieur Teste est « raconté tantôt par un ami, tantôt par sa femme, Émilie Teste », et note que « ce sont les parties les meilleures » (Barthes, [1977-1978] 2023, p. 220), car il « a besoin de l’indirect pour parler. » Dans La Jeune Parque (1917) de Valéry, Bertrand Marchal propose de voir un (pré)cogito poétique (Marchal, 2008, p. 359-369) – où l’on retrouve Psyché, figure féminine de la curiosité. Valéry, qui avait envisagé de faire de Psyché le titre de cette œuvre, et qui emprunte son épigraphe23 à la Psyché de Corneille et Molière, la nomme aussi « Melle Âme ». Cette Psyché conserve une parenté avec Ève, puisque c’est la morsure d’un serpent qui suscite son monologue – mais un monologue au cours duquel il apparaît qu’elle est à elle-même son propre serpent.

61La femme qui dit je dans ces poèmes signés par un homme vient y énoncer et figurer la division du sujet masculin, en ouvrant pour lui la possibilité de réinstaurer un rapport de soi à soi (soi autre). Mais leur fonctionnement n’est pas purement allégorique, et l’on peut considérer qu’en retour la figure féminine s’y voit dotée d’une complexité, d’une subjectivité divisée et étonnée de soi-même que lui prête le poète, d’une « conscience consciente24 » (Valéry, [1922] 1957, I, p. 1636), esquissant une certaine réversibilité des positions masculine et féminine, si ce n’est une symétrie. Ces figures féminines partagent en effet la douleur d’une conscience moderne qui s’est reconnue source principale de son propre malheur, ce qui les éloigne du statut de victimes – ou de vengeresses – qui leur revenait dans les fables dont elles sont tirées, et qui dominent encore de nombreuses réécritures de celles-ci. Dans l’invocation de la Parque au Serpent :

Ô ruse !... À la lueur de la douleur laissée
Je me sentis connue encor plus que blessée...

62On entend passer un écho des lamentations de Phèdre chez Racine (Acte I, scène 3) :

Ariane ma sœur, par quel amour blessée
Vous mourûtes au bord ou vous fûtes laissée,

63Mais la douleur, du viol25 , et non plus de l’abandon, de l’âme, plus que du corps et indissociablement de lui (Valéry a voulu « le sentiment physiologique de la conscience »), conduit la figure féminine à s’arracher à son statut de victime et de délaissée, à ne pas se réduire à celui de vengeresse castratrice, pour accéder à celui d’Heautontimoroumenos – on hésite à mettre le nom au féminin. Les vers où le je congédie le serpent revendiquent d’un même hautain mouvement d’être pour soi-même source de tourment et de jouissance :

Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse... Mais de qui, jalouse et menacée ?
Et quel silence parle à mon seul possesseur?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.

«Va! je n’ai plus besoin de ta race naïve,
Cher Serpent... Je m’enlace, être vertigineux !
Cesse de me prêter ce mélange de nœuds
Ni ta fidélité qui me fuit et devine...
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !
(Valéry, [1920] 1957, t. I, p. 97)

64Cette réversibilité jusqu’à un certain point entre masculin et féminin n’abolit pas cependant l’asymétrie entre le poète et la figure fictive, et il est douteux que la vie littéraire du temps (la portée de la remarque peut s’étendre bien au-delà) était prête à admettre ce renversement et une symétrie dans la production poétique. Par peur de la concurrence, comme on l’a vu, et pesanteur des rôles sociaux, mais aussi pour des raisons plus proprement poétiques et symboliques. Pour que la figure féminine puisse continuer à jouer le rôle de médiation privilégiée que certains écrivains lui attribuent dans l’établissement d’un rapport renouvelé des hommes au monde, à la nature, au divin, il faut en effet que la puissance régénératrice dont les femmes sont réputées la source ne se voie pas détournée à d’autres fins que cette régénération. Or elle risquerait de l’être par elles au profit de l’instauration d’un rapport à elles-mêmes, si était abandonnée sans contrôle aux femmes une pensée – notamment du féminin, mais non seulement –, et son énonciation – directe, voire par le détour de figures relais masculines.

65Quand Virginia Woolf analyse, dans un passage célèbre d’Une chambre à soi, la fonction de miroir attendue des femmes, miroir dont on attend qu’il renvoie à l’homme son image magnifiée, elle souligne surtout le besoin vital qu’ont les hommes de cette magnification, support indispensable de la domination masculine – et du progrès de la civilisation dans ce qu’elle a de conquérant. Il faut aussi considérer que cette fonction de miroir paralyse le développement d’une réflexivité chez les femmes, dans un empêchement solidaire de la domination dénoncée par Woolf. L’instauration d’un rapport de soi à soi et le retour sur leur propre écriture et leur pensée trouvent pour elles plus difficilement à se médiatiser par le détour d’un regard masculin (qu’il s’agisse d’une figure fictive dans l’écriture, ou d’un homme réel dans l’expérience vécue) que pour les hommes par un regard féminin. Et lorsque s’esquisse une telle relation, l’opinion est rapidement tentée de la rabattre sur le mythe de Pygmalion. Cette remarque éclaire l’importance alors des relations lesbiennes dans le développement et le renouvellement d’une littérature écrite par des femmes.

66De ce qui se joue là, dans ce droit à une réflexion dont les femmes pourraient être pleinement sujets, et énonciatrices, on trouve la conscience formulée avec une brutalité éclairante dès Le Romantisme féminin de Charles Maurras. Cet essai a beaucoup contribué à attirer l’attention des contemporains sur les quelques écrivaines regroupées sous ce label. L’étude, où reconnaissance et stigmatisation allaient indissociablement de pair, devait rester longtemps comme l’une des traces les plus visibles de leur activité dans l’histoire littéraire. Maurras y présente ces écrits de femmes, poètes surtout, publiés dans les premières années du XXe siècle en France où ils sont accueillis avec succès, comme un prolongement tardif des excès du romantisme. Il voit ces excès encore aggravés par ce qu’elles écrivent, et dénonce un culte du moi devenu chez elles un « perpétuel Je souffre, donc je suis » ([1906] 1926, p. 238), s’opposant ainsi vigoureusement à ceux de ses contemporains qui minimisent le danger de ces « bacchantes ». Ces derniers croient que la sensualité débridée, chez ces bacchantes contemporaines, constituerait un refuge de la féminité éternelle, ce qui les rendrait bien préférables aux femmes qui rêvent de se mettre à la place des hommes26. Mais c’est ne pas comprendre, écrit Maurras, que ces femmes, par le seul fait de porter elles-mêmes, dans leurs écrits, la lumière sur la vie de leur cœur et de leurs sens, refusent leur fonction fondamentale de femmes, qui est de s’oublier pour sympathiser (p. 254). Ainsi,

Celles qui promettaient de se montrer beaucoup plus femmes que leurs amies et que leurs sœurs tournent à l’être insexué, plus vite encore que la doctoresse ou l’avocate, que son activité pourra distraire de l’hypnose du moi.

67Ce refus participerait d’une logique destructrice pour l’ordre social et la civilisation, et cette « variété de féminisme », écrit Maurras, est « la plus brillante », mais aussi « la plus menaçante pour le genre humain tout entier ». Dans féminisme, en entendra ici à la fois une référence aux mouvements politiques et sociaux qui se développent alors, et un maintien du sens médical premier du mot, désignant une présence excessive et pathologique du féminin :

Le génie féminin revient sur lui-même et se met en formules, afin de se connaître et de se décrire. Il n’aime plus. Au lieu d’aimer, il pense l’amour et se pense.

68Les femmes qui écrivent pensent, et elles se pensent. Et de ces deux propositions qui définissent à ses yeux la nouveauté de la situation, la deuxième semble constituer le plus grand danger.

69Aussi la reconnaissance d’une activité réflexive, plus que d’une production théorique dont l’intérêt pour la littérature se voit alors aussi contesté que valorisé par de nombreux écrivains, – femmes et hommes, et non sans raisons solides –, me semble constituer l’enjeu le plus important pour une critique féministe du genre, en particulier quand il s’agit de la Belle Époque. La tâche qui en découle, rendre plus visible et lisible cette part de réflexivité chez les femmes qui écrivent27, en en précisant les conditions et en en montrant la portée, tâche plus réalisable que de leur attribuer une théorie littéraire, exige déjà de suspendre les évidences, et de lire à rebours les traditions critiques dominantes.