Colloques en ligne

Lucile Dumont

Ce que théoriser veut dire. La construction de la catégorie de théorie litteraire au prisme du genre (xixe- début xxe siecle)

What “theorizing” means. The category of literary theory’s construction through the prism of gender (xixe- early xxe century)

1Catégorie contemporaine des études littéraires, la théorie littéraire ou théorie de la littérature1 désigne un ensemble de travaux et de réflexions portant sur les conditions d’existence de la littérature, ses formes privilégiées, les modalités de sa réception ou encore l’évolution des genres littéraires dans lesquels elle s’inscrit. Les usages et les appropriations de cette catégorie sont variés. Tandis que les théoricien·nes en proposent des définitions différentes voire concurrentes2, les manuels et les ouvrages de synthèse à destination des étudiant·es en lettres, rassemblés sous la catégorie générique de critique littéraire, font des approches théoriques de la littérature un geste historiquement situé. Les années 1960 et 1970 ont en effet donné au mot de théorie une aura particulière. Elle persiste encore dans certains labels comme celui de French Theory (Cusset, 2003), produit des échanges et des circulations entre les espaces académiques étasuniens et européens, dont les corpus s’étendent aux sciences humaines et dépassent largement les frontières du domaine littéraire. Épars et hétérogènes, ces derniers regroupent différentes versions des pensées post-structuralistes, au sein desquelles la théorie a parfois été envisagée comme un prolongement de la critique des idéologies, ainsi qu’en témoignent par exemple les études de genre et les études postcoloniales qui s’en sont en partie réclamées (Cusset, 2003). En revanche, si la success story de la French Theory est à présent relativement diffusée, celle des enjeux spécifiques à son versant littéraire est moins connue. En effet, souvent perçue comme une rupture ou une irruption soudaine dans les discours sur la littérature, la théorie littéraire élaborée dans le sillage du structuralisme s’insère pourtant dans la continuité des manières d’envisager la théorie en littérature au cours des siècles précédents, et ce sous plusieurs aspects.

2D’abord, les trois significations principales données au geste théorique en littérature dans les années 1960 et 1970 font écho à des questionnements plus anciens (Dumont, 2018). Conçue comme une manière de se saisir de la production littéraire dans son ensemble et de penser sa « littérarité3 », la théorie littéraire s’est d’abord présentée comme un dépassement de la critique, renvoyée à son attachement à la singularité des œuvres. Dans le même temps, par le biais de la formalisation et de la modélisation, la théorie incarnait la possibilité de rapprocher les études littéraires des modèles scientifiques. Enfin, dans le contexte de la politisation des champs littéraire, intellectuel et académique, traversés par diverses appropriations du marxisme pendant la décennie 1960, la revendication d’une pratique théorique était également un marqueur politique : celui d’un ancrage critique à gauche4. Pourtant, si les décennies 1960 et 1970, régulièrement perçues comme un âge d’or de la théorie5, sont un référentiel central pour l’histoire des approches théoriques en littérature, elles ne constituent pas l’unique moment de réflexion sur la nature de la théorie, ses implications ou le point de vue qu’elle engage. On trouve ainsi des traces de ces positionnements, à des degrés divers et sous des formes variées, dès les xviiie et xixe siècles. La fin du xixe siècle constitue, à cet égard, un moment matriciel.

3La tension entre critique et théorie est ainsi discutée dès ce moment-là. Le discours théorique est en effet indissociable de la critique littéraire, envisagée à la fois comme catégorie générique désignant l’ensemble des discours portant sur la littérature et comme un ensemble de pratiques professionnelles situées au carrefour des champs littéraire, académique et intellectuel. Tantôt perçues comme complémentaires, tantôt comme concurrentes, critique et théorie entretiennent des rapports complexes du fait de leur fonction régulatrice et définitionnelle dans les espaces de la littérature. Si l’une comme l’autre recouvrent une grande hétérogénéité de pratiques, les luttes symboliques qui se déroulent au croisement des champs littéraire, intellectuel et académique rendent leur définition instable, en particulier lors des moments de crise et de transformation de ces espaces.

4Or en cette fin de siècle, c’est dans le cadre de l’autonomisation relative du champ littéraire (Bourdieu, 1992), de la croissance de la presse littéraire (Jurt, 1980 ; 2013), des nouveaux impératifs scientifiques qui pèsent sur les humanités classiques (Bompaire-Evesque, 2003) et du même coup sur les études littéraires que la critique littéraire repense son activité et ses modalités d’exercice. Les critiques qui prennent part à ces transformations et s’en font les commentateurs contribuent à la construction d’un récit sur les « bonnes manières » de lire, tracent du même coup les contours des pratiques littéraires légitimes et proposent des définitions de la critique et de la théorie. L’abandon progressif des conceptions personnalisées de la théorie au profit d’une définition généraliste, qui fait de la théorie la possibilité d’une pensée systématique de la littérature, informe autant sur les transformations de la critique littéraire que sur celles des sciences humaines au sein du champ académique et de leur rapport aux impératifs de scientisation. Rattachée à la philosophie et à la théorie des arts, la théorie est en effet, peu à peu, envisagée et idéalisée comme une pensée de la littérature qui aurait le pouvoir de faire fi du point de vue nécessairement situé dont elle est le produit. La neutralité dont le point de vue théorique se réclame progressivement va de pair avec le développement professionnel (Abbott, 1988) de la critique littéraire, qui fait de la théorie l’une de ses formes les plus légitimes. La légitimité conquise par la théorie et la manière dont elle relègue symboliquement la critique littéraire – en la réduisant à l’exercice journalistique et à un assemblage composite des travaux académiques sur la littérature – ne s’expliquent pas uniquement par des caractéristiques propres au discours théorique, mais également par une série de facteurs socio-démographiques. Le prestige de la théorie est en effet redevable de la composition du groupe qui travaille à sa définition et à sa construction en tant que pratique dissociée de l’activité critique, de laquelle elle constitue à la fois une forme de prolongement et de distinction. En resituant ce mouvement dans la continuité des siècles précédents, on constate ainsi que l’histoire de la théorie littéraire est autant celle de la formalisation et de la systématisation de réflexions sur la littérature et ses catégories d’existence, que celle de la valorisation de capitaux et de ressources spécifiques lors du processus de labellisation de certains écrits comme théoriques – au détriment d’autres qui se voient refuser ce qualificatif. Parmi ces derniers se trouvent Microsoft Office User2023-10-18T11:31:00MOUles textes et les points de vue sur la littérature écrits par des femmes : sans cesse renvoyées à leur sexe, on leur refuse la possibilité d’un regard surplombant, systématique ou « neutre » sur la littérature.

5Pratique de l’abstraction par excellence, la théorie – comme la philosophie (Bourdieu, 1988) – tire en effet une partie de sa légitimité de son arrachement à ses conditions matérielles et sociales d’existence, de la même manière que du côté des sciences expérimentales la validité d’une théorie repose sur sa résistance à des situations ou à des expériences particulières. Or, en tant qu’elle est également une pratique socialisée, la théorie ne se résume pas à sa qualité d’objet discursif – a fortiori lorsqu’elle s’applique, comme dans le cas de la théorie littéraire, à des objets discursifs. Ainsi, dès lors que l’on cherche non plus à vérifier le caractère opérationnel ou non d’une théorie mais à comprendre ce que théoriser veut dire, on ne peut faire l’économie d’un examen des conditions sociales et matérielles d’existence du discours théorique et des diverses reformulations dont il a fait l’objet. Observer ces dernières au prisme du genre, dans un contexte où la critique littéraire traverse à la fin du xixe siècle sa première phase de professionnalisation et d’académisation d’une part, et où les professions intellectuelles sont très majoritairement réservées aux hommes (Rennes, 2007) d’autre part, impose de déplacer le regard et de chercher la théorie ailleurs que dans ses espaces et sous ses formes les plus légitimes ou les plus institutionnalisées.

6Une manière de faire ce travail peut être, comme le font plusieurs travaux rassemblés ici, de reconstruire le discours théorique porté par les femmes en mettant bout à bout une série de réflexions présentes dans leurs écrits, et en montrant le travail de théorisation qui s’y opère. Cependant, ce travail de reconstruction, qui a l’avantage de mettre en lumière un outillage théorique jusque-là resté souterrain, risque de se heurter à une forme d’illusion rétrospective : en cherchant la théorie avec un œil contemporain, on s’interdit d’interroger et de comprendre ce que recouvrait la catégorie de théorie à la période qui nous intéresse. Cet article propose d’explorer une autre piste, en observant quelles définitions de la critique et de la théorie s’enracinent progressivement dans les champs littéraire, intellectuel et académique entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, et de quelle manière elles contribuent à exclure les femmes de cette pratique – voire à penser et construire la théorie littéraire sans les femmes et, dans une certaine mesure, contre ces dernières.

7L’examen des différents usages de la catégorie de théorie littéraire au xixe siècle permet de saisir, dans un premier temps, l’étendue des significations attachées au mot de théorie en littérature et à la catégorie de théorie littéraire. Les ambivalences dont celle-ci est porteuse vis-à-vis des stéréotypes et des assignations qui pèsent sur les femmes dans les champs littéraire, intellectuel et académique sont examinées dans un deuxième temps de cet article, qui propose des pistes pour comprendre la mise à l’écart des femmes de l’espace de la critique littéraire en général et de la production théorique en particulier.

La théorie littéraire et ses (re)définitions au cours du xixe siècle

8Plusieurs significations données au syntagme de théorie littéraire cohabitent dès le xviiie siècle, avant de se stabiliser au long du xixe et particulièrement dans son dernier tiers. Ce détour par la période précédant la Belle Époque permet d’observer trois conceptions de la théorie littéraire qui se dégagent du corpus de textes consultés6. Premièrement une conception personnalisée de la théorie, deuxièmement l’idée selon laquelle la théorie littéraire est identifiable à un domaine d’activité, troisièmement le fait d’envisager la théorie littéraire comme la possibilité d’une pensée systématique de la littérature. Si ces définitions peuvent coexister, elles se succèdent et se stabilisent jusqu’à ce que la conception de la théorie littéraire comme pensée de système s’impose dans l’espace de la critique littéraire, à la faveur de ses transformations structurelles et de celles que traverse plus spécifiquement, au même moment, le champ académique.

La théorie comme point de vue

9Le premier faisceau de significations renvoie à une conception personnalisée de la théorie. En effet, la théorie littéraire désigne couramment la doctrine esthétique d’un auteur ou d’une autrice, sans qu’elle ne se résume toutefois au fait d’avoir ou de promouvoir un style littéraire. Il s’agit ici d’avoir une théorie, c’est-à-dire un discours sur sa propre écriture en particulier et sur l’écriture en général. Ainsi de la théorie littéraire de L’abbé Batteux évoquée dans le Cours analytique de littérature générale de N.L. Lemercier en 1817, ou de la « théorie littéraire et morale » de Mme de Genlis mentionnée dans le Journal des débats politiques et littéraires en 1819. Il est admis, dans plusieurs textes, que les auteurs classiques de l’Antiquité ont une théorie littéraire. L’usage de l’expression renvoie, dans ce cas, à un mélange des notions de doctrine et de modèle littéraire. C’est le cas à propos de Tacite, dont les œuvres rassemblées mentionnent qu’il « usa de son autorité politique pour faire adopter sa théorie littéraire » (p. 406), mais aussi de Platon évoqué sous la plume de Victor Faguet en 1856 (p. 14) ainsi que d’Aristote, dont Thomas-Henri Martin commente en 1836 le traité de la Poétique pour affirmer que « nous devons le considérer sous un double rapport, comme théorie littéraire, et comme monument historique. » (p. 80) Sainte-Beuve, qui utilise l’expression à plusieurs reprises dans les essais qui composent Port-Royal, mentionne dans le même sens « la théorie littéraire de Fontanes » dans ses Critiques et portraits littéraires (1836-1841, p. 301).

10La théorie littéraire d’un auteur recouvre potentiellement, par extension, sa vision du genre littéraire dans lequel il s’inscrit. L’appareil critique des Contes fantastiques de Charles Nodier évoque ainsi « cette brillante théorie littéraire, la plus complète et sans aucun doute la plus élevée qu’on ait donnée de notre temps sur la littérature fantastique. » (1855, p. 13) Signe que cette conception hautement personnalisée de la théorie littéraire tend à s’appliquer plus systématiquement à des auteurs consacrés, l’expression de théorie littéraire est notamment appliquée à plusieurs reprises à la préface de Cromwell de Victor Hugo. On la trouve dans divers ouvrages et articles de presse – comme dans L’Émancipation du 1er mars 1871 par exemple, où un article affirme que la préface « exportait toute une nouvelle théorie littéraire ». La présence de l’expression dans l’entrée « Cromwell » du Larousse explique au moins en partie sa diffusion au sujet de ce texte et celle de cet emploi spécifique, à la fois analytique et normatif. Elle indique en effet, dès la deuxième moitié du xixe, que la pièce est un « grand drame historique, précédé d’une préface restée célèbre comme théorie littéraire par Victor Hugo. » (Larousse, 1874, p. 204)

11Cette conception de la théorie littéraire peut être identifiée comme la mise en discours d’un point de vue sur la littérature ou comme une forme de parti pris littéraire. Elle ne s’applique cependant pas uniquement à des individus et vaut également pour des textes, considérés comme pouvant être porteurs d’une théorie littéraire. Jules de Saint-Félix réfléchit ainsi, dans son ouvrage consacré à Louise d’Avaray, au rôle des préfaces dans la transmission de l’esthétique des textes qu’elles introduisent. Il attribue la théorie aux textes eux-mêmes en demandant « Mais encore une fois, un roman a-t-il besoin de donner d’avance le dernier mot de sa pensée philosophique ou de sa théorie littéraire ? » (1844, p. xiii-xiv). Dans cette perspective, l’expression de théorie littéraire apparaît également régulièrement comme un synonyme d’école, de mouvement, d’approche de la littérature – le naturalisme est ainsi présenté dans plusieurs textes comme la théorie littéraire d’Émile Zola, de même que le classicisme, le romantisme et le réalisme figurent au rang des « grandes théories littéraires » dans certains ouvrages (N.S, 1901, p. 519). Au sein de ce premier faisceau de significations qui tendent à personnaliser, situer ou localiser la théorie littéraire, il arrive également que l’expression renvoie à une tradition littéraire nationale. C’est le cas sous la plume de Mme de Staël par exemple, lorsqu’elle écrit dans De l’Allemagne :

La théorie littéraire des Allemands diffère de toutes les autres, en ce qu’elle n’assujettit point les écrivains à des usages ni à des restrictions tyranniques. C’est une théorie toute créatrice, c’est une philosophie des beaux-arts qui, loin de les contraindre, cherche, comme Prométhée, à dérober le feu du ciel pour en faire don aux poètes. Homère, Le Dante, Shakespeare, me dira-t-on, savent-ils rien de tout cela ? Ont-ils eu besoin de cette métaphysique pour être de grands écrivains ? Sans doute la nature n’a point attendu la philosophie, ce qui se réduit à dire que le fait a précédé l’observation du fait ; mais puisque nous sommes arrivés à l’époque des théories, ne faut-il pas au moins se garder de celles qui peuvent étouffer le talent ? (t. 3, 1814, p. 137)

12Si le début du xixe siècle apparaît à ses yeux comme « l’époque des théories », on ne peut s’empêcher de lire également, dans la valorisation de ce qu’elle qualifie de théorie littéraire allemande, une forme de discrédit des discours théoriques. Contraignants et pesants pour les « poètes », ceux-ci n’auraient pas besoin de « cette métaphysique ». En effet, désigner des écrits comme « théoriques » a parfois une signification péjorative – qu’elle renvoie à la lourdeur pointée par De Staël ou qu’elle serve à valoriser, par opposition, les approches sensibles ou spontanéistes de la création littéraire. Dans le contexte de l’émergence du paradigme de l’originalité, porté par la conception romantique de la création, Abel-François Villemain écrit ainsi à propos de Lord Byron en 1846 que « son innovation était toute dans l’originalité de ses impressions et de sa physionomie, et non dans une théorie littéraire. » (p. 383) La valorisation de la création littéraire s’inscrit ici contre l’approche théorique de la littérature. Dans la presse, on trouve par ailleurs des occurrences de l’expression pour désigner ou moquer ce qui apparaît comme d’incompréhensibles élucubrations individuelles : un compte rendu des Saynètes de Paul Foucher s’autorise ainsi une remarque à propos de la préface signée par l’auteur, dans laquelle il décrit sa démarche, pour demander « Si vous comprenez quelque chose à cette théorie littéraire, je vous prierais de m’en faire part. » (N.S., 1831, p. 3) Cette conception personnalisée, localisée ou située de la théorie littéraire en fait presque un équivalent du point de vue. Elle s’oppose à celle, plus proche de la signification contemporaine, qui fait de la théorie littéraire un domaine d’activité.

Quand dire, c’est faire : la théorie comme pratique

13Un deuxième faisceau de significations envisage la théorie littéraire comme un domaine d’activité. Ce sens est proche de celui de la critique littéraire sans que les deux se confondent pour autant, le terme de critique étant réservé à la presse ou aux travaux académiques. Il s’agit cette fois de faire de la théorie. Le syntagme semble en effet convoqué en ce sens de manière privilégiée lorsqu’il s’agit d’auteurs consacrés ou faisant a minima l’objet d’une forme de reconnaissance dans les espaces littéraires. Dans ce cas de figure, la théorie désigne moins l’esthétique propre à ces auteurs que le fait qu’ils pratiquent la théorie littéraire, c’est-à-dire qu’ils écrivent sur la littérature. La Revue de Paris évoque ainsi en 1829 la possibilité de lire « quelque belle et vive théorie littéraire développée avec l’esprit et le charme de M. Benjamin Constant » (Janin, 1829, p. 36), quand dès la fin du xviiie siècle on lisait dans L’année littéraire que Voltaire pouvait être « excessivement timide dans tout ce qu’il a écrit en fait de théorie littéraire. » (Mercier, 1776, p. 167) Plus largement, la discussion littéraire est parfois présentée comme relevant de la théorie littéraire. En 1864, le journal Le Temps mentionne ainsi, à propos d’un ouvrage de M.A. Sayous, sa volonté de « signaler un problème utile de théorie littéraire dont il n’ait donné la solution rapide. » (Morel, 1864) Dans le même sens, une vingtaine d’années plus tôt c’est dans les Causeries et méditations historiques et littéraires de Charles Magnin que celui-ci regrette, à propos de la réception de Victor Hugo à l’Académie Française, qu’ « aucune question de théorie littéraire n’a été posée, aucun problème n’a été débattu. Napoléon, à qui personne pourtant ne succédait, Mirabeau et Danton, Malesherbes et Sieyès, voilà les seuls noms qui aient été sérieusement discutés. » (Magnin, 1843, p. 368)

14Enfin, plus près de la fin du siècle, le Dictionnaire universel des littératures de Gustave Vapereau répertorie des références sur la théorie littéraire comme domaine d’activité. Elles sont associées aux notices « Critique » et « Goût » et rapprochées des articles « consacrés aux divers genres de la littérature. » (Vapereau, 1876, p. 1260) En 1905, L’Écho de France revient sur le programme de la Société de textes français modernes, fondée en réaction à la Société des textes anciens. Gustave Lanson, alors professeur d’éloquence à la Faculté des lettres de Paris, est à la tête de cette nouvelle Société, qui entend donner accès à la littérature moderne et en particulier « aux grands auteurs, aux textes importants, aux ouvrages qui, n’étant plus inscrits aujourd’hui dans la liste assez arbitrairement établie des chefs-d’œuvre, demeurent considérables pour le critique ou l’historien par le succès ou l’influence qu’ils ont eu. » Le programme de la Société fait état, en ce début du xxe siècle, de l’existence d’une théorie littéraire qu’il faudrait remettre à disposition du « public » d’une part, et qui serait séparée de la création littéraire d’autre part. Cette théorie littéraire, envisagée comme un regard d’ensemble sur la littérature et sur ses fonctionnements, est le fait d’un corps de spécialistes, les « théoriciens » :

Les œuvres des théoriciens de la littérature se sont pour la plupart enfoncées dans l’oubli, et cela se conçoit : le public exige que cet article soit incessamment renouvelé, que la production se règle incessamment sur sa disposition et son goût, et qu’on lui construise à chaque moment la théorie de son plaisir. Sans exagérer l’influence de la théorie littéraire sur la création littéraire, il y a toujours profit à regarder comment les gens d’une époque expliquent ou justifient ce qu’ils font ou demandent. (Écho de France, 1905)

15Dans cette perspective, la théorie littéraire est une activité spécifique, et relève autant de l’explication que de la justification des choix et des pratiques littéraires. C’est au sein de ce deuxième faisceau de significations que l’on trouve un autre emploi, similaire, de l’expression de théorie littéraire utilisée comme synonyme ou corollaire de l’éloquence et de la rhétorique – au moment même où ces deux pratiques reculent dans les études littéraires, jusqu’à ce que leur défense s’apparente à « un combat d’arrière-garde » (Bompaire-Évesque, 2003, p. 393). Les occurrences qui témoignent de cet usage renvoient à la théorie envisagée comme un système de règles pour la création littéraire, voire comme la matrice de modèles littéraires possiblement reproductibles. Ainsi d’un article du Globe en 1825, qui évoque la composition poétique comme un travail présidé « par une pensée, non pas même morale, non pas philosophique, mais de pure et simple rhétorique », affirmant ensuite qu’« on crée dans le but de faire triompher une théorie littéraire » (N. S., 26 mars 1825, p. 428-429) ou de s’en affranchir. La théorie se présente ici comme un cadre pour la création littéraire, de nouveau à la fois analytique et normatif. La continuité entre éloquence, rhétorique et théorie littéraire se vérifie dans plusieurs exemples, dont celui d’un article du Temps du 10 janvier 1889, qui évoque « des règles de théorie littéraire […] qui affirment que la véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut et à ne dire que ce qu’il faut. »

Théories d’ensemble : la théorie comme pensée de système

16Le troisième faisceau de significations données à la théorie littéraire dès le xixe siècle revient à considérer la théorie comme la possibilité d’une pensée systématique de la littérature, de ses formes, de ses modèles et de ses évolutions. Le mot de système, employé tantôt positivement tantôt négativement, est régulièrement accolé à l’expression de théorie littéraire. Un rapport de la Société des sciences, agriculture et arts du Bas-Rhin ironise ainsi en 1819 sur le fait que « Dans les jours de grave maturité où nous vivons, s’il était permis à des sociétés savantes d’agiter encore dans leur sein les interminables discussions de systèmes et de théorie littéraire, quelle bonne fortune pour leurs stériles séances que la querelle des deux écoles du romantisme et du classicisme ! » (p. 24) Quelques années plus tard, la théorie littéraire est convoquée dans un cadre universitaire pour évoquer la possibilité d’un classement des œuvres littéraires, attestant de son pouvoir à la fois didactique et d’ordonnancement. En situant son analyse littéraire dans une démarche naturaliste, l’auteur du texte affirme que « s’il est nécessaire, en essayant d’établir une théorie littéraire, de classer en ordre systématique les chefs-d’œuvre du génie, il faut prendre nos divisions dans la nature des sentiments de l’homme. » (Rzewuski, 1824, p. 3) La théorie envisagée comme une manière de saisir un système littéraire fait par ailleurs écho à la philosophie et au regard surplombant qu’elle autorise. En outre, la théorie offre la possibilité d’associer cette démarche à un geste scientifique, se voulant neutre, qui monterait en généralité après un examen « impartial » des pratiques et des opinions littéraires. Augustin Théry affirme ainsi dans De l’esprit et de la critique littéraire chez les peuples anciens et modernes, la nécessité d’effectuer une étude internationale pour saisir l’ampleur et la qualité des littératures nationales. Cette vision de la théorie est cependant soumise à l’impératif de la reconnaissance littéraire, puisque seules les littératures les plus légitimes lui semblent pertinentes à inclure dans l’enquête :

Il nous a été impossible de recueillir, sur toutes les opinions littéraires de toutes les parties de l’Europe, depuis le dix-septième siècle, des documents aussi complets que nous l’aurions désiré. Mais, ce qui peut nous en faire moins regretter l’absence, c’est que les littératures dont nous connaissons peu les monuments paraissent, ou fort incomplètes, ou agrégées par l’imitation à des littératures mieux connues. Leur action nationale est peu de chose, leur influence extérieure est nulle. Elles ne fourniraient guère de matériaux à l’observation philosophique, et surtout contribueraient peu à nous faire atteindre le but principal de cet ouvrage, l’établissement d’une légitime théorie littéraire, fondée sur la critique impartiale des opinions qui, toujours et partout, se sont partagé les esprits. (Théry, 1832, p. 290)

17La pensée de système ne s’extrait donc pas des hiérarchies symboliques de la littérature, et n’exclut pas nécessairement le jugement de goût ou de qualité. C’est pourtant une question posée à plusieurs reprises dans les textes qui interrogent la nécessité d’élaborer une théorie littéraire. Cette tension se présente sous plusieurs formes. Au-delà de la question de la prise en compte des œuvres littéraires les plus consacrées, elle apparaît notamment dans les interrogations autour de la possibilité de faire théorie à partir d’un style particulier, c’est-à-dire la capacité d’une pratique littéraire à être généralisée. Ainsi d’un commentaire des œuvres de Walter Scott en 1828, qui se félicite de sa « merveilleuse aptitude à saisir les caractères extérieurs d’un homme ou d’une époque », tout en s’interrogeant sur ses disciples et en se demandant du même coup s’il était « besoin de faire de la nature particulière de son esprit la base de toute une théorie littéraire » (N. S., 1828, p. 318). Quelques années plus tard, c’est par exemple sous la plume de Pierre Abraham Jonain, dans son Essai de grammaire universelle, que l’on trouve une présentation claire de la théorie littéraire comme système de classement. Selon lui, « La Théorie littéraire distingue trois Genres, dont chacun a ses convenances propres, et qu’il n’est bon de n’étudier que successivement. Ce sont les genres : didactique ou scientifique, oratoire, poétique. » (1858) Plus encore que la volonté de penser systématiquement la littérature, la théorie littéraire incarne, au fur et à mesure du xixe siècle et de l’avancée des discours soulignant l’importance d’importer des méthodes scientifiques dans les humanités classiques, la possibilité de comprendre et/ou d’établir des lois de la littérature, à la manière de C. Courrière qui évoque dans son Histoire de la littérature contemporaine en Russie « non pas seulement une théorie littéraire mais une théorie sociale. » C’est cette idée de la théorie littéraire comme pensée systématique de la littérature que l’on trouve également, au cours du xixe siècle et jusqu’au début du xxe, dans plusieurs mentions de l’expression de théorie littéraire au sein du cadre universitaire. Si l’expression se substitue parfois au terme de rhétorique, elle apparait plus détachée de la question de l’art d’écrire et semble englober également la construction d’un regard d’ensemble sur la littérature. Au début du xixe siècle, une notice des travaux de la classe des Beaux-arts de l’institut impérial de France mentionne ainsi que c’est « la Classe de la Langue et de la Littérature Française » qui est « juge compétente de la théorie littéraire » (Courrière, 1875, p. 406). La Grammaire normale des examens de 1867 (Lévi Alvarès, Kardec, 1867) évoque quant à elle une épreuve composée de « questions sur la théorie littéraire », quand la Revue des cours et des conférences de 1901 propose une composition portant sur les approches comparatistes dont le sujet de l’épreuve questionne la nature même de la théorie littéraire, en affirmant qu’ « il n’y a pas une grande théorie littéraire – classicisme, romantisme ou réalisme – dont on puisse faire le tour en ne lisant que les livres d’une seule nation. »

18Enfin, on observe également dans la progression au long du xixe siècle un dernier type d’occurrence du syntagme de théorie littéraire. Indicateur d’un prestige croissant de la théorie, il consiste à considérer que seuls certains écrits sur la littérature peuvent se hisser au niveau de la théorie – y être, littéralement, « élevés ». En 1845, c’est par exemple dans un ouvrage intitulé Les hommes célèbres de l’Italie, que l’on trouve l’affirmation selon laquelle « Il est curieux de voir les écrivains qui ont préparé la renaissance, faire ainsi, à leur insu peut-être, le mélange des deux civilisations, que M. de Chateaubriand a, de nos jours, élevé à l’état de théorie littéraire » (Didier, Fortoul, Legouvé et al., 1845, p. 206). À la même période, La Revue indépendante évoque, à propos d’un critique littéraire, la question d’un « axiome qu’il a la prétention d’élever à la hauteur d’une théorie littéraire. » La qualification de théorie littéraire, en ce sens, apparaît bien comme la reconnaissance d’un capital symbolique au sein de l’espace de la critique littéraire, au rang duquel seuls certains individus, certaines approches critiques ou démarches créatrices peuvent prétendre à être élevés – qu’il s’agisse de la théorie envisagée comme un point de vue, comme un domaine d’activité ou comme une pensée systématique de la littérature.

Des femmes dans l’espace de la critique littéraire

19La distinction de certains discours sur la littérature par la qualification théorique fait écho aux systèmes de reconnaissance propres aux champs de production culturelle en général, et au fonctionnement des champs littéraire, académique et intellectuel en particulier. Au sein de ces derniers, les prises de position des individus retraduisent les logiques sociales au principe des dynamiques internes à ces espaces (Bourdieu, 1992). Seul un éclairage sur les conditions matérielles et sociales d’existence des discours théoriques sur la littérature permet d’en saisir pleinement l’ampleur et la signification. Les reconfigurations de l’espace de la critique littéraire d’une part, et la manière dont les femmes y sont marginalisées d’autre part permettent de saisir leur rapport, en tant que groupe social, à la catégorie de théorie littéraire.

20La fin du xixe siècle se présente comme un moment de reconfiguration de l’espace de la critique littéraire, tiraillé entre les trois champs au carrefour desquels il se situe : le champ littéraire, le champ intellectuel et le champ académique. Alors que le champ littéraire traverse la phase de son autonomisation relative, le champ intellectuel se structure à la fin du siècle autour de la conception de l’intellectuel comme figure de l’engagement pendant l’affaire Dreyfus (Charle, 1990). Le champ académique évolue quant à lui vers un modèle universitaire adossé à des impératifs de scientisation qui s’incarnent au sein des sciences humaines par l’adoption du paradigme historique. Plus spécifiquement dans les études littéraires, c’est la montée en puissance de l’histoire littéraire, portée par Gustave Lanson, qui caractérise ce mouvement. S’il marque une transformation des discours critiques, ce mouvement est aussi un indicateur de la transformation des discours sur la critique : il ne s’agit plus seulement d’exercer la critique littéraire mais d’en défendre une vision, en se positionnant sur la nature du travail critique et de ses enjeux.

Le pôle académique de l’espace de la critique littéraire : frontières de genre

21C’est dans ce contexte – celui d’une multiplication des critiques et de la nécessité, face à ces transformations, de se faire une place et de se distinguer de ses pairs – que les réflexions sur le travail critique et le travail théorique en littérature se déploient pendant le dernier tiers du xixe siècle et le début du xxe. En devenant objet de discours et progressivement objet d’étude, la critique et ses enjeux à la fois intellectuels et professionnels viennent également combler le vide suscité par l’abandon du paradigme rhétorique dans les études littéraires. Il faut, semble-t-il, mettre de l’ordre dans la critique. Ainsi de Ferdinand Brunetière appelant à la nécessité d’établir une « théorie de la critique » et de la parution d’ouvrages proposant de reconnaître, classer et différencier les approches critiques. Dans ce cadre, penser la théorie littéraire permet de reformuler des questions propres à la place et au rôle de la rhétorique dans les études littéraires. En témoigne encore Brunetière qui propose en 1881, dans son programme pour l’enseignement de la littérature dans les facultés de lettres, d’intégrer la rhétorique à l’histoire de la langue afin qu’elle cesse d’être uniquement considérée comme un modèle intemporel pour « l’art d’écrire »7 et fasse l’objet d’études sur son évolution. Les discussions et les débats sur la frontière entre critique et théorie, tels qu’ils se présentent à la fin du xixe, peuvent ainsi être saisis comme une mise à distance de l’exercice quotidien de la critique littéraire en tant que jugement de goût, au profit d’un regard analytique sur la littérature et ses catégories. Le champ littéraire et ses modalités de consécration sont gouvernés par plusieurs valeurs qui se réclament de formes d’universalité esthétique et s’opposent, dès lors, aux assignations qui pèsent sur les femmes et à la manière dont elles sont renvoyées à leur sexe : le mythe du génie, le paradigme du créateur incréé, mais aussi dans une certaine mesure la mise en avant des valeurs d’originalité et d’invention, incompatibles avec le fait que les femmes sont perçues comme les reproductrices de modèles esthétiques et non comme des créatrices. Le poids du canon littéraire national, entièrement masculin, s’ajoute à ces facteurs qui tendent à exclure les femmes de la reconnaissance littéraire.

22Du côté du champ académique, les femmes ne semblent pas, en cette fin de siècle, pouvoir rattraper le coche de la critique et de la théorie littéraire. Nous avons vu plus haut que cette dernière était couramment rattachée à la philosophie, discipline de la théorisation par excellence, dont l’enseignement est exclu des parcours scolaires féminins (Bonnet, 2022). Lorsque la loi Sée ouvre, en 1980, l’enseignement secondaire aux filles, elle le limite à des savoirs qui ont vocation à préparer les femmes à être de bonnes épouses et de bonnes mères au foyer, tout en leur refusant l’autonomie politique et intellectuelle, ainsi que l’a mis en lumière le travail d’Annabelle Bonnet. L’ouverture de l’enseignement secondaire aux femmes et leur accès aux études supérieures, par ailleurs réservées à des élites sociales, n’a donc pas pour corollaire leur accès aux disciplines prestigieuses et aux pratiques intellectuelles les plus légitimes. C’est en 1913 qu’est soutenue pour la première fois par une femme une thèse en philosophie à la Sorbonne. Il s’agit de la roumaine Alice Steriad, qui ouvre la voie à d’autres dont Léontine Zanta, docteure en philosophie l’année suivante. La théorisation se présente du même coup comme une activité masculine dans sa dimension concrète autant que sur le plan des valeurs qu’elle tend à mettre en avant.

23Ce constat rejoint celui fait par Clémence Cardon-Quint au sujet de la féminisation des études littéraires dans le supérieur au début du xxe siècle. Le développement de ces filières et l’émergence du groupe professionnel des professeurs de français lui permet d’observer que la présence massive des femmes dans les cursus littéraires n’entraîne pas leur présence dans la recherche ni aux postes les plus prestigieux. Celles-ci se tournent principalement vers l’enseignement, tandis que les hommes investissent la dimension plus spéculative de la discipline. Cette exclusion des femmes des hautes sphères des arènes académiques, et par extension de la critique littéraire en tant qu’elle est en partie issue de cet espace dans lequel elle se professionnalise et voit ses catégories se formaliser, se vérifie également dans l’enquête effectuée par Christophe Charle sur l’organisation et le recrutement universitaire entre 1870 et la première moitié du vingtième siècle. En étudiant les rejets systématiques dans les recrutements, à commencer par ceux des candidats étrangers et des femmes, il répertorie « quels sont les stigmates “naturels” insurmontables parce qu’ils contreviennent au double rôle de détenteurs du pouvoir temporel et intellectuel sur leurs disciplines que s’assignent les littéraires de la Sorbonne. » (Charle, 1994, p. 212) Parmi ces stigmates, « le plus évident » est constitué par l’origine nationale », le stigmate « manipulable » est celui de l’âge, le plus censuré concerne « les attitudes politiques ou religieuses non conformes à l’orthodoxie dominante », tandis que celui du sexe constitue un stigmate « avouable mais uniquement sous une forme euphémisée » (ibid.). Les femmes sont donc écartées de la « position de pouvoir culturel » que constitue l’enseignement à la Sorbonne jusqu’en 1939, retardant de fait leur accès aux espaces les plus légitimes de la critique littéraire et, du même coup, aux publications et aux espaces de débat qui leur sont afférents. Charle note par ailleurs que cette chronologie et les motifs de l’exclusion des femmes sont propres à l’éthos littéraire dominant, dans la mesure où les facultés de sciences recrutent des femmes avant cette date d’une part, et parce que la culture littéraire renvoie à des formes de représentation de la culture nationale d’autre part. Dans un contexte où le pôle académique de la critique littéraire se renforce et prend une place notable au sein des pensées de la littérature et de ses formes de théorisation possible, la production théorique des femmes apparaît donc marginalisée sous plusieurs rapports.

Le genre des discours sur la littérature

24Les travaux de recherche portant sur les femmes en littérature ont mis en lumière la manière dont celles-ci étaient marginalisées au sein du champ littéraire. La plupart de ces travaux, à l’image de la majorité des recherches en littérature (Alexandre, Collot, Guérin, Murat, 2004), ne s’intéressent pas ou très peu à la condition de critique mais privilégient au contraire les réflexions sur le rapport à l’auctorialité, instance privilégiée de visibilité et de légitimité dans les espaces littéraires. Ainsi, il s’agit le plus souvent de montrer comment fut refusé aux femmes le statut d’autrice, ou simplement la légitimité d’écrire. Le travail pionnier de Christine Planté a ainsi exposé de quelle manière le mépris des « bas-bleus » s’est ancré dans un continuum qui allait jusqu’à refuser aux femmes leur capacité d’exister « comme individus, comme écrivains à part entière, et comme sujets. » (Planté, 2015, p. 18) L’exclusion des autrices du champ littéraire, ainsi que le montrent ces travaux, est autant le produit de la rhétorique maniée par leurs pairs écrivains que celle de la critique. Lorsque celle-ci était pratiquée par des femmes, comme le montre l’exemple de Rachilde examiné par Amélie Auzoux, Camille Koskas et Élisabeth Russo, elle se déployait le plus souvent dans un mélange de « conciliation et de contestation »8 (2022, p. 38). Les femmes critiques ne pouvaient se soustraire à la norme esthétique et sociale qui valorisait les hommes de lettres et renvoyaient la littérature écrite par des femmes à leur « féminité » et du même coup à des stéréotypes délégitimants, et ce bien que certaines – à commencer par Rachilde elle-même – aient régulièrement mis en avant des textes écrits par des femmes. Cependant, comme l’a montré le travail d’Adrianna Paliyenko, la marginalisation des femmes dans le champ littéraire n’est pas uniquement le produit de stratégies rhétoriques ni d’une simple lutte des places au sein du champ littéraire, puisqu’elle ne s’est pas limitée à leur refuser le statut d’autrice ou à dénigrer leurs écrits. L’exclusion des femmes s’est également faite de manière très rationnelle, sur la base d’arguments dont certains se réclamaient de la biologie, de la physiologie ou de la psychologie naissantes pour affirmer le caractère dangereux de l’activité intellectuelle pour les femmes, leur santé et leur capacité à procréer (Paliyenko, 2020).

25Au-delà de la production littéraire, c’est donc bien de l’activité intellectuelle dans son ensemble dont on tentait de dissuader les femmes, leur refusant également l’exercice du travail critique – associé au rôle de gardien du temple – ou de la réflexion para-littéraire. Les travaux de recherche portant sur les revues de la fin du xixe et du début du xxe siècle permettent également de prendre la mesure de la difficulté pour les femmes de s’insérer dans le champ intellectuel et dans le champ littéraire. La critique, déployée principalement dans la presse littéraire, pourrait apparaître comme une porte d’entrée privilégiée dans le champ littéraire pour les femmes. Historiquement, les revues apparaissent en effet comme un outil et un espace privilégié de travail collectif et d’identification pour les femmes dans les espaces de la littérature. Cependant, la revue comme outil féministe a longtemps fait écran, dans l’historiographie de la période, sur une réalité : la féminisation des revues littéraires n’était que très relative. Les femmes y étaient pour la plupart assignées à certaines rubriques ou à certains sujets « féminins » et, dans les périodiques auxquels elles collaboraient, elles se sont montrées plus promptes à investir le terrain du journalisme que celui de la critique littéraire (Thérenty, 2019). Là encore cependant, le prisme du genre force à observer le caractère mouvant de la séparation des activités intellectuelles et professionnelles puisqu’on aurait tort de voir ce constat comme un désinvestissement de la littérature. En effet, ainsi que l’ont notamment montré les travaux de Marie-Ève Thérenty, les femmes doivent notamment leur montée en puissance journalistique au début du xxe siècle à leur maîtrise de procédés littéraires d’autant plus valorisés que le modèle du journalisme « à la française » s’est historiquement établi sur la qualité littéraire des « plumes » journalistiques – là où le modèle étasunien s’est par exemple construit sur la valorisation de la force politique des articles de presse (Neveu, 2019). Le caractère hybride de l’insertion des « femmes de presse » dans le monde des journaux ne remet cependant pas en cause le constat principal établi par Amélie Auzoux, Camille Koskas et Élisabeth Russo (2022) : les revues restent un monopole masculin d’une part, et les revues féminines et féministes ne sont pas nécessairement focalisées sur la littérature d’autre part.

26Intermédiaires de la littérature, marginalisées en tant qu’autrices dans les espaces littéraires, renvoyées à l’exercice de la conversation ou à la figure de la salonnière, contraintes à des formes d’écriture hybrides ou forcées de se contorsionner pour mettre en avant des textes féminins sans pouvoir s’extraire du modèle dominant qui les écarte de toute forme de légitimité littéraire, les femmes dans les espaces littéraires de la fin du xixe et du début du xxe semblent forcées de composer avec des injonctions contradictoires et limitées dans leur exercice par une position toujours au carrefour – de différents espaces, pratiques ou discours. Dès lors, de la même manière qu’il est difficile de circonscrire l’activité critique dans son ensemble, au vu de son éclatement professionnel et de l’indéfinition dont elle fait l’objet, on voit bien qu’il est d’autant plus difficile de localiser la critique et la théorie produites par des femmes, dans la mesure où elles ne semblent disposer d’aucun espace dédié à cette activité. La définition de la théorie comme élaboration d’un système surplombant qui, idéalement, permettrait de suspendre le jugement littéraire, a pour corollaire l’exclusion des femmes de cette pratique, alors même qu’elles sont déjà marginalisées dans les espaces intellectuels. Renvoyées à leur condition « féminine », elles apparaissent du même coup mises à l’écart du geste de classement de la littérature qui caractérise le xixe siècle.